Description
13 janvier
Qu’est-ce que je cherche en pratiquant ces « extractions » de mes journaux pour une suite à L’Obstination du perce- neige ? Ai-je vraiment besoin de m’exposer une fois de plus ? Ne devrais-je pas, ainsi que je l’ai déjà exprimé à plusieurs reprises, diriger mon regard ailleurs ? Là où je ne suis pas ?
5 février
Suis en attente de légèreté. Celle de la « Sainte Ignorance » dont a parlé hier René de Obaldia dans une archive de l’INA. Douleurs de l’enfantement. Accoucher d’une ultime légèreté, celle de la fin de vie ?
4 mars
Etel Adnan: «Presque toutes mes croyances m’ont désertée. Je prends cela comme une sorte de délivrance et de toute façon, elles n’ont jamais été trop nombreuses. Nos maisons sont encombrées, nos esprits aussi, alors, un feu aussi dévastateur que possible pourrait bien purifier l’air, agrandir l’espace, faire place au silence. Année après année, nous ne faisons qu’amasser la poussière ».
Un abri dans l’ouvert Carnets 2018-2022
ParPatrick Corneaule9 juillet 2025
Il faut lire les carnets de Françoise Ascal non comme des documents de vie, mais comme les marges vibrantes d’une œuvre poétique profondément unifiée, dont chaque fragment reconduit l’éthique d’un regard : voir ce qui, dans le monde, demeure inassignable, exposé, menacé – mais vivant.
AprèsL’obstination du perce-neige – Carnets 2012-2017paru en 2020 et quej’avais beaucoup aimé,Un abri dans l’ouvertrassemble les notes d’un même journal poursuivi entre 2018 et 2022. Mais quelque chose a changé. Le second carnet s’écrit depuis un retrait plus nu, plus dur, plus urgent : celui qu’imposent la maladie, les épreuves hospitalières, la pandémie du coronavirus, les deuils, la perte irrévocable.Françoise Ascal ne fait pas de ces épreuves un « sujet ». Elle les laisse traverser la langue, affleurer dans les silences, dans les ruptures du rythme, dans les blancs de la page. La maladie, la souffrance (il vaudrait mieux dire « les » souffrances) n’est pas ici un thème, mais une condition d’écoute, un intensificateur d’attention. De même, le deuil – celui d’êtres aimés, de parents (frère, belle-sœur), proches amis ou compagnons de route poétique (Antoine Emaz) – devient matière d’écriture non par devoir de mémoire, mais parce qu’il ouvre une brèche dans la temporalité ordinaire pour y accueillir les tourbillons de l’existence où vie et mort se mêlent. Le carnet devient alors ce lieu paradoxal : abri fragile, certes, mais abri tout de même, où la parole résiste aux menaces de dissolution, où le sens de la forme dont « la force plastique a ses racines dans la justice » comme disait Hugo von Hofmannsthal, devient un rempart contre les forces de dissolution.
Le titre –Un abri dans l’ouvert– emprunté à Rilke via Roger Munier, désigne avec une justesse poignante ce que cherche ici l’écriture : un lieu de vie dans ce qui s’effondre. L’ouvert est ce dehors sans garde-fou, ce réel sans anesthésie ; l’abri est ce qu’on se construit malgré tout, dans la proximité d’une fleur, d’une prairie, d’un souvenir fondateur, d’un vers recopié. Car le carnet est aussi un tressage d’alliances : avec des paysages, des oiseaux, des morts, des poètes (Angelus Silesius, Rilke, Celan, Char, Jaccottet, Louise Glück, Antoine Emaz, François Jaqmin, Sylvie Germain, Henri Raynal), des philosophes (Lao-tseu, Lucrèce, Wittgenstein, Pierre Hadot) et des écrivains (Montaigne, Katherine Mansfield, Clarice Lispector, Erri de Luca), de la musique (Bach, Haendel, Schubert), de la peinture (Grünewald,Corot, Odilon Redon, Cuno Amiet, Rothko, Colette Deblé). Dans ce cénacle silencieux* (où dominent plutôt les figures de la fêlure), la poétesse inscrit son refus du désespoir : refus sans pathos, mais tissé d’humilité, de gratitude, et de lente obstination.
Ce qui frappe, dans cette prose fragmentaire, c’est sa retenue. Pas de lyrisme, pas d’aveu spectaculaire, pas de plainte – bref, pas dekitschpoétique. L’émotion circule autrement – dans les notations météorologiques, dans le tremblement des phrases suspendues, dans la manière de dire « je » sans s’imposer, dans le doute, le sentiment d’échec ; bref, les contradictions de la « conscience oscillante » chère à Jankélévitch. Le journal devient une forme éthique, un exercice de présence : résister à l’éclectisme dispersif, maintenir la rectitude d’une pensée dans l’épreuve du discontinu.
Et pourtant, malgré la maladie, malgré les morts, ce carnet ne cède jamais à l’accablement. Au contraire, quelque chose s’épure, se condense. Comme si, au bord de l’effacement, l’écriture atteignait un noyau d’intensité nue. La parole de Françoise Ascal – qui fut longtemps travailleuse sociale, proche du terrain sensible (« la pâte humaine » dixit Montaigne) et des plus vulnérables – garde cette vocation d’hospitalité : elle ouvre l’espace, elle recueille, elle transmet. Surtout, elle se nourrit incessamment de la chaleur d’une rencontre, d’un regard, d’une conversation. Le carnet est une chambre de résonance, où l’on apprend à habiter la perte sans se défaire de la vie. Un grand cahier Clairefontaine à petits carreaux est le lieu d’un exercice intérieur où, au plus secret, au plus intime du « moi profond » (Proust), se forge la signature d’un style autant qu’un cheminement vers l’accomplissement de soi (« une ultime légèreté, celle de la fin de vie« ). Le voyage se termine lorsque « l’exploration a été menée à son terme, jusqu’au point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage » écrit Francoise Ascal à la date du 7 août 2022. Que reste-t-il au bout du chemin ? « L’amour très rare, celui qui n’attend, n’exige rien. »
De 2012 à 2022, une métamorphose du sujet « Françoise Ascal » a eu lieu, une évolution-transformation (métanoïa) dont la condition nécessaire est la mort à soi-même, la mort-vie venue du dedans par laquelle l’être relativise, se désillusionne, se simplifie, se distancie pour s’unifier en une « ultime légèreté« , prédisposant à ce que l’autre mort, celle venue du dehors, « me prenne plantant mes choux et indifférent d’elle » comme le souhaitait Montaigne.« Ma dernière note sera pour la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à
portée de regard depuis ma table de travail. Elle a couvé deux œufs avec une constance admirable, s’est habituée à ma présence, supporte que je lui parle. Un pigeonneau sans plumes, balourd et maladroit est apparu, elle l’a nourri avec la même constance, j’ai pu voir le long cou se hisser pour rejoindre le bec de la nourricière – transfusion vitale de bec à bec, la vie passagère et tenace – jusqu’à ce jour où, séparément, ils se sont envolés. »
AvecUn abri dans l’ouvert, Françoise Ascal signe un livre de peu de mots, mais d’une rare densité spirituelle. Elle y poursuit, loin des feux médiatiques**, l’une des démarches poétiques les plus intègres de notre temps : une écriture de veille, de guet, de gratitude muette — qui tient debout face à l’irrémédiable, et fait du langage un lieu d’accueil, au bord de l’invisible.
Les individus dit-on, ne trouvent que dans d’autres individus leur signification la plus haute ; oserai-je dire que j’ai accédé à un peu de moi-même grâce à l’amical, fraternel et réconfortant compagnonnage des livres de Françoise Ascal ?
* Voici lescitationsfaites par l’auteur relevées lors de ma lecture. Elles forment une constellation indicative de l’espace littéraire, poétique, philosophique et spirituel où se déploient la pensée et le regard de Françoise Ascal.
** Un véritable poète ne montre pas qu’il l’est car il sait qu’il l’est.Un abri dans l’ouvert – Carnets 2018-2022deFrançoise Ascal, lavis deColette Deblé, éditions Al Manar, 2025 (20€).LRSP (livre reçu en service de presse).
Un abri dans l’ouvert de Françoise Ascal
Ce nouvel ensemble de Françoise Ascal s’inscrit dans la suite de L’obstination du perce-neige, paru en 2020, chez le même éditeur, livre dans lequel étaient rassemblées les notes prises entre 2012 et 2017. On retrouve la voix claire et précise de celle dont l’œuvre tout entière (et d’abord poétique), façonnée par le matériau autobiographique, se nourrit de la présence des autres, des proches, des ami(e)s, des disparus, tout en étant reliée aux paysages qui la réconfortent, dans l’un ou l’autre de ses deux lieux de prédilection (ici, en Seine-et-Marne, le jardin, là-bas, en Haute-Saône, la prairie) et à sa soif de découvertes, de partages artistiques.
« Je ne cherche pas à faire » bouger la langue ». Je cherche sa plus grande précision. Je cherche à affûter le mot, qu’il tranche à vif dans le réel, qu’il le fasse saigner. Lame nue. Outil le plus simple, le plus universel. »Si la tonalité des notes (écrites à partir des lectures du moment, ou en rapport avec la lumière du jour, ou encore au sujet des projets à venir), se rapproche dans les premières pages de celle du précédent ouvrage, elle se fait néanmoins peu à peu plus tendue, plus grave. Son corps malade (des reins) ne lui laisse aucun répit. Le manque d’humanité qui règne dans les « usines à dialyses », où la machine dicte sa loi, n’arrange rien.
« Ne sais plus écrire. L’hémodialyse a sectionné la partie créatrice de moi-même. Ne suit » occupée » que par elle. »
Il lui faut puiser dans ses ressources intérieures, chercher et trouver l’équilibre, s’approcher de cette sensation de légèreté qu’elle espère et qu’elle réussit parfois à toucher en observant ses paysages familiers, où en s’immergeant dans des dossiers en cours d’écriture, l’un consacré à Katherine Mansfield, l’autre autour de l’œuvre d’Odilon Redon, ou en s’adonnant à des lectures passionnantes, de Hubert Lucot (« à l’affût du moindre pétillement dans le bus qu’il emprunte ») à Louise Gluck (« très fort, façon Emily Dickinson ») en passant par Montaigne (« je devrais toujours avoir un Montaigne avec moi »).
Malgré les doutes et les mauvaises nouvelles qui affluent, en ces années sombres où nombre de ses proches (dont son frère aîné) disparaissent, elle poursuit sa route, lâche parfois ses carnets, y revient régulièrement, se demande toutefois s’il ne vaudrait pas mieux en rester là.
« Beaucoup de censure dans ce journal », dit-elle.
Pas de plaintes et pas, non plus, de propos qui pourraient inciter ses lecteurs / lectrices à en formuler. Mais une belle retenue, une dignité sans faille.
Le 7 août 2022, elle prend la décision qui la taraudait depuis des mois. Elle met un point final à ses carnets. Elle les avait ouverts en hiver 1978-79. Fin d’une longue aventure.
« L’exploration a été menée à son terme, jusqu’à ce point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage ».
Sa dernière note sera pour « la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à portée de regard depuis ma table de travail. » On se dit que ce nid est aussi « un abri dans l’ouvert » même si ce n’est pas lui mais une citation de Roger Munier qui donne son titre au livre.
Un jour, le pigeonneau s’envole, la pigeonne aussi. Tous deux s’en vont prendre l’air et le large. Elle les accompagne du regard. Ils disparaissent dans le bleu du ciel. Elle referme son cahier. S’empare d’un plus petit carnet. N’en a pas fini avec l’écriture.
Françoise Ascal : Un abri dans l’ouvert, carnets 2018-2022, lavis de Colette Deblé, .
Jacques Josse
10 août 2025
Françoise Ascal, Un abri dans l’ouvert, Carnet 2018-2022, Al Manar, 2025.
Qui est donc Françoise Ascal, croisée quelques fois au Marché de la poésie et dans quelques poèmes ? Prendre ce carnet est un moyen de répondre à la question, de l’approcher et de la découvrir par ses lectures, des pans de son quotidien et, peut-être aussi, par son état d’âme. En l’écoutant vivre à travers son carnet, un dialogue muet, avec ses aller-retour, s’organise. Tiens, elle aussi a goûté le Tchouang Tseu de Billeter ? Et moi, que me reste-t-il de sa lecture (peut-être sa traduction du tao par le fonctionnement des choses) ? D’autres lectures ou des tableaux traversent son carnet : Mansfield, Corot, P. A. Jourdan, Montaigne, Quignard, Hadot, E.E Cumming, etc. Certains je les fréquente également, d’autres, il me tarde de faire quelques pas avec eux, d’autres encore je ne les connais même pas de noms.
Une vie simple règne et se laisse goûter : une mare gèle puis se couvre de quelques feuilles de nénuphars, un bonheur se répand à observer « B. » « planter, tailler avec tant de patience et de « conviction » » (p. 65). La vue des sapins la réjouit malgré leur maladie et leur coupe prochaine : « Mélodie si douce du vent dans quelques branches épargnées. J’ai aimé ces sapins comme des êtres. » (p. 29). Après leur coupe, elle constate avec surprise que « malgré leur absence, rien n’a changé de l’enchantement » (p. 74). Les années, les mois se succèdent. On est déjà en avril, devant la glycine au bord de fleurir. En mai, on déplore ces jours durant lesquels « il pleut, il fait froid, [et que] la maison est sombre » (p. 20). Si on relève une amertume légère à vivre loin de « l’aujourd’hui commun », on goûte avec Ascal le nom des plantes qu’elle nomme : prunus, jonquilles, primevères, ellébores, centaurées, boutons d’or, myosotis. On profite de son sens de l’observation de la nature, à peine troublé par les aléas d’un monde lointain (Covid, guerre d’Ukraine) : « Observé longtemps un très gros pic-vert, tête rouge sang, corps vert-jaune […] » (p. 132).
Une thématique trouble pourtant les eaux de cette vie simple et forte : la vieillesse et de la maladie. La première surprend car « on se dédouble, le corps va de son côté, l’esprit de l’autre » (p. 105) ; puis elle soulève « l’effroi suscité par la proximité de la mort » et nous impose cette vérité lapidaire : « On arrive en fin de vie démuni comme au premier jour. » (p. 18). La seconde, la maladie, plonge l’autrice dans la « dure confrontation aux réalités organiques » (p. 41) et la soumet au « fléchissement de l’ardeur » (p. 52). Le journal reflète alors les batailles menées dans les hôpitaux et les maisons de soins, avec leur flore et leur faune sans pareil. Il veut également ranimer le « désir de reprendre la main », et de « se rendre concret à ses propres yeux » (p. 16), mais sans jamais effacer la douceur qui colore les pages de ces carnets.
Entre une vie simple, et les deux épreuves qu’elle traverse, François Ascal témoigne qu’elle recherche une place : « Trouver sa place, son coin du monde, dira Bachelard » (p. 29), joliment illustré par le rappel de l’histoire de Boucle d’Or et les trois ours. « sa » place… Je crois qu’elle la trouvera du côté de l’amitié. En témoignent ses pages chaleureuses sur le lien qui l’unit à son frère, son sens de l’observation qui lui fait remarquer les efforts de l’autre, ou ce qu’elle écrit sur le Marché de la poésie dont elle rappelle qu’il est (aussi) un temps de l’amitié.
Pour conclure, je finirai sur quelques-unes des notations qui m’intriguent encore, livre refermé : « Je n’ai pas été à la hauteur de mes aspirations spirituelles ». Ou : « je remâche d’amères pensées » (p. 22). Ou :« côté « spiritualité » j’ai raté ma vie. J’étais bien partie mais tout a capoté sans que j’en comprenne les raisons. relâchement de l’exigence ? Manque de courage ? Maladie de l’âme, genre « acédie » ? » (p. 47). Peut-être, mais qui suis-je pour émettre une opinion, cela pourrait être d’avoir voulu « se porter soi-même à bout de bras » (p. 56), de n’avoir pas su épouser « une acceptation plus profonde, d’une autre nature » (p. 48), et donc, sans doute, de n’avoir su (?), voulu (?) avancer davantage dans les bois de la prière. À vrai dire, peu importe la ou les causes. Seul le témoignage compte. Voilà pourquoi je recommande cet Abri dans l’ouvert à quiconque souhaite s’écarter et approfondir le sens de sa propre existence. Il entendra alors Françoise Ascal lui chuchoter : « Pourtant, une invisible continuité court sous la peau, sous les pierres, du sans-pourquoi en forme d’ondes inondant le grand Tout, le rien, l’énigme autant que les mots inutiles. Reste l’amour ? L’amour très rare, celui qui n’attend, n’exige rien. » (p. 143).
Pierrick Le Masne de Clermont, in revue Recours au poème

Françoise Ascal, Un abri dans l’ouvert – Carnets 2018-2022, Al Manar, 2025, 145 pages, 20 euros
Il se trouve que j’ai ouvert au hasard, avant de les lire, ces carnets de Françoise Ascal, et que j’ai découvert ces deux phrases : « L’attention est ce qui pourrait me tenir lieu de religion. […] Attention qu’on peut dilater à l’infini. » C’est bien une qualité particulière d’attention qui forme, plus que jamais, le fil rouge de ce nouvel ensemble, paru à la suite d’autres extractions de son journal intime sous les titres suivants : Cendres vives (1980-1988), Le carré du ciel (1988-1996), La table de veille (1996-2001), Un bleu d’octobre (2001-2012) et L’obstination du perce-neige (2012-2017).
Ce nouveau titre, Un abri dans l’ouvert, est l’un des plus oxymoriques. Il est en partie emprunté à Roger Munier, cité en exergue du livre. Quant à la première page, elle débute par cette pensée d’un maître taoïste : « Se tenir assis dans l’oubli », auquel fait écho, plus loin, la formule d’Yves Bonnefoy à propos du haïku : « faire corps avec l’instant ». Tout ici se correspond étroitement : se tenir assis dans l’oubli, faire corps avec l’instant, c’est très précisément méditer. Et méditer en écrivant, comme le fait l’auteure, c’est exercer son attention, la plus vaste possible. Non pas une concentration qui susciterait une tension mais un sentiment de présence qui déborde le je qui écrit. Même si l’impuissance se dit aussi, Françoise Ascal persiste à noter, pour elle-même, des formules de sagesse, comme si elles pouvaient, par imprégnation, contribuer à dissoudre un moi qui persiste à encombrer l’espace.
Ces extraits de journal sont poignants. Il faut les lire vraiment, d’un bout à l’autre, en s’y plongeant, de toute son attention de lecteur, pour sentir, par-delà la sobriété de l’écriture, l’intensité de ce qui est vécu et plus encore la trajectoire remarquable qui s’y trace, du sentiment de confusion ou d’échec à la pointe fine de la perception – destination ultime du geste d’écrire.
Que racontent ces carnets ? Des chantiers de publication – avec des thèmes de prédilection comme la calligraphie monastique ou l’étrange légèreté de la peinture d’Odilon Redon -, des observations du quotidien, la contemplation de la neige ou d’une fleur précaire qui lui rappelle sa propre fragilité, des références artistiques (Courbet, Monet…) et musicales (Schubert, Bach…), de nombreuses lectures (Montaigne, Pierre Hadot…), les visites d’amis, la présence bienfaisante de ses proches (le journal est rythmé par les gestes du fidèle B., au jardin, qui sème et plante), le poids de son histoire familiale et la fréquentation assidue du jardin, de la mare où nagent les poissons – car nager, c’est faire « corps » avec « le monde de l’eau ». À l’autre extrémité de ce monde familier se dresse la puissance de « l’inhumain », à travers par exemple un reportage sur la guerre de Corée ou, plus tard, l’évocation de la guerre en Ukraine, et surtout la maladie, la sienne et celle de plusieurs de ses proches, la vieillesse et la fin de vie.
De ce livre m’ont frappée l’absolue sincérité et l’immense pudeur, laquelle est perceptible à travers les simples majuscules qui désigne ses plus proches et d’une manière générale la nudité de la langue, comme ici, pour raconter la mort du père : « Quittant sa main tiède, je descendais au jardin. Je me perdais dans les pétales d’iris. »
Mais sa plus grande force, à mon sens, réside dans la radicalité du voyage intérieur imposé par l’altération inexorable de la santé physique : « Suis enfermée dans un sac de peau brûlant. À l’intérieur c’est glacé. » En proie à une « angoisse-sangsue », désireuse de se libérer de la prison du corps souffrant, Françoise Ascal recherche donc un abri dans l’ouvert qui prend diverses formes : le précieux jardin, l’une ou l’autre de ses maisons (en Seine-et-Marne et en Haute-Saône) où tour à tour elle se ressource et accueille, le carnet qui recueille ses notes. Si « On écrit par défaut d’existence », l’écriture cherche à « reprendre la main », avec pour arme décisive une plume qui affûte la langue. Écrire le plus précisément possible arrache aux ruminations et offre une revanche sur d’autres mots, ceux qui objectivent et rapetissent, comme le vocabulaire de l’hôpital, pour qui le corps devient un objet. Cette langue qui abrite en ouvrant est des plus dépouillées, avec ses phrases nominales, ses verbes à l’infinitif et la rigueur de notations semblables à de petits coups de pinceau sur une toile de Courbet.
L’attention a ceci d’infiniment précieux qu’elle unifie le sujet qui écrit et harmonise son lien au monde réel, extérieur comme intérieur : « Suis en accord. » Le sujet grammatical de la première personne du singulier disparaît un instant et son « accord » n’a pas de complément. L’écrivaine cherche sans cesse à s’ajuster, afin d’élargir une vision sans concession (« Aujourd’hui, je porte un autre regard. »), de s’ancrer dans un réel débarrassé de l’inutile, à proximité des remises en question : « Je ne sais pas voir autre chose que ce que je vois – ou ai l’habitude de voir. » L’attention, c’est aussi la perception du minuscule, « comme la chute d’une feuille morte ». Elle oblige à la plus grande « humilité », à l’honnêteté la plus abrupte : « Le plus difficile : oser parler de mes nuits. La nuit je suis une autre. […] J’ai la peau rose d’une truie, je suis une truie, je suis au ras de mon animalité, je voudrais avoir une queue de scorpion pour me piquer mortellement. Ça ne peut plus durer mais ça dure […]. »
Mais l’attention peut être aussi heureuse, où surgissent des fulgurances venues de l’enfance : « On se sent belle avec cette touche de rouge qui rappelle la bouche fraîche, la bouche gourmande qui bientôt va mordre le bijou et faire couler le jus sucré. » Elle rend réceptif à l’amitié comme à la souffrance ou, par contraste, à l’amour – celui de « B. ». Il est ici question de « transformer souffrances et angoisses en objet d’écriture partageable », une « Matière qui touche tout le monde, trop rarement mise en mots ».
Du reste, l’attention, c’est aussi celle d’autrui, du public qui écoute ses lectures de poèmes, du personnel soignant, qui peut être admirable de « vigilance », voire faire preuve d’une « qualité d’attention rare ». Ce peut être une attention réciproque, dont témoigne le lien privilégié entre Françoise Ascal et son frère, qui souffre d’une maladie semblable. La mort n’est jamais loin, tout comme la non-vie : « Journée de délitement, de mort à l’œuvre sous ma peau. » « La journée a filé dans le rien. »
Mais cette attention-là, qui constate ce qui est en refusant de superposer à cette réalité toutes sortes de chimères subjectives, ne suffit pas encore. Le livre entier me paraît s’orienter vers l’émergence possible d’« une acceptation plus profonde, d’une autre nature. » Pour cela, il faudrait que le « je » s’efface : « Je ne disparais pas assez. Je l’ai toujours su. Le journal, de ce point de vue, est une entreprise contraire. » La maladie, en ce sens, représente une aide inattendue. Mais il y a deux manières d’éliminer le je… L’une est dérisoire et terriblement cruelle : « Prolongement de la reine-machine toute-puissante, [les vieux dialysés] sont au bout de la ligne, petite friture pourrissante bouche ouverte tandis qu’au dehors resplendit le printemps. » L’autre, au contraire, est profondément salutaire : « Il faudrait renoncer à toujours attendre un mieux. Faire avec les faits tels qu’ils sont. » « La vraie vie est partout tant qu’on est en vie. »
Il est un moment de bascule, dans ce journal, où cette « vraie vie » se laisse apprivoiser, à la faveur d’un changement de centre de soins, d’une structure plus petite, où le patient est « placé au centre » : « Oui, l’invisible respire et j’en capte le souffle. » La quête spirituelle, présente dès les toutes premières lignes, est favorisée par « la recherche du mot juste, par le dépouillement et la radicalité » : « Il m’appartient de réussir l’œuvre, employons ce grand mot, qui consiste à s’éveiller – au-dessus du jugement, du regret, de la peur, au-dessus de la petitesse ordinaire. » Cet éveil à une vision qui embrasse l’univers se vérifie ainsi : « L’érable dans mon champ de vision m’offre beaucoup plus que lui-même. Il modifie l’alentour. Il s’élance et redonne de la verticalité. […] Aujourd’hui tout se relie dans le temps étiré. » Est advenu le pressentiment d’un indicible déjà-connu, d’une source qui échappe à la mort et au temps : « Je crois avoir en moi un fond indestructible de « louange ». » « Naissance et mort au même lieu mental. Celui d’avant le langage. » « J’avance vers l’origine. » « Je cherche de l’« Amont ». » Remonter vers cet « Amont » par l’écriture, c’est se rendre présent à ce qui demeure et n’a ni contours, ni substance : « Rien n’a été accru par l’expérience de l’âge. »
Lorsque Françoise Ascal décide de mettre un terme définitif à ce journal qu’elle tient pourtant depuis 44 ans, elle le fait parce qu’elle sent que prolonger reviendrait à répéter ou ressasser et qu’elle a déjà frôlé l’essentiel qu’elle poursuit : « Oui, il y a encore du « oui » possible, de l’accord possible. De la présence qui irrigue le corps. […] / C’est presque énigmatique, la capacité de ce lieu à me porter au plus haut sentiment d’exister. » « Le pur est au cœur de l’impur. Au sens propre. Dedans. Inséparable. » Jusqu’à cette phrase décisive : « « Je » ne m’intéresse plus. »
Il faut lire ce journal, il faut entrer dans l’ouverture infinie de cet abri de mots où nous rencontrons, autant qu’une présence tout à la fois unique et universelle, une inaltérable source de vie. Oui, il faut lire ce livre orné, en couverture, d’un lavis de Colette Deblé, où s’esquisse une silhouette féminine et son ombre sur le sol, tout entière absorbée dans la teinte des transitions, des grands passages – le violet -, et d’un autre lavis, à la fin du livre, dont les couleurs s’animent, commencent à pétiller.
Sabine Dewulf, Terre à ciel, décembre 2025


