Description
13 janvier
Qu’est-ce que je cherche en pratiquant ces « extractions » de mes journaux pour une suite à L’Obstination du perce- neige ? Ai-je vraiment besoin de m’exposer une fois de plus ? Ne devrais-je pas, ainsi que je l’ai déjà exprimé à plusieurs reprises, diriger mon regard ailleurs ? Là où je ne suis pas ?
5 février
Suis en attente de légèreté. Celle de la « Sainte Ignorance » dont a parlé hier René de Obaldia dans une archive de l’INA. Douleurs de l’enfantement. Accoucher d’une ultime légèreté, celle de la fin de vie ?
4 mars
Etel Adnan: «Presque toutes mes croyances m’ont désertée. Je prends cela comme une sorte de délivrance et de toute façon, elles n’ont jamais été trop nombreuses. Nos maisons sont encombrées, nos esprits aussi, alors, un feu aussi dévastateur que possible pourrait bien purifier l’air, agrandir l’espace, faire place au silence. Année après année, nous ne faisons qu’amasser la poussière ».
Un abri dans l’ouvert Carnets 2018-2022
Par Patrick Corneau le 9 juillet 2025
Il faut lire les carnets de Françoise Ascal non comme des documents de vie, mais comme les marges vibrantes d’une œuvre poétique profondément unifiée, dont chaque fragment reconduit l’éthique d’un regard : voir ce qui, dans le monde, demeure inassignable, exposé, menacé – mais vivant.
Après L’obstination du perce-neige – Carnets 2012-2017 paru en 2020 et que j’avais beaucoup aimé, Un abri dans l’ouvertrassemble les notes d’un même journal poursuivi entre 2018 et 2022. Mais quelque chose a changé. Le second carnet s’écrit depuis un retrait plus nu, plus dur, plus urgent : celui qu’imposent la maladie, les épreuves hospitalières, la pandémie du coronavirus, les deuils, la perte irrévocable.Françoise Ascal ne fait pas de ces épreuves un « sujet ». Elle les laisse traverser la langue, affleurer dans les silences, dans les ruptures du rythme, dans les blancs de la page. La maladie, la souffrance (il vaudrait mieux dire « les » souffrances) n’est pas ici un thème, mais une condition d’écoute, un intensificateur d’attention. De même, le deuil – celui d’êtres aimés, de parents (frère, belle-sœur), proches amis ou compagnons de route poétique (Antoine Emaz) – devient matière d’écriture non par devoir de mémoire, mais parce qu’il ouvre une brèche dans la temporalité ordinaire pour y accueillir les tourbillons de l’existence où vie et mort se mêlent. Le carnet devient alors ce lieu paradoxal : abri fragile, certes, mais abri tout de même, où la parole résiste aux menaces de dissolution, où le sens de la forme dont « la force plastique a ses racines dans la justice » comme disait Hugo von Hofmannsthal, devient un rempart contre les forces de dissolution.
Le titre – Un abri dans l’ouvert – emprunté à Rilke via Roger Munier, désigne avec une justesse poignante ce que cherche ici l’écriture : un lieu de vie dans ce qui s’effondre. L’ouvert est ce dehors sans garde-fou, ce réel sans anesthésie ; l’abri est ce qu’on se construit malgré tout, dans la proximité d’une fleur, d’une prairie, d’un souvenir fondateur, d’un vers recopié. Car le carnet est aussi un tressage d’alliances : avec des paysages, des oiseaux, des morts, des poètes (Angelus Silesius, Rilke, Celan, Char, Jaccottet, Louise Glück, Antoine Emaz, François Jaqmin, Sylvie Germain, Henri Raynal), des philosophes (Lao-tseu, Lucrèce, Wittgenstein, Pierre Hadot) et des écrivains (Montaigne, Katherine Mansfield, Clarice Lispector, Erri de Luca), de la musique (Bach, Haendel, Schubert), de la peinture (Grünewald, Corot, Odilon Redon, Cuno Amiet, Rothko, Colette Deblé). Dans ce cénacle silencieux* (où dominent plutôt les figures de la fêlure), la poétesse inscrit son refus du désespoir : refus sans pathos, mais tissé d’humilité, de gratitude, et de lente obstination.
Ce qui frappe, dans cette prose fragmentaire, c’est sa retenue. Pas de lyrisme, pas d’aveu spectaculaire, pas de plainte – bref, pas de kitsch poétique. L’émotion circule autrement – dans les notations météorologiques, dans le tremblement des phrases suspendues, dans la manière de dire « je » sans s’imposer, dans le doute, le sentiment d’échec ; bref, les contradictions de la « conscience oscillante » chère à Jankélévitch. Le journal devient une forme éthique, un exercice de présence : résister à l’éclectisme dispersif, maintenir la rectitude d’une pensée dans l’épreuve du discontinu.
Et pourtant, malgré la maladie, malgré les morts, ce carnet ne cède jamais à l’accablement. Au contraire, quelque chose s’épure, se condense. Comme si, au bord de l’effacement, l’écriture atteignait un noyau d’intensité nue. La parole de Françoise Ascal – qui fut longtemps travailleuse sociale, proche du terrain sensible (« la pâte humaine » dixit Montaigne) et des plus vulnérables – garde cette vocation d’hospitalité : elle ouvre l’espace, elle recueille, elle transmet. Surtout, elle se nourrit incessamment de la chaleur d’une rencontre, d’un regard, d’une conversation. Le carnet est une chambre de résonance, où l’on apprend à habiter la perte sans se défaire de la vie. Un grand cahier Clairefontaine à petits carreaux est le lieu d’un exercice intérieur où, au plus secret, au plus intime du « moi profond » (Proust), se forge la signature d’un style autant qu’un cheminement vers l’accomplissement de soi (« une ultime légèreté, celle de la fin de vie« ). Le voyage se termine lorsque « l’exploration a été menée à son terme, jusqu’au point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage » écrit Francoise Ascal à la date du 7 août 2022. Que reste-t-il au bout du chemin ? « L’amour très rare, celui qui n’attend, n’exige rien. »
De 2012 à 2022, une métamorphose du sujet « Françoise Ascal » a eu lieu, une évolution-transformation (métanoïa) dont la condition nécessaire est la mort à soi-même, la mort-vie venue du dedans par laquelle l’être relativise, se désillusionne, se simplifie, se distancie pour s’unifier en une « ultime légèreté« , prédisposant à ce que l’autre mort, celle venue du dehors, « me prenne plantant mes choux et indifférent d’elle » comme le souhaitait Montaigne.« Ma dernière note sera pour la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à
portée de regard depuis ma table de travail. Elle a couvé deux œufs avec une constance admirable, s’est habituée à ma présence, supporte que je lui parle. Un pigeonneau sans plumes, balourd et maladroit est apparu, elle l’a nourri avec la même constance, j’ai pu voir le long cou se hisser pour rejoindre le bec de la nourricière – transfusion vitale de bec à bec, la vie passagère et tenace – jusqu’à ce jour où, séparément, ils se sont envolés. »
Avec Un abri dans l’ouvert, Françoise Ascal signe un livre de peu de mots, mais d’une rare densité spirituelle. Elle y poursuit, loin des feux médiatiques**, l’une des démarches poétiques les plus intègres de notre temps : une écriture de veille, de guet, de gratitude muette — qui tient debout face à l’irrémédiable, et fait du langage un lieu d’accueil, au bord de l’invisible.
Les individus dit-on, ne trouvent que dans d’autres individus leur signification la plus haute ; oserai-je dire que j’ai accédé à un peu de moi-même grâce à l’amical, fraternel et réconfortant compagnonnage des livres de Françoise Ascal ?
* Voici les citations faites par l’auteur relevées lors de ma lecture. Elles forment une constellation indicative de l’espace littéraire, poétique, philosophique et spirituel où se déploient la pensée et le regard de Françoise Ascal.
** Un véritable poète ne montre pas qu’il l’est car il sait qu’il l’est.Un abri dans l’ouvert – Carnets 2018-2022 de Françoise Ascal, lavis de Colette Deblé, éditions Al Manar, 2025 (20€). LRSP (livre reçu en service de presse).