Description
Le livre
La Préface de Michel Deguy :
Un tour de Babel
Mon poème à la mort d’Abdelwahab paraissant en même temps que sa traduction en vingt langues par vingt traducteurs amis, il est contemporain. « Œuvre ouverte »… Meddeb l’aimerait. Et dans quel sens ce tour du monde en vingt jours ? La v.f. pour une fois est la v.o. Puis l’arabe, langue du « poète soufi » ; et à la fin pour fermer la ronde, en esperanto de naguère, langue morte et survivante, l’universel latin. La terre alphabétique tourne d’est en ouest, longitudinalement, de l’Europe à l’Inde, de l’anglais à celles du Soleil levant.
Originales ? Les versions le sont toutes. Certes, l’initiale scelle et cèle la lettre et le rythme d’un sens construit ; mais « faux-sens » et « contre-sens », coups de dés multipliant le hasard, augmentent les chances d’une lecture générative. La traduction donne ; donnant redonnant.
Je ne réservai pas la traduction.
La critique
Michel Deguy : Prose du suaire
PAR YVES BOUDIER
Méditerranéen, comme une mer au cœur des terres, comme la parole, la pensée et la voix désormais éteinte d’Abdelwahab Meddeb défiant les croyances, les mensonges philosophiques et politiques, le poème de Michel Deguy se décline en vingt langues, épitaphes vivantes en hommage à l’ami, au frère en poésie et culture. Prose de la présence du disparu, de la figuration dont le suaire a pour mission de porter la trace, cet hymne aux reliques de « notre Histoire non sainte » s’inscrit dans une liturgie de l’adieu pour que la mémoire partagée n’entre pas dans le silence. Un « tour » de Babel en vingt poèmes pour conjurer l’exode, la dispersion, une véritable transsubstantiation en langues, Prose du suaire appartient à ces livres imprévus dont seule la mort, elle prévisible, donne la force de les écrire, plus encore de les lire comme une tresse de traductions où l’original disparaît pour céder sa place à l’autre, ainsi multiplié, depuis l’arabe du poète en soufi jusqu’à l’universel latin, langue morte mais survivante. Telles celles des chanteurs de thrènes nés du chant XXIV de l’Iliade, ces voix gravées dans les signes ou les alphabets que les hommes se sont donnés pour conjurer la mort traversent jusqu’à nous l’opacité des langues et délivrent l’absolu secret : « La vie à l’œuvre est la vie pour le convivre ».
CCP Marseille n° 32-4, septembre 2016
Fil de lecture autour de Michel DEGUY…
par : Lucien Wasselin in Recours au poème
Michel DEGUY, Prose du suaire.
Prose du suaire de Michel Deguy est un livre qui va vite à lire même s’il incite l’amateur de poésie à prendre son temps… Qu’on en juge : quatre pages (dont la quatrième de couverture) en français, seulement, dont un poème de Deguy ensuite traduit en 19 langues ! Un poème écrit à l’occasion de la disparition d’Abdelwahab Meddeb. Si l’on ne présente plus Michel Deguy, quelques mots sont nécessaires quant à Meddeb (1946-2014).
A Meddeb est un poète franco-tunisien, spécialiste du soufisme, qui enseigna la littérature comparée à l’Université de Paris-X. Sa position libérale (au bon sens du terme) et tolérante peut s’expliquer par le fait que ses aïeux paternels aient été des crypto-musulmans expulsés d’Espagne en 1609. Sa poésie est révélatrice de son intérêt pour les voix pré-socratiques et soufistes, auxquelles il convient d’ajouter « celles des poètes arabes et persans à celles des poètes médiévaux appartenant aux diverses traditions romanes [ainsi que celles parvenues] des maîtres de la Chine et du Japon classiques » (selon une célèbre encyclopédie en ligne).
M Deguy et A Meddeb étaient liés par une profonde amitié qui est à l’origine de ce poème. La Prose du suaire est un poème en vers. C’est que le mot prose ne désigne pas seulement la forme ordinaire du discours parlé ou écrit, mais également un chant liturgique strophique et versifié, souvent rimé. Le suaire, quant à lui, est un terme littéraire qui renvoie au linge dans lequel on ensevelissait les défunts. Le titre du poème (et du livre) s’explique alors.
Dialogue au-delà des croyances : les traducteurs (dont les options religieuses ne sont pas connues) appartiennent à des pays ou des cultures dont les croyances sont diverses. Deguy écrit, dans la quatrième de couverture, que « Voile et suaire sont les reliques dont hérite notre Histoire non sainte ». Quant à A Meddeb, ses centres d’intérêt prouvent son ouverture d’esprit. La mort d’un proche ou d’un ami est inacceptable et la souffrance est au rendez-vous. Michel Deguy trouve les mots justes pour décrire les ravages de la mort sur le corps de celui qui est parti, pour dire son regard et sa douleur : « Ton visage se retire de la prosopopée » ou « Par les yeux enfoncés tu recules en toi ». L’émotion se dit sobrement : « Je t’ai baisé la main pour te dire adieu », mais aussi le parti-pris intellectuel : « Sachant qu’il n’y aurait ni au revoir ni à dieu ». La fin du poème évoque l’immortalité du poète qui restera dans le souvenir de ses amis et dont la parole résonnera dans l’avenir car le moment est celui « des viveurs et des tueurs ». Il est à noter que cette fin est calligraphiée par Rachid Koraïchi sur la couverture sous un trait épais symbolisant le dôme d’une mosquée…
Si le lecteur n’est pas tenu de connaître toutes les langues dans lesquelles le poème est traduit, il pourra cependant apprécier, sur le plan esthétique, la calligraphie arabe ou les caractères chinois, grecs, japonais et autres : Michel Deguy a raison de parler d’une tour de Babel en vingt poèmes ! Une belle façon de faire mentir le mythe, une façon qui réunit les hommes plutôt que de les diviser…