Description
Un triptyque comme une évidence : celle des origines du mal qui engendre la guerre, malgré notre aspiration à la paix. Dans sa première partie, « ante-bellum : les frontières saignent », Luminitza C. Tigirlaspuise comme souvent dans son histoire personnelle, ici pour évoquer la répression, la création d’un clivage entre êtres humains, cette atmosphère dans laquelle couvent les conflits meurtriers à venir : « La terre de Moldova se tient au lointain / au temps d’une étrangeté grondante / d’un ciel banni trop haut / et d’un désir détenu à ses frontières ». L’assimilation « dans la paix armée des soviets » au moyen « d’une allaitante langue » marque son enfance : « pourquoi se lier par les lois / des grammaires envahisseuses ? » Interrogation ô combien pertinente, même si la poésie de l’autrice désormais « s’abreuve à l’écriture trilingue ». Mais l’assimilation linguistique soviétique représente également l’un des signes avant-coureurs d’une guerre à venir bien plus tard, ailleurs, que la poétesse matérialise dans la deuxième partie.
« la paix envoie des perce-neige au front » nous amène ainsi en février 2022, au début de l’agression russe sur le territoire ukrainien. Si les vers qui précédaient cette partie étaient soigneusement tressés au moyen d’images et de tropes à caractère souvent symbolique, l’expression devient ici un rien plus directe, plus violente aussi : « Dans l’air vicié des combats / Icare me prêtait son corps / et son excédent de soleil / sur le sol désagrégé de Zaporijjia ». Luminitza C. Tigirlas ressent dans sa chair les souffrances de celles et ceux qui habitent les villes bombardées, propose une « écriture âpre / fange aux feuilles coriaces » où elle convoque Celan et Mandelstam en grands témoins de son impuissance sidérée, où « le déluge des silences [la] fissure ». Le territoire et l’idiome de France, qui protègent son corps, ne sauraient ôter la peine de son âme : « Striures dans la peau du langage / le français ploie, il s’est barricadé / face à une langue natale / langue revenue avec épaisseur / — intraduisible — / dans la tombée de ton silence ». Même ce « tu » poétique, compagnie qui brise la solitude de la sensibilité aux malheurs, ne parvient pas à soulager la poétesse… qui pourtant livre une troisième partie.
En effet, « j’ai vu la terre pondre la faim » vient conclure ce triptyque éprouvant sur une note, oh ! pas vraiment d’espoir, mais de relatif apaisement contristé : « La tristesse se pare de jonquilles fugaces / réclame sa créance d’âme oisive ». L’histoire personnelle de Luminitza C. Tigirlas lui a enjoint d’écrire sur la guerre en Ukraine, et elle s’est exécutée en poétesse engagée, en passeuse multilingue de mots d’importance, puisant dans ses racines celles du mal actuel. Mais n’a-t-elle pas elle aussi droit au sentiment du devoir accompli, auquel succède une torpeur salutaire ? « Argile. Je suis argile / j’attends une pluie qui m’aimera / jusqu’à l’os / jusqu’au gémissement de ta caresse ».
Luminitza C. Tigirlas, L’évidence de la paix nous enfante, éditions Al Manar, ISBN 978-2-36426-405-2