Description
Abdelouaheb Melaoueh : Nul ne vient à son heure
Par CHRISTIAN TRAVAUX
Un poème qui ne serait que des vers est un non-poème, un feu mort, un ciel sans étoiles, une terre sans silence autour. Un assemblage fait de paroles alignées tout le long d’un fil, ou tout simplement déroulées sans qu’y perce une architecture, ou le moindre squelette humain, la moindre ligne directrice, un collier de verroterie, un bijou faux. Car un texte – comme dit Jacob – doit être « situé », c’est-à-dire bel et bien placé en orbite sur un axe, en rotation autour d’une planète absente, d’un soleil sensible à l’œil.
Ainsi de ces textes d’Abdelouaheb Melaoueh, Nul ne vient à son heure, une anthologie de quinze poèmes, où « je » se décline et s’avoue, et s’expose, et se met à dire en roue libre, sans plus de droits. Des images. Beaucoup d’images. Des jeux fulgurants d’étincelles qui s’épuisent face au silex de la langue, font fumée noire et opaque plus que feu clair. Des rapprochements, souvent mal maîtrisés : « ses yeux (…) des gares grouillant d’attente » (p. 9) ; « le jardin est une balançoire captive dans la gorge de l’air » (p. 27) ; « le ciel page blanche en séance de coloriage » (p. 43) ; « le ciel qui se dresse tel un policier dans un carrefour » (p. 51). Là, la recherche reverdienne de l’image, du stupéfiant-image, l’étincelle, échoue. Rien ne naît là, qui brille un peu, ou promette dans son eau claire quelque chose de la journée.
Trop d’abstractions, aussi. Des mots abstraits qui, créant une allégorie, font s’éteindre le plus petit incendie, ou le moindre feu : « un oiseau de générosité » (p. 21) ; « le journal de l’herbe » (p. 21) ; « restaurer du néant » (p. 51). Et trop de génitifs encore qui s’enchaînent, comme une voiture qui tousse, qui cahote, se refuse d’avancer, et qui cale en route : « Au soir du cru du délire du verbe » (p. 37), au point qu’il serait légitime de s’interroger devant ça sur la traduction proposée. Sans lire l’arabe, il est facile de se rendre compte que la longueur même des vers n’est guère, n’est jamais respectée, proposant une autre découpe difficilement justifiable ; ou même que des fautes de langage, des maladresses, sont apparentes : « il est encore tôt pour notre gémissement à deux / coule en moi ; respire dans mon désir pour posséder mon / frisson et escalader ce que j’ai apprêté par amour pour toi / Ô toi onde de la féminité » (p. 17).
De toute évidence, Melaoueh ne passe pas – comme le dit Emaz – la lime tous les jours sur ses vers, ne « menuise » pas, comme l’écrit encore Antoine Emaz. Il le faudrait, pourtant, tant la langue du poème est feuillage, château de cartes, fragile construction de langage, ou encore, comme dit Reverdy, une maison qu’on voudrait bâtir, mais qu’on ne peut faire qu’en jetant dans l’espace les briques en l’air en espérant que cela tienne. De cela, l’auteur de Nul ne vient à son heure ne semble guère persuadé, tant sont faibles ses constructions, ses passages, ses enchaînements, et le coup de poing du langage qu’offrent ses textes. Certes, la discontinuité est de mise depuis longtemps en poésie. Apollinaire, le premier, l’a revendiquée. Mais une discontinuité maîtrisée, facétieuse même, jouissive dans tous les cas.
Et, ici, rien. Du langage sans pertinence, comme de l’eau qui coule et s’efface, et dont on ne garde pas trace, après lecture. Il est dommage que la poésie, dans son feu, dans son âtre, son incendie, soit ici si peu respectée. Elle est, parmi tout ce qui fait notre époque tant mercantile, le seul présent à conserver, le seul être à protéger, de nos deux mains, du froid des jours. Il importe de le redire afin que sa cendre précaire, sa lueur faible et vacillante, son peu de braises, ne s’éteigne pas tout à fait, dans ces jours troubles.
Et qu’elle hante nos vies, toujours, comme le feu d’une lampe à huile, sous la pluie ou dans la tempête.