Description
Le livre
Dans ma maison de Geronimo
je voudrais croire que quelque chose va surgir
sous la forme d’une bête sauvage
ou d’une vive lumière
Quelque chose comme au cirque
un cercle de feu traversé par les tigres
une allégresse soudaine
un dessin tracé dans ma vitre noire
ou un bol brisé définitivement
Marie Huot, Ma maison de Geronimo – dessin et gravures d’Estelle Lacombe
Éditions Al Manar, 2017 – 96 pages, 17 €
Geronimo, homme-médecine et guerrier Apache Chiricahua, ne cessa de se déplacer ou d’être déplacé. Il ne pouvait accepter de rester dans une Réserve. Alors, quelle sorte de maison eut-il ? Et sa famille, femme et enfants ? Massacrée. « Nous sommes en train de disparaître de la surface de la terre, écrivait-il dans ses mémoires, mais je continue à croire qu’il doit y avoir une bonne raison pour que Yoséné nous ait créés. »
La« maison de Geronimo » de Marie Huot est une maison nomade de gestes et de mots, avec des livres et des papillons épinglés. C’est d’abord un nid tranquille pour rêver et attendre, un lieu séculaire, intangible. Dehors : les petits tas de feuilles brûlées de l’automne. Il faut faire place nette pour qu’arrive quelque chose :
« Il est temps
Je voudrais que quelqu’un me dessine
au fond d’un bol de porcelaine
cuise mon visage dans l’argile blanche
puis l’oublie
jusqu’à l’ébréchure
quand gouttera un peu d’eau de ma joue divisée »
Le livre rapporte l’histoire de deux lignées féminines. Les hommes ne sont que « des hommes », « des garçons », « des marins »… Ils comptent moins que les femmes parce qu’ils se noient, meurent à la guerre ou s’en vont. Le poème inclut des lettres que s’adressent Victorine et Aimée Éléonore. Au fil des pages naîtront les deux lignées : Marie, dont nous pouvons lire des pages d’agenda, Renée et une nouvelle Marie pour Victorine, Blanche et Jeanne pour Aimée-Léonore, trois ou quatre générations.
La langue est simple : des mots-brindilles s’ajoutent les uns aux autres pour créer ce bûcher où les actions quotidiennes, réunies, attendent la combustion dans un univers de conte. Entre le mode indicatif et le conditionnel, l’espace s’ouvre à d’autres voix pour nourrir le présent et accélérer le temps :
« Elle aime les fougères par-dessus tout
Elle y voit des échelles éternellement appuyées sur ses jours
des passerelles pour franchir plus rapide l’enfance »
Dans ses poèmes, Marie Huot renoue avec des voix perdues dans sa langue de poète conteuse, et avec l’enfance qu’elle sauve. Dans son Équipée chinoise, Victor Ségalen confronte l’Imaginaire au Réel. Ici, les attentes et les rêves de l’enfance sont violemment confrontés au réel, mais ils ne se quittent pas.
Que tiennent entre leurs mains les femmes qu’elles transmettent à celles qui naissent ? Le bol qui apparaît à plusieurs reprises concentre l’image des femmes qui vivent à travers la narratrice, ses aïeules, mais aussi Marina Tsvetaïeva, Héloïse, Katherine Mansfield, autre sorte de lignée… :
L’ébréchure au fond du bol, la « joue divisée », révèlent autant de failles dans l’histoire décousue et recousue de Ma maison de Geronimo. Bien des sauts temporels marquent le texte : d’une saison et d’un jour à l’autre, « le paysage se défait lentement », les vies se font et se défont :
« Il pleut je lis un livre
à l’intérieur du livre il y a une femme qui parle avec
les fleurs »
Par petites touches, les destins sont restitués. Après la jeune fille qui va mourir, une toute petite fille (qui rime avec « cheville », est-ce la chevillette des contes, sans suffixe, qui revient dans le texte ?) « épouse un marin ». Tout va si vite. Nous sommes près de « l’arsenal », au-dessus de la « rade ». Rêves de naissance ou de mer, de boutons dorés et de pompon rouge…Mais viennent les douleurs et les pertes : « La nuit je suis maison hantée et derrière mes yeux / grands ouverts passent les fantômes / les mortes pliées sous de vilains fichus ».
Les mots se chevauchent et se frôlent, annoncent autant qu’ils dissimulent, font vivre l’attente. Devenus formule magique, ils pourraient permettre d’ouvrir une porte de cette maison qui se refuse (tant de voix la traversent). Tout se joue la nuit : mille et une nuits hantées de mille et une peurs, contre lesquelles il faut lutter– et de fantômes.
« Quand elle parle de son homme
sans s’en rendre compte Marie emploie des mots en or
elle dit au bord sémaphore abordage doré adoré accordéon…
C’est sa façon de glisser de la lumière dans les failles de sa vie »
La mère de Geronimo s’appelait « Celle qui est traversée par la lumière » (Gha Den Dini). La lumière dans le livre, ce sont les portraits de femmes, mais aussi les mots, avec les néologismes, qui gardent l’esprit de jeu de l’enfance, qui rebondissent et cabriolent.
« Blanche et Marie ont été deux délicates petites filettes
Les filettes cousent leurs ourlets leurs boutons
leur trousseau
et un jour filent pour de bon
Elles veulent trouver un fil de soie
un fils de roi
un prince qui sent la menthe
un qui les fasse luire de bonheur
Toutes les filettes petites et grandes
veulent rencontrer un prince
tenir un fil »
Les mots peuvent manquer, trouer la page d’absence de sons, d’encre en cette langue salée de larmes, de mer où l’attente jamais n’est comblée. Voici venir Oublie :« Il arrive un jour comme dans les contes / où la langue n’a plus de pouvoir / et abracadabra rien ne s’ouvre plus ni ne se peut ».
Ma maison de Geronimo devient une maison de mots, un livre – paille, brique, si ça souffle, on rebâtit (« écrire est devenu le seul lieu habitable »). Nourrie des voix aimées, elle s’élève, la maison de papier. Quand des courriers annoncent des naissances et célèbrent la vie, ce sont les mots qui dressent contre Oublie les poèmes fragiles, murmurés, blessés :
« De ma mauvaise langue sortent des chats
ou des oiseaux mal fichus
avec des pattes bizarres
et pas toujours le bon nombre de pieds »
Cette boiterie gracieuse, cette fantaisie chamboulent les murs-mots jamais tout à fait en place, « avec ces petites mortes/à l’intérieur de moi ». L’ébréchure au fond du bol, visible, garde un espace ouvert : pour la lumière, pour la douleur, pour le poème, « [m]a maison est une histoire à elle toute seule », celle de la narratrice et de son « ancêtrie », composée d’« une écriture secrète » avec « toutes [s]es voix de femmes ».
Isabelle Lévesque