Le fil de givre

A partir de 16


L’un des 500 ex de l’édition originale. Couverture et dessins de Marie Alloy.

 

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Description

Elle écrit. C’est sa vie

– tracer le ciel d’éternité,

vivre l’arrivée sans fin.

Promettre.

 

Un nouveau recueil d’Isabelle Lévesque, accompagné de lavis d’encre de Chine par Marie Alloy. Couverture peinte par l’artiste. Tirage de tête : trois peintures originales.

 

 

 

La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1196, sortie le 16 juin 2018. Jean-Marc Sourdillon lit « Le fil de givre ».

L’hypothèse d’Isis

Tout se passe, dans l’écriture d’Isabelle Lévesque, comme si le poème au commencement avait explosé – soufflé par une déflagration – et qu’il était désormais derrière celle qui écrit, souffle coupé, comme s’il était devenu perpétuellement manquant.

Isabelle Lévesque, Le fil de givre

Peintures de Marie Alloy

Al Manar, 2018 – 16€

 

         Souffle – à peine, léger.

         Conte, s’il vole.

         Fée change, baguette souple, coudrier,

         Trace où vit le soir, et l’alerte

         or et le jour,

         l’or trouvé

         dans les légendes.

 

Du poème dont on a perçu la grande forme englobante autrefois dans l’écoute, ne restent peut-être que des bribes. Mais ces bribes sont infiniment précieuses, braises d’instants autrefois vécus et surgissant dans le présent à la faveur des mots qui les nomment. Ou plutôt signalées par eux, désignées au loin par des sortes de notes, juste un mot ou deux comme on en griffonne à la hâte pour ne pas oublier, des sortes de pense-bêtes, d’indices sur quoi s’appuie la mémoire. Voilà pourquoi, au moyen des mots, il faut aller chercher une à une ces braises, les recueillir sinon les rassembler, les faire tenir dans un même moment, sur une même page même si manque le fil qui les tenait. C’est en quoi consiste le geste d’écrire. Une conquête sur le silence et l’oubli, une manière de « cogner » à coups de mots le temps qui toujours éloigne et décompose, grand pourvoyeur de vide.

Voilà tout ce qu’on peut, voilà à quoi ressemble d’abord un poème d’Isabelle Lévesque dans ce livre. Un poème d’un ici et d’un présent empêchés. Séparés. Un poème sans le poème mais qui le suppose, c’est en quoi il est tout de même poème. Un poème qui se souvient de ce qu’a été la poésie et qui croit encore en elle, dans sa légende, et tend éperdument vers elle sans pouvoir la trouver.

C’est pourquoi, on le comprend, toute son écriture est un appel. Une façon de se tourner en l’appelant vers celui qui tenait en cercle le jour autour de lui et rendait possible le poème, sa totalité claire, son unité soutenant, illuminant la vie, faisant d’elle un feu continu et ordonné. Et ainsi, par ce geste, cet appel, ce qui se tente, difficilement mais non vainement, c’est de susciter à nouveau le poème qui donnait au jour sa perfection circulaire d’absolu, le soir tenant au matin sans passer par la fin.

S’adresser à celui (ou celle) qui tenait en ordre le temps et lisait autrefois les poèmes est une manière de se mettre en chemin. Quelque chose commence dès lors qu’on se tourne vers lui en lui disant « tu », en tentant de le rejoindre, de reconstituer avec lui le pronom « cousu au point de lune » de la communauté perdue que seul aimer peut inventer. Ce « nous » ouvert sans quoi il n’est pas de « je » ni de poème, ni même de vie continue à l’intérieur du temps puisque celui-ci travaille en sens contraire à la défaire.

Je voudrais formuler à propos de la poésie d’Isabelle Lévesque une hypothèse. On le sait, dans le célèbre mythe de l’Egypte antique, Osiris a été assassiné par Seth, son frère, jaloux de ses amours avec leur sœur commune, Isis, déesse du Nil et de la fécondité. Il a été non seulement assassiné mais aussi démembré et les morceaux de son corps ont été éparpillés dans la vaste paysage de la vallée du Nil. Isis par amour pour Osiris veut retrouver ces morceaux épars afin de pouvoir ensuite les rassembler, reconstruire et ranimer ce corps dépecé, littéralement lui rendre vie. L’écriture selon Isabelle Lévesque obéit, me semble-t-il, au même projet. Elle recueille elle aussi les morceaux du grand corps, du grand poème dispersé. Et, dans ce livre, elle est là, debout devant la tâche qui s’impose à elle. Et elle se pose la question d’Isis : comment faire pour que l’unité se refasse et que la vie revienne, circule à nouveau ?

La confiance est une réponse. Une autre est donnée, esquissée tout à la fin du livre ; elle est dans une certaine façon d’utiliser la parole : la promesse. Il s’agirait, si l’on comprend bien, de s’appuyer sur les promesses autrefois fécondes, au temps où l’autre était là et lisait les poèmes, pour fonder dans l’aujourd’hui défait l’unité du poème et sa plénitude rêvée autour d’un avenir qui n’existe pas encore mais envisagé comme possible, mais projeté. Tout autant que son contenu, c’est la forme de la promesse, parole performative, l’acte de tenir effectivement parole, qui, parce qu’elle fait se relier le passé et l’avenir par-dessus le présent défaillant, permet d’instaurer une unité dans le temps, de littéralement tenir le temps et de substituer au fil de givre fragile et glacé le fil de vivre qui sous-tend de son chemin d’or toute poésie authentique et vivante.

Certes, la dispersion est peut-être la condition du temps. On a pu l’appeler parfois « désastre », le désastre du sens surgissant au cœur même de l’écriture. La poésie, tout en étant lucide, consiste à ne pas se borner à constater ce fait mais à chercher à le dépasser par tous les moyens que le langage et l’imagination mettent à notre disposition, à inventer des solutions à chaque fois singulières et nouvelles pour en sortir. Là, comme le montre ce livre courageux et exigeant, dans le refus de la résignation, est sans doute la fragile force de la parole poétique, là sa raison d’être et sa nécessité. Il se peut alors qu’un poème s’esquisse, et que l’on soit porté au bord des retrouvailles le long d’un fil incandescent.

Ce que nous fûmes résonne.

Image morcelée avant le soir.

Braises et ricochets. Sur la mer,

fragments dispersés du jour

à la lumière des baisers.

Jean Marc Sourdillon

 


Le fil de givre, vu par Sabine Dewulf

Lisant et relisant le dernier recueil d’Isabelle Lévesque – « Le fil de givre », paru cette année aux éditions Al Manar, avec des peintures de Marie Alloy, je suis frappée par une forme de cohérence qui résonne avec le titre : cohérence des thèmes qui vont par paire d’opposés et, ensemble, tissent le poème : la brisure et le lien, les voyelles et les consonnes, le soir et le jour, la promesse et la mémoire, notamment. Cohérence – plus grande que dans les recueils précédents, me semble-t-il -, de la syntaxe. Cohérence du lexique, qui gravite autour des mots « pierre », « fil » (et toutes ses variantes), « givre/neige/flocons », « sel », « flamme », « lune », « livre » ou « poème »… Cohérence, aussi, du dialogue constant entre « je » et un « tu » masculin – volontiers conjoints dans le « nous ». Un tel dialogue va jusqu’à s’installer comme tel à la page 47 :

« Qu’as-tu écrit ce jour ?
– Les mots de guerre vaincue […]. »

Dans le même temps, je ressens profondément l’écho de la danse fleurie du recueil précédent : « Voltige ! » (éditions L’Herbe qui tremble, peintures de Colette Deblé, 2017) : « Nous, l’envol vif. » (p. 63) Ecrire est certainement lié au fil de givre qui brode le flux de vie, qui accorde l’hiver au printemps, mais prend bien soin, au passage, d’éviter toute rigidité et, surtout, toute continuité trompeuse, tout noeud fallacieux : « Noue les mots au feu de la dispersion » (p. 33). Le fil de givre est fragile, sa beauté naît de cette précarité. Inversement, si parfois la syntaxe vient à se rompre, c’est précisément pour éviter de rompre, pour préserver le lien vivant, celui qui coud de point en point en maintenant les écarts, celui qui lance des cailloux de sons, de signes, en « ricochets » (p. 19), laissant libre la place pour une « Déconvenue subite » (p. 23), le « Vent terrible » (p. 40), le « Chagrin des heures » (p. 55). Le « Sillon » trace à la fois un « secours » et un « sillage » et le ciel « porte le sens bleu / du « creux fécond » (p. 20) : « Rien ne saurait clore le geste, / je vais vers toi qui, loin. » (p. 57)

N’oublions pas que « Ce qui cesse commence » (p. 62). Ecrire, tisser ou « Aimer » (p. 63). Promettre, offrir la grâce – légèreté et fraîcheur – d’une « Réponse » « Sans question » (p. 30).

Sabine DEWULF, in Le Miroir d’or


 

Isabelle Lévesque, « Le fil de givre », par Philippe Fumery

 

Le nouveau recueil d’Isabelle Lévesque tient le lecteur en haleine, engagé dans les arcanes d’une œuvre singulière. Il lui semble cheminer avec la promesse d’un domaine habité.

En Ariane pour nos temps de doutes, Isabelle Lévesque nous tend un précieux fil de givre. Le lecteur sent, de manière intuitive, qu’il a sa place, que ses pas trouveront où se poser.

Le monde suggéré par Isabelle Lévesque nous renvoie à un environnement complexe, inquiétant, en proie au tumulte. La terre tremble (20) dit assez la vision qu’en a l’auteure, et le temps qui passe n’arrange rien : Long jour agité de tourments / Jour où craindre ce qui loin brise (11). Ou encore : la nuit vit l’impitoyable, jamais ne quittons nos périphéries (31).
Et nous, qui habitons ce monde : nous sommes dispersés (20).

Si nous voulons découvrir où mènera ce fil de givre, vers quel monde, il nous faut rester éveillé, attentif au comment des choses, à ce cheminement particulier, à notre allure, au rituel du décompte des étapes. Dans le sommeil, j’ai dénombré les pas (33) ; Nous pesons chaque marche (38) ; Compter. Les flocons plus nombreux que les pas (42). L’auteure interpelle : Peux-tu compter cent fois altérée l’aube ? (48).
Mais nous cheminons bel et bien, et le chemin s’ouvre (12). Bien mieux : Le saut devient danse (9).

Alors le chemin nous mène si ce n’est au but, du moins au bord d’un monde : et nous longeons le bord (34). Monde nouveau, empreint de merveilleux : Nous voulons la rive d’orge (35), comme un pôle magnétique : cercle de glace captivant la terre (38). Et même si la glace sculpte l’éphémère (36), plus rien ne semble nous menacer : Sans risque / sommes givre ou feuille, contemplant, légers, / la poussière (37).

Et sur ce bord se trouve l’autre, l’être précieux : Te retrouve et gagne le bord effronté (12). Tout le cheminement voulait le retrouver : Je vais vers toi qui, loin (57) ; Tendre un pas, te regarder, / toi / guide ou marcheur (44). C’est lui qui rend au jour sa fluidité : Aviver de tes pas le jour (51), et à la vie sa solidité : Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions (14). Un être précieux au point de transmuer les choses : tu es l’alchimie / le oui la vie (13).

L’écriture est couturière. Le fil de givre est celui-ci, ténu, qui relie au travail de l’écriture, quotidien, essentiel pour Isabelle Lévesque. Les mots suivent un chemin plus bas (52) ; je n’oublie pas le chemin (57). L’extrait en 4ème de couverture dit assez l’exigence et la foi de l’auteure. Le poète a pour matière la vision du monde sur lequel il s’avance : mais la confusion menace et, remarque Isabelle Lévesque : Sur le chemin, nous distinguons d’étranges brisures (44) ; et pour bagage des mots colportés depuis si longtemps : Docile dans les mots comme une secousse démembrée (31). Là encore, la dispersion impose sa mise : Noue les mots au feu de la dispersion (33). Sans cesse ce qui s’ébauche peut voler en éclats : Chaque syllabe, au secours de perdre, grimpe et s’éloigne (12).

Un fil qui tresse également des liens avec les poèmes d’autres auteurs, des vers, de simples mots parfois, insérés en italiques comme une ponctuation. Isabelle Lévesque cite deux titres d’Eric Sautou, pour des « épigraphes » qu’elle a choisis.

Le bord du monde qu’entrevoit Isabelle Lévesque n’est pas coupant, bord-fossé ou falaise (21), on ne s’y retranche pas comme derrière une frontière. Il est passage. Certes le risque n’est pas écarté : Le chemin se perd lorsque tu saignes (40). Mais ce bord est tangible : Je te retrouverai tout à l’heure (9).

Nous attendent alors deux prodiges, l’alliance et la promesse : Toi, alliance (45). Promettre suffit. / Promettre lie au poème gardien de la route silencieuse (61).

Philippe Fumery, Poezibao


 

 

Isabelle Lévesque : « Le fil de givre »


« Tu prends corps pour l’ardeur du jour. » La poète, par ellipses, dévide le fil des mots, du froid, de la solitude, du givre, sans déroger à la pure poésie, ni au souffle ni au positif qui peut se lever d’une aube.
Le thème du « lointain », déjà présent dans son livre précédent, symbolise à la fois la ligne du temps, sa rognure quotidienne, tout autant que la perspective : regarder haut, loin, loin en soi.
Dans cette aire givrée, il suffit de vivre la nature, d’en garder un écho (ce signe du lointain), de gratifier le monde du souffle même précaire. Les mots ne sont-ils pas là dans ce parcours pour « rassembler », « croire aux signes » ?
L’auteur, Isabelle Lévesque, s’attelle. Et « porte haut les mots ».
La cinquantaine de poèmes en prose (pour l’essentiel) associent travail d’écriture (que de mentions d’encre, de poème, de mots etc.) et exploration personnelle ; le passé résonne (« ce que nous fûmes »), la nuit s’active, l’univers de la glace densifie le réel perçu (on voisine alors les champs d’un Vandenschrick dans l’haleine des neiges, si je puis dire). C’est dire l’intensité qui se lit ici : à force de silence, à force de corseter le dit par des ellipses, des appositions, des ruptures, des changements de rythme ; ce qui offre au lecteur une matière dense d’images non cajolées mais abruptes, mais cernées au plus près pour ne point verser dans une « sentimentalisation » des données, là même où un « tu » est convoqué.
« Déconvenue subite, matinale et certaine.
Le pourquoi dans les dunes (pas moins).
Les ombres réunies pour un banquet de sable – pas une étoile ne songe. Le débat, avant-coureur, figure noire, les voix se taisent, et le silence visite chacun.
Circonspect. »

(Isabelle Lévesque : « Le fil de givre », Al Manar, 2018, 68 p., 16€. peintures de Marie Alloy.)
Philippe Leuckx, revue Texture, septembre 2018
Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, éditions Al Manar,
Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.


Lecture d’Angèle Paoli

« CE QUI CESSE COMMENCE »

Ce qui se dit dans les pages du recueil Le Fil de givre, c’est une re-naissance. Ce que le lecteur découvre sous la voix poétique d’Isabelle Lévesque, c’est une complicité poétique, une dilection vivifiante et vitale. Une « alliance ». Peut-être le visage d’un amour dont le destinataire ne nous est pas connu. « Aimer tient en un verbe rond », écrit la poète. En filigrane sous le poème, derrière l’alternance d’un « je » et d’un « tu », le « nous » accueille. Une double voie/voix se lit/se lie dans le fil de trame.

 

« Nous voulons la rive d’orge, trame du temps, ce que le vent lève à sa suite, les mots des siècles

et la mémoire ».

Avant même le poème d’ouverture du recueil, l’annonce de l’aveu courait déjà dans les deux épigraphes qui le précèdent. Toutes deux empruntées au poète Éric Sautou :

« La flamme pourrait s’éteindre, le vent tout emporter. Je te réapparais au grand soleil de notre vie. Tu redeviens la belle image. Tout l’or éclate. »

 

« c’est écrit à la main de simples fleurs voici. »

Ce qui se lit dans ces phrases, outre la passion —  éclat et fragilité, obstacles et périls —, c’est l’offrande  : simple, directe, accomplie dans la joie et dans la plénitude de l’instant. C’est sans doute cette double tension qu’a perçue Marie Alloy, dont les peintures rythment l’espace, qui traversent de leur jet d’écume, vagues et sillons, dans la verticalité de leur jaillissement, eau et mots, paroles et éclats.

Et la poète d’écrire en écho :

« Peindre, écrire, renouer les fibres déliées,

le Sillon trace un secours… »

La rencontre a eu lieu, « [a]u rendez-vous de pierre. » Dans le paysage d’elle, calcaire falaises pierre et lierre, enlacés comme au temps des amours médiévales, récits qui affleurent dans la mémoire, roche cordée mystère, pas-de-deux, danse déjà !

« Le saut devient danse.

Sur la roche ? (Rien n’érode l’escalier du ciel.) Tu vis l’ardeur et glisses nos mystères le long des cordes. J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. »

Tout se joue dès le premier poème, le retour à la vie et cette re-naissance inespérée qui abolit un passé habité par le « vide ». Ici, soudain, dans ce très beau poème, tout devient possible dans l’ardeur retrouvée. Jusqu’à l’aveu :

« Désormais vigne se cueille.

Je te retrouverai tout à l’heure <emle ciel est une forteresse de pierre. »

Dans un autre poème s’affirme ce « nous ». Ce qui noue l’un à l’autre, le « je » au « tu ».

« Tu commences, tu assures

le signe croix devenu nous. »

Puis cet aveu, encore, qui affirme un mode d’être, qui en révèle l’essence :

« Nous sommes,

loin d’une apparence trompeuse,

noués à l’herbe. »

Un désir de durée par-delà les saisons s’empare de celle qui confie pour un temps à venir cette promesse, cet élan :

« Alors je poserai sur toi

le minerai,

les mots d’ambre laissée. »

Comment ne pas entendre, sous « les mots d’ambre laissée », les mots embrassé / embrasé ? D’autant que veille le feu (tout comme la glace), présent sous ses formes diverses, flammes et braises, symbole de brûlure, intense et partagée :

« Le chemin se perd lorsque tu saignes, le cœur

s’ouvre fragile.

Il bat, nous brûlons. »

Cet autre, qui est-il ? Il est celui sur qui s’appuie la confiance absolue. Ce qu’il est se perçoit dans sa force ; dans la part magique de sa présence :

« toi 

guide ou marcheur.

Forcené des nuages accrochés au soir. »

Ou encore :

« Cassé, mais vivant, debout, tu es

l’alchimie,

le oui la vie,

où asseoir la chance. »

Il est celui en qui la poète assied son propre talent. En lui, elle reconnaît celui qui la libère de ses entraves et qui la fonde :

« Lié au cercle de glace captivant la terre, muet, tu avances et je suis. »

En enjoignant à la poète d’écrire, il lui montre la voie. Comment résister à sa bienveillance ? Il ne reste plus qu’à s’exécuter et puis à se lancer, sans « nulle résistance » :

« Tu veux.

Des poèmes.

Je m’attelle. Tu souris. Alors possible. »

Pourtant, derrière la force du magicien et cette confiance qu’il a dans la poésie, se cache sa fragilité. Celle qui définit l’autre et donne son titre au recueil : « Fil de givre. »

« Pour réveiller la menace tue, mes baisers te soulèvent ‒ c’est ton ombre, autour de tes bras, autour de ta vie, corde fine, brindille. Fil de givre ? »

Ainsi le magicien lui-même est-il soumis aux aléas de la vie, aux dangers qui le guettent :

« Tu n’échappes pas aux données contraires ‒ nos secrets connus de toi seul. Tu ne renonces pas : force vaillance. »

Seule la poésie. En elle se tient la force secrète. Un recours/un « secours » qui se partage :

« Nos entailles d’encre, parchemin silencieux. Coins brûlés, acceptons le feu et les phrases. Longues. Emportées.

Livre et le vœu.

Le brasier plus que la flamme. »

Chaque poème du recueil recèle sa part de mystère. Semées comme les graines du Poucet, les italiques ébauchent une sente où l’on pourrait sauter de gué à gué, et il serait ainsi possible de reconstituer une histoire en pointillé : Désormais / ou jamais ; si loin ? oui / nous / Rien n’est moins sûr / Dévêts / Crois-tu ? / Se blottir arriver joindre / Je t’embrasse… Autant de « signes vifs » dispersés au fil des poèmes, craie / nuit / voix / braise / voyelles… gardiens d’un secret que l’aveu sous-jacent ne suffit pas à dévoiler. Parfois se répondent les mots, en écho d’une page à l’autre. « Temps ferment / tourments / serment » // « dévisage / Dévêts » // « Braises / baisers »… Puis, au détour d’une page, survient sur deux vers un énigmatique tandem :

« En outre et comme.

Assoiffe, dérange. »

Les poèmes s’égrènent, de forme et de longueur variable, marqués, comme ceux de jadis, par des groupes nominaux incomplets. S’absentent les déterminants, sans doute pour donner prise à la langue directe, à ce qui s’impose à elle, d’un seul tenant. Pourtant, la poésie de ce dernier recueil a gagné en souplesse, en fluidité. Et en diversité formelle. Isabelle Lévesque semble renouer avec des expressions plus amples, plus rondes, moins heurtées que celles qui étaient sa signature jusqu’alors. Ainsi de ce poème de trois quatrains (un presque sonnet ?). Un poème fluide à la beauté singulière, mystérieuse qui allie mer/terre et ciel.

D’autres fois ressurgit le passé ; ce lointain intérieur qui remet en question le présent, équilibre précaire entre un avant et un aujourd’hui :

« Loin qui cogne et contre temps ?

Où vaciller ? Le cœur en sa faveur demeure ‒ la craie évanouie. Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle.

Espère. »

L’intrusion d’une voix moins douce sème le trouble, soulève un vent de révolte, précipite les interrogations et les doutes :

« J’oublie, je cogne. »

À quoi semble répondre la voix réconciliatrice et apaisante de l’autre.

« Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres et j’entendais : un mot cogne pour conjurer l’oubli.

La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe les promesses fécondes ? »

La mort en effet est à l’œuvre, qui guette, se glisse entre les mots, imprime ses propres signes sous la peur :

« Pas de taille

à regarder venir

le pire. »

Pour conjurer le sort qui lie les deux êtres à leur histoire, il reste la promesse car :

« Promettre suffit.

Promettre lie au poème gardien de la route silencieuse… »

De cette promesse naît une certitude. Et de l’aveu naît la révélation :

« Elle écrit. C’est sa vie

‒ tracer le ciel d’éternité,

vivre l’arrivée sans fin.

Promettre.

Ce qui cesse commence. »

Angèle Paoli, Terre de femmes
D.R. Texte angèlepaoli

 

Le fil de givre, Isabelle Lévesque
par Sanda Voïca

Pourquoi le givre ?

Les textes poétiques d’Isabelle Lévesque – alternance et combinaison de fragments en prose et de vers – montrent et cachent la personne aimée. Ce n’est pas une « volonté » de faire ainsi, c’est parce que l’amoureux ne peut que se cacher et se montrer, selon un rythme qui ne tient ni à lui, ni à la femme amoureuse. C’est un rythme « intégré » dans la nature, qui fait de lui un objet amoureux appartenant maintenant au monde. Cet objet a une forme très proche d’« une forteresse de pierre ». Comme toute forteresse, dans les (bons) temps historiques et non pas… touristiques, elle est à conquérir, voire reconquérir, sans cesse. 

La spécificité mirobolante de cette forteresse de pierre est qu’elle n’est que le ciel même.

Alors l’amoureux a des qualités… mystiques. Apparition et non-apparition ne font qu’un. 

Le rendez-vous qui se voudrait galant, amoureux l’est et ne l’est pas : « Au rendez-vous de pierre », c’est la première ligne du livre.

Amour inexpugnable mais qui ne demande que sa conquête. 

Le chemin vers lui est difficile, ardu, la roche escarpée, mais « Rien n’érode l’escalier vers du ciel. ».

L’art de la poète est celui de donner des innombrables indices de cette présence-absence, indices trouvés/vus/glanés dans la nature. Ils nous mettent sur la piste du sentiment et des sentirs du moment, surtout. Les signes deviennent à leur tour signes, ce qui renforce l’éloignement de l’amoureux. Quand ils ne font le contraire : renforcer sa présence. Les deux situations – éloignement et présence instantanée – sont successifs, le ton haché, saccadé de l’écriture étaye cette alternance. 

Mais quand les deux coïncident, le souffle est coupé, la poète étouffe (et nous avec elle) : « – Le sachant, j’aurais / fermé le ciel entrebâillé, tardif éveil, / gagnant sans cesse, / mot-vainqueur parti se vêt. / – Qu’as-tu écrit ce jour ? / – Les mots de guerre vaincue, / toujours à vif où saigne. » (tout le poème souligné dans le texte).

On voit facilement que l’amour est question de sentir mais surtout question de mots, de paroles. Il est dit et redit. 

« Tu vis l’ardeur et glisses nos mystères le long des cordes. J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. / Pas le vide. Nuit claire, feuillages denses, bosquets, sentier, un pas sur les feuilles. Désormais vigne se cueille. / je te retrouverai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forteresse de pierre. » (souligné dans le texte)

Le ton saccadé correspond aussi au temps immémorial, pas figé : «–  temps de plus venu du fond des âges. // Temps ferment, nocturne inversée, ponctuation de l’ombre / tournant pleine-lumière / et divaguant. ».

La poésie d’Isabelle Lévesque est comme ce « Long jour agité de tourments / (où sommes-nous si loin ?) // Jour où craindre ce qui loin brise. ». (souligné dans le texte)

Mais les mots sont bien précis, ils ponctuent, visent, fixent l’éloigné en son absence – ce qui le rend, paradoxalement, bien présent. Non pas en creux des mots – quoique – mais des mots qui fouettent et l’absence est rendue visible : « Loin qui cogne et contre temps ? / Où vaciller ? Le cœur en sa faveur demeure – la craie évanouie. Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. Espère. […] Chaque syllabe, au secours de perdre, grimpe et s’éloigne. // Tu es en fleur / ou / presque / déjà / là // – tu es partout. ».

La syntaxe est cassée, démantibulée, défaite, retournée, sens dessus dessous – fissurée ; car elle correspond au temps fissuré. Et parmi les fissures, l’amour, son souvenir et son attente sans fin s’immiscent et recollent les mots – et le temps. Alors l’amoureux et le temps-espace ne font plus qu’un : « tu es partout ». La poète écrit si bien : «Tu romps la chaîne invisible de la ligne. ».

Très saisissant le texte de la page 14 – impossible de le citer ici en entier – texte exemplaire, pour nous, emblème de tout poème d’amour : « Tu retenais le monde. […] Il fallait attraper le soir. Rien n’est moins sûr. Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions. La nuit ne peut cesser sa marche (le fil renoue sa chance). Nous cherchions les croissants d’ombre pour lutter contre le temps. ». (souligné dans le texte).

Le fil renoue sa chance. Le fil de givre obsède la poète – dans ce livre comme dans certaines de ses photos (visibles ailleurs). Le givre qui se pose sur toute chose l’hiver : « Pas une feuille n’échappe au tomber de glace. ».

Mais le givre, signe de « chagrin » (« même chagrin ») est transmué, transsubstantié : « Ce que nous fûmes résonne. / Image morcelée avant le soir. / Braises et ricochets. Sur la mer, / fragments dispersés du jour / à la lumière des baisers. // Crois-tu ? ».

Les derniers mots, soulignés par la poète même, montrent moins le doute, que le désir de repartir à l’assaut de l’évocation de l’amour. De sa permanence – dans le faste et le néfaste inextricables.

Si : « Le temps fait plus que dit. Il façonne, éponge, il gagne. ». Si : « nous ployons. ». Si : « Pas de fumée quand brûle la métamorphose ». ». Si la question s’impose : « Quel est son nom de disparition ? ». C’est parce que les mots vont, nous le disions plus haut, tout réparer, recoller les fissures. Mais cette tâche s’avère plus dure, ardue (impossible ?) – que prévu : « Rien de plus indicible que le mot sans lettre en gorge. ». Surtout quand on a, (par opposition ?) le « Trait de génie, jacinthe à poindre, la jonquille quitte la sphère forestière. Chasse à couvert. ».

Alors il ne reste plus que ceci à la poète : : « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie. Ici saigne, ici ne se relève pas, sa flamme effleure le poème vivant. ».

Belle « récompense » ou compensation – trophée de chasse poétique : que les mots soient vivants. 

La nuit (fin de l’amour ?) et la braise (l’amour toujours présent) effraient en égale mesure. Alors « Contournons l’obscur assaut. ». Mais « Il nous faudra silence, l’invisible secours, le corps de l’attraction pour échapper, seule foi, au mouvement. ». (le soulignement par la poète). 

Fuite, toujours. Fuir sans fuir : « Nos retours sans arrivée. ».

Ce qu’il reste à faire – encore et toujours – devant l’amour, devant toute chose du monde : « je ferai, juré, les phrases ou les vers. Choix de roi. Docile dans les mots comme une secousse démembrée. Récitant, l’éternité, prise certaine, // nulle résistance. ». L’humilité d’Isabelle Lévesque non pas qu’elle soit feinte, mais elle est tellement authentique que le langage se libère, devient malléable, elle modèle les mots, les phrases – les dépose, offrandes, dans les pages et nous sentons fortement qu’ils ont réussi à « retenir le nécessaire, le vagabond, ce qui loin demeure, en avant de nos pas dans un terrible cri. ».

Ce livre d’amour – Cantique des cantiques revisité – restera « Signe vif, le serment silencieux [qui] ne craint / ni l’oubli, ni la nuit. ».

Mais l’interrogation persiste : « Le noir tient-il sur la page ? ».

Et surtout le sentiment amoureux qui persiste – visible, attendu et inattendu : « Dans le sommeil, j’ai dénombré les pas, seule ombre écartée du silence. // Qui sauf toi ? » Cette fois-ci c’est nous qui soulignons : Qui sauf toi ? En effet, tout est rempli de l’autre. Sans pour autant que le monde soit plus clair ou éclairé : « et nous longeons le bord, parure brochée, livre enluminé de mystère. ».

La poète, au milieu du monde, renforce son mystère par son propre mystère, ou du moins par celui de son amour. Et cela se fait très discrètement : « Livre ou tissu, trace légère / qu’un murmure dépose / sur nos paupières de feuilles. ».

Cette trace n’est pas du tout factice : sa légèreté correspond à une force telle, que l’être amoureux devient partie du monde, élément de la nature, notamment glace/givre. La poète devient le givre même, ou bien ses mots sont ce givre, se déposant sur le monde, en hiver. Beauté à saisir : des choses à l’abri, ou mises en évidence par le fil de givre (des mots). L’outil devient l’objet. Les mots deviennent l’amour même : « Et la glace sculpte l’éphémère, sa trajectoire apaisée. / Elle laissera le florilège, / trace à peine le gel que le pas brisera peut-être. ». (souligné dans le texte).

Cette discrétion de la notation n’est pas forcément la discrétion du sentiment : au contraire, c’est cet éloignement et l’identification, nous disions, avec les éléments naturels, qui montrent sa force : « Sans risque / sommes givre ou feuille, contemplant, légers, / la poussière / à peine encore. ».

L’amour ne peut être qu’ancré, sa force le lie à la terre : « Nous sommes, / loin d’une apparence trompeuse, noués à l’herbe. ». Et ancré au ciel : « Le givre seul couvre le sol ou le ciel de sel – nous l’ignorons. » (nous qui soulignons). Toujours, donc, cette oscillation, ce vacillement, ce doute qui n’en est pas un : « Ce qui survient, image ou saveur : indéchiffrable. ».

Sans se contredire, la poète parle de l’écriture en soi, suffisante, et non pas du besoin de signes de quoi que ce soit, car l’écriture devient danse et c’est ce qui compte : « La danse évite de croire la perspective sans fin. Murmure impuissant, le mouvement ne délivre qu’un fil écrit, pas un signe. ».

Alors on peut remarquer ce rapprochement, entre le fil écrit et le fil de givre, que nous avons déjà fait, mais qui ici est visible – signalé ! – dans le texte même.

Et la clé du titre – du livre ! – est-elle peut-être dans ces vers : « Pour réveiller la menace tue, mes baisers te soulèvent – c’est ton ombre, autour de tes bras, autour de ta vie, corde fine, brindille. Fil de givre ? ».

La question n’en est pas une : c’est la réponse même – l’amour c’est le fil de givre déposé sur l’être aimé.

Pourquoi le givre ? Parce que… l’’amour.

Mais rien n’est gagné – ni en amour, ni en rien. On repart à son assaut : « Je regarde, / j’ai perdu le fil. ».

Feu et glace s’entremêlent, réalité et songes s’entremêlent, passé et présent s’entremêlent, dans l’« écho ».

Car il y a cette évidence : « Toi, alliance. / Tu n’échappes pas aux donnés contraires […]. ». Evidence dite/écrite/tue : « Nos entrailles d’encre, parchemin silencieux. Coins brûlés, acceptons le feu et les phrases. Longues, emportées. ».

Et c’est ce que nous devons faire avec les textes d’Isabelle Lévesque : accepter leur feu, quand leur écriture est fil de givre. Beauté qui (nous) enflamme.

Et la poète est consciente de son aboutissement : « Nous poserons le bleu, ses gouttes vives / étonneront la braise – trop attendu. / Tu caresseras le projet, corps / vestige, nous serons singuliers. ».

A singulier amour correspond singulière écriture – celle d’Isabelle Lévesque. Ses poèmes nous étonneront – lire : émerveilleront – toujours. Pourquoi ? Tout simplement parce que « Les mots suivent un chemin plus bas, la mer, / ses souterrains conduits. / Dénichés pour une graine muette. / Nous recouvrons les signes. Protégés, / nous les savons, // ils deviendront. ». « L’or trouvé / dans les légendes », cette fois-ci a été trouvé et mis dans sa propre légende, par la poète. Lecteur, « Trop vécu le livre – savoure. ».

Savourer son « envol vif ».

Sanda Voïca

Paysages écrits
N° 30 / Octobre 2018

Isabelle Lévesque lue par Pierre Dhainaut

Isabelle Lévesque, Ni loin ni plus jamais, couverture de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 36 p., 2018, 9 € ; Le fil de givre, peintures de Marie Alloy, Al Manar, 68 p., 2018, 16 €.

 

Ni loin ni plus jamais et Le fil de givre, qui viennent de paraître à quelques semaines d’intervalle, Isabelle Lévesque n’a pas jugé utile de dire dans quel ordre et à quelle date ces livres ont été composés, mais qu’importe, une même pensée s’y déroule, que la poésie anime, l’écriture, toute de ferveur, y ouvre le passage où elle se métamorphose en parole. Il est impossible de les séparer, et d’ailleurs Marie Alloy nous invite à les lire ensemble puisqu’elle a édité le premier en choisissant pour la couverture la reproduction d’une de ses toiles et qu’elle a accompagné le second de peintures originales à la fois discrètes et intenses. Avant même de lire, nous voici par l’image mis en présence de failles, « une meurtrissure » dans le ciel de Ni loin ni plus jamais ou dans l’espace nocturne du Fil de givre ces lignes blanches, déchirantes, mais simultanément elles suggèrent que rien n’est définitif, que là même où tout fut lacéré, tout peut être relié. Chacun apportant son éclairage propre, les deux livres se complètent, ils reprennent la question de toujours d’Isabelle Lévesque : quel est le pouvoir de la parole que soulèvent les poèmes ?

Elle l’affirme dès le titre de la « suite » qu’elle dédie à Jean-Philippe Salabreuil, Ni loin ni plus jamais, puis dans les premiers vers : un poète que nous aimons ne disparaît pas de notre horizon, les mots, « les mots (fantômes) » qu’il nous lègue, il nous revient de les reprendre, de les réincarner. Depuis longtemps Isabelle Lévesque reconnaît en l’auteur de L’Inespéré (qu’elle a cité dans un livre précédent) l’une de ses figures tutélaires, après Thierry Metz. Elle le sait, comme on dit si bien, par cœur. À celles qu’elle lui a déjà consacrées elle ajoute ici une nouvelle étude critique où elle évoque en quelques pages denses cette vie et cette œuvre qui n’aspiraient d’un seul élan qu’à la rencontre de l’Aimée ou de l’Absente, lesquelles désignent aussi la Poésie. Mais Isabelle Lévesque a souhaité davantage. Comment être fidèle, comment entendre au plus intime la voix qui l’avait bouleversée sinon en mettant à l’épreuve l’écriture personnelle, celle des poèmes ? Jean-Philippe Salabreuil par ses poèmes « énigmatiques et fulgurants » l’a enhardie, elle ne l’a pas imité, elle a pris le relais dans la recherche d’une langue enfin libérée de ses inhibitions, qui refuse de se satisfaire du moindre résultat, une langue, dira Isabelle Lévesque dans Le fil de givre, « signifiant parole accrue ». Ses poèmes sont sans cesse en éveil, ils n’apaisent pas, ils renouvellent « l’ardeur » qui unit l’œuvre et la vie. Ils tendent un « fil », mais si ténu soit-il, si précaire, le « fil de vie » est tenace. Aveugles, nous sommes aveugles si nous craignons qu’il ne s’éteigne ou ne se rompe dans la nuit d’hiver.

 

Remercions Isabelle Lévesque de nous inviter avec la passion qui est la sienne à redécouvrir un poète que nous avons négligé, mais cette suite, dans l’acception musicale du terme, prend place parmi ses autres livres, et par exemple elle introduit à la lecture du Fil de givre. L’exigence à laquelle dans tous ses livres obéit Isabelle Lévesque l’oblige chaque fois à varier les approches, les couleurs, les rythmes. À l’exaspération de Nous le temps l’oubli, à l’exubérance de Voltige ! succède dans le nouveau livre une tonalité plus calme, parfois mélancolique : la fleur préférée, le coquelicot, n’y fait que de brèves apparitions, et les phrases heurtées, fragmentées, font place à une expression entre prose et vers, indéterminée ou, pour mieux dire, vacillante. D’une étoffe à travers laquelle on a passé un fil d’or ou de soie, on dit qu’elle est brochée, Isabelle Lévesque le rappelle, c’est bien un fil qu’elle tisse, et tout le texte s’en trouve mystérieusement illuminé. Il s’adresse à notre sens des images comme à celui de l’étoffe profonde. Qu’est-ce que ce « fil de givre » ? Faut-il regretter qu’il ne soit pas un signe solide, imputrescible, qu’il ne soit qu’une « brindille » ? Assurément il est fragile, c’est sa plus grande force. Il n’est si vif que parce qu’il est secret. On le croit intermittent, il est en permanence présent. Nul ne le trace d’autorité, ce fil de givre ou d’encre semblable au givre, nous le faisons vibrer – respirer – « tant que souffle », tant qu’il y aura en nous un souffle de vie qui demande que nous disions « les mots premiers ». Ce sont, pour Isabelle Lévesque dans ce livre une fois encore, l’un des plus émouvants qu’elle a publiés, ceux de la poésie et de l’amour indissolublement accordés.

 

La poésie ne connaît pas les pages ultimes, elle n’accepte pas les conclusions, elle s’accomplit dans sa perpétuelle naissance. « Promettre suffit », Isabelle Lévesque n’a pas besoin d’en dire plus : à la fin de son livre, le mouvement devient « envol ».

PIERRE DHAINAUT, Europe, n° 1075-1076 – nov./décembre 2018


Isabelle LÉVESQUE   LE FIL DE GIVRE   (peintures de Marie ALLOY)

Éditions Al Manar, 2018, 68 pages, 16 Euros.

 

« Nous cherchions les croissants d’ombre pour lutter contre le temps. »

« Tu courais contre le temps, depuis longtemps les semelles de vent avaient cédé. »

La poésie d’Isabelle Lévesque ne vise peut-être, au fond, qu’à une mesure inédite du temps. Plutôt l’affronter que se laisser entraîner dans sa course : sans doute nous respectera-t-il davantage, nous conduira-t-il à envisager l’inépuisable de préférence à l’éternel, et donc à nous sentir un peu plus responsable de notre existence. Le temps ne serait-il alors qu’un « entre-moments » couleur de sable ?

On l’aura compris : Isabelle Lévesque, poète de l’écart, nage sur terre, temporalise les territoires, spatialise les instants, détruit l’ordre poétique existant pour une plus belle renaissance. La parole cogne, syncope (« Phrase et le verbe échappé rejoint »). « Les beaux livres sont écrits en langue étrangère », a écrit Proust. Les mots, eux, cherchent trace entre fragile et nécessaire. La poète les secoue jusqu’au mélange ultime où la phrase pourra se boire tous parfums confondus :

« Récitant, l’éternité, prise certaine, nulle résistance ».

« Jour où craindre ce qui loin brise » ;

Mots où consonnes, voyelles, syllabes vivent leur vie propre. Y a-t-il sens ? Bien entendu : il y a peu d’écritures aussi peu gratuites. Mais le poème né de ces mots est bien plus en signifiance qu’en signification :

« Noue les mots au feu de la dispersion. Fais signe, lune pleine ».

« Tu crois aux signes, seule vertu ».

« Nous recouvrons les signes. Protégés, nous le savons, ils deviendront ».

La tension de l’arc de parole ici présente entraîne une cession de l’initiative aux mots aux dépens des choses. Et donc, toute conciliation est impossible en poésie : telle est une des grandes leçons d’Isabelle Lévesque. Il s’agit de maintenir au vif ces tensions qui lui sont inhérentes et dont l’harmonie, disait Héraclite, fait monde.

En même temps se diffusent au long de ces pages les effluves, discrets mais tenaces, d’une étrange douceur. Comme si cet absolu côtoyé ne pouvait, pour prendre chair, être vécu que sous un prisme élégiaque diffracté, dont les facettes ne seraient éclatées que pour faire croire à la fausse primauté du langage sur le sensible. Ce langage qui est ici espace discontinu taillant dans le réel pour le reconstruire en un patchwork reconfigurant la notion d’écriture, la faisant passer de l’attendu à l’inespéré. Isabelle Lévesque abolit ainsi le soupçon qui pèse, depuis ses origines, sur l’illimité du langage (sinon sur son pouvoir réel, ce qui est un autre problème).

La poète nous le dit : toute existence porte en elle une fissure, par laquelle fugue l’attente, mais aussi passe la lumière. À condition d’être conscient que l’appel de l’ombre est immémorial (« Nous nommons, nous devinons l’ombre, elle avance : nous hésitons »). Le feu dans le cercle de glace. La lumière est sans cesse présente à contre-jour, prenant le temps d’être ce qu’elle signifie (« davantage d’obscur là où est le rayon », disait Jean de la Croix). Et le poème devient la dernière chance laissée à une parole dévoyée à force de parler aux miroirs.

Alors la syntaxe multiplie les points de vue, visant de haut, traquant de près, guettant le point de fuite. Mais ne perdant jamais de vue cette proie qu’est la vérité sensible du décrit. Écriture où glace, givre, gel, mais aussi feu, loin d’obéir à leur destin (fondre ou s’éteindre), agissent et (nous) conduisent. Écriture de l’écho du vestige, des baisers « corde fine, brindille ». Écriture parlant du fugace (de nous, en l’occurrence) en mots eux-mêmes précaires (« tu diras comme toujours / nous fûmes / indistincts »). Écriture traversée à la fois de béances et de silences (la respiration de la prosodie faisant ici résonner le silence et sa nécessité intérieure).

« Livre enluminé de mystère », donc, que cet ouvrage. Mais quel mystère ? Faut-il un pluriel à ce mot qui nous ferait comprendre que nous sommes en présence d’une cérémonie initiatique permettant de parvenir aux Champs Élyséens (Eleusis), quelque chose qui laisserait le lecteur libre de choisir son chemin, de se tromper, de se perdre ? Ainsi y aurait-il appel à une communauté de vision plus qu’à un échange formel. Préférence serait donnée à la louange au sensible sur la quête du sens, et le « fil de givre » ne serait alors autre chose que ce qui nous permettrait de nous relier à notre propre énigme, en conscience aiguë de l’éphémère.

Isabelle Lévesque parvient ainsi à célébrer la toute-puissance du réel en le tordant en tous sens (de façon à prévenir son ultime effondrement ?). L’imagination n’est plus alors seulement recomposition de nos héritages, mais restructuration du réel où s’inventent les possibles à venir. La voici toute proche de l’« imagination vraie » de Paracelse, qui n’est ni l’imaginaire ni le fantasmatique, mais une vertu de l’éveil qui fait saisir l’instant et l’occasion fugace.

Par quoi ce livre, finalement, est-il sous-tendu ? Le monde est, nous dit la poète, une explosion de forces telluriques et élémentaires, mais aussi cosmiques, et représente donc un devenir qui tend à revenir constamment sur lui-même (« silence augure retour / sans fin »). Répudiation de tout « devoir être » abstrait et de tout idéal opposé à la vie, acceptation du passé et de l’avenir : Zarathoustra sourit…

Poésie talismanique où la poète troue la langue pour que puisse se fluidifier la parole. Poésie du geste et du trait, du silex et de la craie, qui cautérise les blessures, mais seulement après les avoir nommées (« j’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie »). Et que signifie, ici, nommer ? Tenir le cap, malgré les abdications et les débâcles, sans oublier de dialoguer avec la profusion. Ainsi Isabelle Lévesque nous apprend-elle à réduire, autant que faire se peut, l’intervalle irréductible existant entre mots et monde, entre parole et territoire. En ses lignes, elle s’absente du monde pour mieux revenir au monde. Peut-être est-ce finalement cela, écrire.

 

Jean-Louis BERNARD, Diérèse N°74, novembre 2018


Le fil de givre, Isabelle Lévesque, Al Manar éditeur

ISBN : 978-2-36426-225-6, Mai 2018, 68 pages,16 €

 

En vers et en proses, les poèmes assemblés dans le livre sont tels un bouquet de fleurs que la poète affectionneet que l’on cueille dans les prés aux hasards des chemins. Ici sous les feuillages ombrés de la mémoire.Et il faut trouver au bouquet le juste arrangement des fleurs pour restituer l’émotion des souvenirs. Une quête où la poète s’engage avec ce livre.

L’univers d’Isabelle Lévesque prend racine d’emblée dans le territoire calcaire des rives de la Seine où elle réside. C’est à partir d’un lieu concret que s’édifie son paysage poétique constitué de réminiscences intimes et de paysages réels ou imaginaires.

« Escalier droit, marches larges. Jour au pied de la falaise calcaire. Nous gravissons les degrés couverts de lierre. »

C’est par le chemin du poème qu’Isabelle Lévesque rejoint cet univers. Celui d’une enfance peut-être ou d’un temps passé qui fut cher.Le langage y est parfois mystérieux et le lecteur n’y accède que par suppositions face aux vers sibyllins qui ouvriraient les portes de sa mémoire.

«Loin qui cogne et contre temps ? /Où vaciller ? Le cœur en sa faveur demeure – craie évanouie. Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. Espère. »

Idiome, langage profond, poèmes pour innerver une émotion toujours vive et singulière.

« Viscères, plus de, moins, calcul mental, la retenue./ J’oublie,je cogne. »

L’espace intérieur d’Isabelle Lévesque ne semble accessible que par les arcanes du poème qui circonscrit le lieu d’une mémoire fondatrice. Les poèmes rouvrent un dialogue interrompu. Les vers sont bousculés par des ruptures, des énumérations, des ellipses…Mots seuls parfois laissés en guise de vers. Vers et prose mêlés, le rythme va ainsi du poème à la voix. L’écriture ouvre large à la parole jaillissante.

Entre les pronoms personnels je, tu et nous un horizon apparaît dans les vers comme le lieu de moments partagés.

« Ce que nous fûmes résonne »

Un précieux passé qu’Isabelle Lévesque voudrait raviver.

«  Peindre, écrire, renouer les fibres déliées,/ »

Le lecteur se déplace dans ce lieu secret aux horizons singuliers. Ceux de deux êtres liés au sein d’un même univers, ayant vécu des épisodes marquants et constitutifs aujourd’hui de la poète seule. Les poèmes restituent ces émotions aux rives du corps vivant. Le dialogue se poursuit alors avec ce tu renaissant dans les vers :

« Matin clairs dis-tu dans l’emportement et les frasques./… »

Peut-être est-il un serment ou une promesse à la source de la poésie d’Isabelle Lévesque comme ces vers le font penser :

«  Tu veux. Des poèmes./ Je m’attelle. Tu souris. Alors possible. / Je ferai, juré, les phrases ou les vers./… »

puis, comme en signe de fidélité elle poursuit :

« Signe vif, le serment silencieux ne craint / ni l’oubli, ni la nuit./… »

Souvenirs ravivés par le creusement des poèmes, source vive d’un lieu natif, la poésie est ici ce « Fil de givre » fragile préservé dans la mémoire. Un lieu à la fois cher et nostalgique partagé avec l’autre, aimé, perdu puis rejoint par la grâce du poème.

« L’horizon s’éloigne, notre jour se borne au songe./ je t’embrasse. / … – c’est ton ombre, autour de tes bras, autour de ta vie, corde fine, brindille. Fil de givre ? »

Hervé Martin

 Le Journal des poètes (N°4, décembre 2018)


Le Fil de givre, lu par Sabine Dewulf

Un recueil, c’est d’abord un titre : Le Fil de givre[1] me saisit par son contraste avec la saison printanière où il paraît, où je le reçois. La couverture – une peinture de Marie Alloy – est aussi contrastée, d’une autre manière : elle hésite entre des branches bleu-noir et une clarté neigeuse, entre l’obscurité dense et le fil éclatant du givre dont les pointillés suggèrent la possibilité toujours offerte du lien. Celui-là même qui redéchiffre le contraste comme un rythme bienfaisant.

A la lecture des deux épigraphes, un tel rythme se confirme. Les vers sont d’Eric Sautou, dont Isabelle Lévesque dit attendre chaque nouvel ouvrage avec ferveur[2]… Ils semblent proclamer l’impuissance de l’hiver (« La flamme pourrait s’éteindre, le vent tout emporter ») à abolir « l’or » éclatant de l’offrande amoureuse ou la simplicité des « fleurs ».

Le tout premier texte du Fil de givre nous est donné « Au rendez-vous de pierre. » La présence d’un « escalier droit » – celui « du ciel », m’invite à le gravir dans les pas de l’auteure (le « nous » s’y offre d’emblée). Il est question de « hisser » les mots vers des « nuages » qui « se font torrents »… La pierre ne pèse pas et l’abîme est immédiatement évité : « Le saut devient danse. […] / Pas le vide. » Déjà se trace la promesse d’une ré-union, même si l’issue en est incertaine : « Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais ». La mort, l’absence toujours possible, donne à la promesse ancrée dans le futur de l’indicatif sa consistance propre, vulnérable – précieuse.

Je lis, puis relis Le Fil de givre : « Livre et le vœu. » (p. 45) A l’autre bout du livre, je me sens réunifiée par ce fil d’une promesse dont la vibration garde son intensité : « Promettre suffit. / Promettre lie au poème gardien de la route silencieuse. » (p. 61). En son centre, nous avons reçu bénédiction d’un « Signe vif, le serment silencieux. » (p. 32). Cet essor du promettre, un autre poème le confirme, que je ne peux m’empêcher d’entendre comme un autoportrait avant de m’apercevoir qu’il figure sur la quatrième de couverture : « Elle écrit. C’est sa vie / tracer le ciel d’éternité, / Vivre l’arrivée sans fin. / Promettre. » (p. 62) Promettre, c’est laisser aller ou partir (mittere, en latin, qui a ensuite donné envoyer) en avant (pro). Adresser en douceur à quelqu’un ce qui demande à s’exprimer. La promesse crée ainsi l’espace d’une « parole accrue », celle du poème – cette langue si particulière dont le verbe « aimer » est le noyau (p. 63) et dont l’emblème pourrait être ce « signe croix devenu nous » (p. 13).

Mais promettre n’est vivable que si l’on se souvient et que l’on cherche à retrouver : « Naguère fut promesse tenue. » (p. 49). Je songe ici au symbole primitif, cet objet antique que l’on brisait en deux parties pour mieux le reconstituer et ainsi symboliser les retrouvailles entre interlocuteurs séparés. Est-ce un hasard si me frappe en ces pages une cohérence – ou cohésion – qui résonne avec le titre ? Cohérence des thèmes qui vont par paire d’opposés et, ensemble, tissent le poème : la brisure et le lien, les voyelles et les consonnes, le soir et le jour, la promesse et la mémoire, notamment. Cohérence – plus grande que dans les recueils précédents, me semble-t-il -, de la syntaxe. Cohérence du lexique, qui gravite autour des mots « pierre », « fil » (et ses variantes : « fibres », « brins noués », « chaîne », « corde fine », « brindille », « filets »… ), « givre/neige/flocons », « sel », « nuit/soir », « flamme/lune/étoile », « compte/calcul », « signe/livre/poème »… Entre ces mots des liens s’esquissent : la pierre une fois gravie mène au ciel et à la lune qui anime les ombres ; la recherche de « croissants d’ombre » permet de « lutter contre le temps », laissant resplendir une nuit dynamique : « La nuit ne peut cesser sa marche (le fil renoue sa chance) » (p. 14). L’accueil du devenir (la lune) et de ses ombres ouvre à son tour l’espace de la flamme désirante et du livre qui se construit pour mieux en témoigner ; les mots sont d’ailleurs « solides » comme pierres, en quête d’« équilibre » : « La balance. Sa pesée. Le verbe court. » (p. 54) Voilà qui rappelle Ossature du silence[3] ; mais celle-ci paraît ici plus douce, (re)vêtue d’un tissu qui invite à la caresse et à l’envol – vers l’étoile ? Celle-ci « file » (p. 33), ce verbe semble dire conjointement la fuite/disparition et le tissage/devenir… Pendant ce temps, le gel « sculpte l’éphémère » (p. 36) comme pour en garder mémoire (p. 24). Si la poésie brode ensemble ce qu’elle convoque dans ses vers, c’est sur le modèle d’une nature constamment inspirante, où sont indissociables la rupture et le lien, l’éloignement et le retour, le calcul et l’élan : ainsi « la sève enfuie » laisse-t-elle la trace d’un « frémissement » (p. 18)… « Sans risque », nous voici appelés à nous sentir « givre ou feuille » (p. 37). La poésie, à la fois mémoire et projet, lien et brisure, nous invite à l’harmonieuse oscillation du sens, s’appuyant sur des signes qui sont aussi des « chiffres neufs » (p. 22). A l’origine, l’écriture (et le conte) n’était-elle pas un compte ?

Ainsi lisant, nous demeurons en mesure de traverser le temps en le goûtant, quelle que soit la saison de l’existence : à l’instar de l’ « écume » (p. 20), le givre devient le « sel » de la terre et du ciel (p. 38). L’injonction veille : « Trop vécu le livre – savoure. » (p. 58) Le recueil s’achève sur l’invocation d’une « encre savoureuse », profondément amoureuse. C’est une « éternité » (p. 31) perpétuellement renaissante qu’il s’agit de goûter : le dénouement est aussi commencement, le désir d’ascension du poème augural aboutit au geste de rejoindre l’« initiale », l’« origine » (p. 63). Isabelle Lévesque nous invite d’ailleurs à compter les apparitions de l’« aube », « cent fois altérée » (p. 48). L’aube se confondrait-elle avec la soif ? Ne nous aiderait-elle pas à déranger l’ordre fallacieux où nous plaçons les choses, à assoiffer la langue et le monde pour qu’ensemble ils réclament et apprécient la saveur de l’instant originel (p. 21) ? Creuser la page, les mots, appeler l’ « encre nouvelle » (p. 58), laisser le manque appeler ce qui veut le combler, sans fin… La quête de blancheur, totalité ou absence des couleurs, résume ce programme poétique : celle du sel communie avec la couleur du givre et de l’aube, de l’instant primitif, préservé des habitudes : l’écriture s’efforce de « dire les mots premiers », les « bribes » du poème, de garder « matin » sur nos lèvres (p. 48).

A travers ce jaillissement presque mathématique, j’entends profondément les échos de deux recueils précédents. D’une part, la danse fleurie de Voltige ![4] : « Nous, l’envol vif. » (p. 63) ; de l’autre, le ruban enluminé de La Grande année (2018) où les saisons s’épousent, coécrit avec Pierre Dhainaut, à qui est d’ailleurs dédié un poème : écrire ressemble à recoudre le temps, à accorder l’hiver au printemps sur « les tapis du ciel » (p. 34), en prenant bien soin, au passage, d’éviter toute rigidité et, surtout, toute continuité trompeuse, tout nœud fallacieux : « Noue les mots au feu de la dispersion » (p. 33). Le fil de givre est fragile, sa beauté ou fulgurance naît de cette précarité : il offre cette « ponctuation de l’ombre » (p. 10) à laquelle nous renonçons lorsque nous obsède le tissage de notre propre noirceur (« Nous avons trop filé le noir », p. 28). Inversement, si parfois la syntaxe vient à se rompre, c’est précisément pour éviter de rompre, pour préserver le lien vivant : « Rien ne saurait clore le geste, / je vais vers toi qui, loin. » (p. 57) Dansant ou vibrant est le geste vital d’Isabelle Lévesque, qui coud de point en point tout en prenant soin de maintenir les écarts : les « points serrés » du ciel « se signent » dans l’« écart » de la terre qui tremble ; en miroir, la surface de la mer offre des « points écartés » (p. 20). Ce geste poétique lance des cailloux de sons, de signes, guettant en retour l’« écho » qui « fomente » le « serment » (p. 31), suscitant des « ricochets » (p. 19). Aussi le fil d’écriture laisse-t-il la place libre aux « tourments » (p. 11), à une « Déconvenue subite » (p. 23), à la nuit et à la mort (p. 22), à la solitude d’un Atlas « portant sur son dos monde » (p. 37), au « Vent terrible » (p. 40), au « Chagrin des heures » (p. 55)… Le « Sillon » trace à la fois un « secours » et un « sillage » et le ciel « porte le sens bleu » du « creux fécond » (p. 20).

Refermant (provisoirement !) ce livre, j’en retiens ce vers comme une quintessence : « Ce qui cesse commence » (p. 62). Combien d’entre nous, peinant dans notre effort de vivre, oublions cet adage de poète, par excès de focalisation ? Il nous suffirait d’élargir le regard après avoir gravi la « falaise » initiale (p. 9) pour recoudre ces contraires que nous pensions distincts : comme dans le « conte » ou les « légendes » (p. 56), la pierre nous mène au ciel, toute fin porte le germe de la naissance et le givre dessine le fil d’une « parole première » (p. 53), où se formule le lien jaillissant de l’amour. En témoigne le dialogue constant entre « je » et un « tu » masculin – volontiers conjoints dans le « nous ». Un tel dialogue va jusqu’à s’installer comme tel à la page 47 : « Qu’as-tu écrit ce jour? /- Les mots de guerre vaincue […]. » Lire Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque, c’est suivre le fil tremblant de la promesse d’amour, toujours à raviver. C’est se laisser gagner, page après page, par la grâce – légèreté et fraîcheur – d’une « Réponse » « Sans question » (p. 30), « pour que le soir ne soit pas // la fin. » (p. 48) C’est retremper nos paroles machinales dans la fluidité, l’infinie circulation de la vie bien aimée : « Aimer tient en un verbe rond » et « Ce qui cesse commence »…

Sabine Dewulf, Terre à ciel, janvier 2019

 

[1] Isabelle Lévesque, Le fil de givre, peintures de Marie Alloy, éditions Poésie / Al Manar, 2018.

[2] Entretien avec Sabine Dewulf, « Terre à ciel », 2018, https://www.terreaciel.net/Dix-questions-plus-une-de-Sabine-Dewulf-a-Isabelle-Levesque#.WzvCrNIzbcs

[3] Editions Les Deux-Siciles, préface de Pierre Dhainaut, encres de Claude Lévesque, 2012.

[4] Editions L’Herbe qui tremble, peintures de Colette Deblé, 2017, prix Yvan Goll 2018.

 


Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture de Mathieu Hilfiger

 

En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui tremble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une folle ronde : tantôt tourmente, tantôt transcendante, sa force centrifuge toujours nous décentre, active le moteur désirant au cœur de notre vie, qui ne demande que cela : tourner et sortir d’elle-même, enthousiaste.

Ce drôle de mouvement fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la raison qui nous arraisonnait, abolit les mesures de contrôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, semble approché. Paradoxalement, le mouvement centrifuge de la danse amoureuse produit un effet centripète : notre personne se remet à creuser son propre sillon, gagne en concentration, s’individualise.

À travers une parole sensible tendue entre échos d’expériences intimes et sens à portée universelle, Isabelle Lévesque a pleinement joué son rôle de poétesse. Les deux extrémités du fil poétique ont leur rôle à jouer, même si c’est d’abord l’extrémité individuelle que tire l’auteure.

 

Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, avec des
peintures de Marie Alloy, Al Manar, 2018

Dans les poèmes en vers et en prose de son recueil Le fil de givre, accompagné de belles peintures de Marie Alloy, qui a paru au printemps 2018, c’est le même fil que tire Isabelle Lévesque. Malgré les vertiges donnés par des expériences souvent impossibles à rassembler en un tout cohérent, il faut oser sauter le pas, pour que la danse de la vie regagne de l’élan, que soit entraînée dans un mouvement notre vie toute entière, sans que soit abandonnée derrière elle l’une de ses parties. « Le saut devient danse », lisons-nous à la première page du livre.

 

*

Ces poèmes, qui, de prime abord, peuvent paraître abstraits, ne le sont pas, ils détiennent seulement une part de mystère, que l’écrivain partage avec le lecteur, et ne renvoient qu’à des expériences vécues, mentales ou physiques. De sorte qu’ils savent comme par eux-mêmes – mais en fait, par l’art poétique – se frayer un chemin liquide dans la masse calcaire (Isabelle vit auprès du Plateau du Vexin), compacte et ancestrale, des souvenirs. Cependant, là-bas une complicité intime lie l’eau et le calcaire, le liquide et le minéral, une complicité toute faite de temps, dans sa modalité de durée à l’échelle géologique, autrement dit de patience.

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

Le livre commence ainsi :

 

Au rendez-vous de pierre.
Escalier droit, marches larges. Jour au pied de la falaise. […]. Le saut devient danse.
[…] J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. (p. 9)

 

Par ces chemins sinueux que l’auteure leur assigne de son mieux, les souvenirs trouvent parfois une issue à la surface de la conscience, révélant ainsi une part de leur secret. Pour l’heure, l’élément minéral domine, les chemins « couverts de lierre » (ibid.) sont périlleux, et dans ce même poème, la « pierre » en excipit fait écho à celle en incipit :

 

Désormais vigne se cueille.
Je te retrouverai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forteresse de pierre.

 

 

La même « pierre » scelle encore le passage vers les hauteurs de la conscience, gravis par « degrés » (ibid.). « Désormais » et « ou jamais » : deux ensembles de trois syllabes, mis en relief par l’auteure grâce à l’italique, riment ensemble, défiant réciproquement, mais sans encore pouvoir la dépasser, leur apparente contradiction temporelle, celle de l’avenir qu’ouvre le présent (ce que signifie « désormais ») et celle du présent à l’avenir fermé (ce que signifie « jamais »). Quant au « mais », il rature chaque mot de l’intérieur, conspire pour leur réconciliation.

 

*

« Pas le vide. Nuit claire » (ibid.). Les jalons sont déjà présents, il suffira d’ouvrir les yeux, et de faire confiance au temps, qui finira bien par nous élever, « ronde ascension » (p. 57), et ouvrir la « forteresse du ciel » (ibid.). La nuit est claire, n’est jamais absolue. « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées » (p. 20).

Pour l’heure, le lien fragile doit encore être tissé, ou retrouvé – retissé –, si bien qu’il y manque le « l » final : « Fi du jour ! » (p. 10). Ce « l » qui tombe, par exemple, n’est pas une réduction positive, mais une perte, dans le procès de restitution du sens. « Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle. » (p. 12). Comment rassembler le sens sans les phrases, les phrases sans les mots, les mots sans les lettres, quand ces dernières, bien « loin » (ibid.) de tout accord de paix, sont en lutte, peuvent s’annuler l’une l’autre, surtout les vindicatives voyelles, dont la sonorité naturelle prime les trop sourdes consonnes, discrètes par nature, et dépendantes de leurs sœurs. « Les consonnes assourdies trébuchent » (ibid.). « La voyelle, accentuée, vigilante, écarte le carrefour des consonnes. » (p. 32).

*

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

« Fi du jour ! ». De même que les ténèbres nocturnes ont d’emblée été relativisées, le jour, aussi accueillant soit-il, doit être repoussé, pour laisser place au travail de la matière des souvenirs – du présent immédiatement transmuté en souvenir. Cette matière est nuancée comme l’est la lumière dans la vie, faite de jour et de nuit : c’est une « ombre » (p. 10). Ainsi, un travail ardu aux tréfonds de la langue sera nécessaire, à travers un double biais :

D’abord, un biais photographique, c’est-à-dire la révélation des dégradés du noir au blanc :

 

Temps ferment, nocturne inversé,
ponctuation de l’ombre
tournant pleine-lumière  (ibid.).

 

L’espoir tient précisément dans la précarité de la lumière, et non dans le plein feu du soleil. Vacillante dans la nuit, la flamme demeure vaillante.

Ensuite, un biais de gravure, la langue creusant la matière des mots pour lui donner, outre la couleur, un aspect propice à l’expression recherchée : « Nous ne graverons aucun signe pour durer » (p. 63), et :

 

Phrase et le verbe échappé rejoint.
Rien ne finit qu’il faille creuser un sillon, ces lignes où des signes attisent.
Trace. Vestige. Les mots solides  […] (p. 54)

 

 

*

Que se joue-t-il dans les tensions entre ces extrêmes – non, ces pôles –, nuit et jour, voyelles et consonnes, passé et futur, etc. ? C’est justement cette tension qui met en mouvement, ou permet de le retrouver ; qui, relançant ce mouvement, par suite entraîne positivement chaque pôle dans une « danse », afin que leur polarité ne constitue pas une simple opposition négative ; enfin, qui permet, à partir de ce dynamisme, qu’un avenir puisse encore advenir.

Ainsi, tantôt il s’agit de « flétrir le soir » (p. 16), tantôt de « défroisser le jour » (p. 18). Le jour est propice pour flétrir le soir, le soir est propice à défroisser le jour. La nuit n’est pas négative, et ne doit pas étouffer le jour. Chacun doit trouver sa place vis-à-vis de l’autre, qui doit suivre, comme un cycle, comme une ronde – comme une danse.

 

*

 

Le Fil de givre, peinture de Marie Alloy.

La poétesse ne désire pas cristalliser le fil, à sceller le givre en glace immuable, d’une solidité confortable, peut-être. Elle cherche à puiser la force nécessaire à son poème dans la lecture qu’elle fait du givre, son regard glissant le long de sa sinueuse écriture primitive, son œil faisant du fil de givre un fil de lecture, compréhensible, déchiffrable, potentiellement transmissible et partageable.

 

Où la parole première ?
Flocon magnétique.  (p. 53)

 

Le fil de givre tiré, fait fil de lecture, a naturellement pour vocation d’être partagé : de donner un livre, comme le présent recueil, bien sûr, mais préalablement, d’être conçu ensemble. Ainsi, la poétesse n’est pas seule dans ce travail. Du moins désire-t-elle le croire, se savoir vraiment épaulée, cheminant main dans la main dans une direction commune. Mais le plus souvent, la collaboration prendre la forme d’un corps à corps avec l’homme aimé. Solitaire corps à corps (cosmique) autour du duel corps à corps (amoureux). Le corps à corps épuise corps et âme.

 

Tu es en fleur
ou
presque
déjà

– tu es partout  (p. 12)

 

Dans les 9 courts vers du poème suivant (p. 13), nous comptons 4 « tu » et un seul « nous » final. Effectivement, la présence sensuelle de l’être aimé envahit tout, perturbe davantage l’ouvrage (poétique et mémoriel) qu’il ne le favorise. Ainsi les écrivains sont-ils accompagnés, le plus souvent, eux qui se consacrent à un travail très solitaire.

Néanmoins, c’est le propre de l’amour de sublimer le temps en intensifiant l’expérience, quitte à se croire capable de « retenir le monde » ou d’ « attraper le soir. Rien n’est moins sûr. » (p. 14, là encore, l’auteure souligne). « Tu courais contre le temps », lisons-nous p. 18. La « lutte contre le temps » ne peut durer qu’un temps.

« Rien n’est moins sûr. » Après cette précoce prise de conscience, le nuage de « tu » se mue en un nuage de « il » (5 occurrences dans les 9 petits vers du poème suivant, p. 15), un pronom déjà plus distant, ou plus lucide.

Le pouvoir de l’amour devient ainsi une force ambiguë, contre laquelle la poétesse va devoir lutter, et déterminer si elle peut composer avec lui. Lutter pour le temps, restaurer sa place dans la vie. Ce faisant, comment ne pas lutter contre l’amour ? Question douloureuse et délicate, qui est peut-être au cœur du livre.

 

*

 

Comment retisser l’assise du temps pour refaire le monde, lorsque nous l’avons « défait » (p. 18), et que l’amour continue d’entretenir le désir, et réciproquement ? « Ce que nous fûmes résonne » (p. 19). Dans la relation amoureuse, si rapidement blesse la nostalgie !

Désir omniprésent, polymorphe, puisqu’il est semé par l’être aimé, lui-même « partout » (p. 12, déjà cité). Forme ignée, aérienne, gazeuse, ou aquatique, comme dans le poème de la page 20, teinté de mélancolie.

 

Les points écartés
à la surface changent l’écume en sel.

 

Comme en chemin retour vers son origine, l’éros perd de sa fertilité, et du sel naît une écume sans Aphrodite. Plus tard, il sera à nouveau associé à l’élément minéral :

 

Marche dans l’eau claire,
contre la pierre. Le sel (jadis : relief du ciel).  (p. 53)

 

Mais l’élément aquatique est des plus mobiles (« L’eau des métamorphoses », écrit l’auteure, p. 52), car il sait se mêler aux autres :

 

Pour qu’une humide escale prenne terre
et féconde.  (ibid.)

 

L’omniprésence de l’être aimé transforme la contemplation avec la matière mémorielle en confrontation avec lui et ses multiples traces, par lesquelles proprement il s’inscrit partout, et persiste longtemps, sans que l’amante ne parvienne véritablement à décider si elle désire ou non cette perturbation, puisque cette dernière est inhérente à la relation amoureuse. Les choses résonnent de sa présence, même s’il est absent.

 

Tu es passé, le bord-fossé discourt et
falaise, moitié craie, silex en aparté. La voix,
l’inaudible couché au pied du vaillant.  (p. 21)

 

Là encore, le temps, réalisant la complicité entre les éléments, sera un puissant viatique. Car l’aquatique et la terrestre donnent le minéral : celui des falaises calcaire (cette eau solidifiée, un peu friable) auprès desquelles vit l’auteure.

 

L’eau prise en sortilège.
L’érosion n’a rien suivi
du maritime attrait d’un massif poli. (p. 53)

 

*

 

Écrire, si c’est pour relancer le mouvement entraînant de la vie pour réconcilier ses aspects, passe désormais par la lutte. Oui, la danse s’est faite lutte.

« J’oublie, je cogne. » (ibid.). Il faut oublier pour mieux écrire, mais il est impossible d’oublier lorsque l’autre vous rappelle sans cesse à son souvenir, contrariant et favorisant en même temps la volonté poétique. « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres » (ibid.). Si bien que l’amante entend « un mot cogne pour conjurer l’oubli ».

Or, écrire de la poésie n’est possible qu’à partir d’une dilatation silencieuse des sens, ouverts sur le monde et ses manifestations. La poétesse se retrouve ainsi à combattre sur tous les fronts, entre voix et silence, activité et passivité : préservant sa capacité contemplative (les poèmes sont marqués, par exemple, par de nombreux marqueurs saisonniers, jusqu’à l’hiver, et au-delà – p. 25), méditant sur le rôle de sa relation amoureuse, débusquant les ombres pour mieux les accueillir en son sein (p. 23). Autant d’aspects qu’elle composera en un bouquet subtil – « fleur » du sexe masculin (p. 12), « coquelicots » fétiches follement cueillis (p. 18 et p. 34), « jacinthe » et « jonquille » annonçant le printemps (p. 25), « lys immaculé » enluminant le recueil de poésie –, avant que ne prenne le pas, jusqu’à la fin du livre, un herbier plus primitif, composé de simples – « feuilles », « herbes », « lierre ».

 

*

 

L’auteure « cogne » pour oublier, afin d’écrire. À l’approche de la fin de l’hiver, c’est-à-dire à l’approche d’un nouveau cycle vital, pour espérer elle aussi participer au nouveau printemps qui doit venir, elle doit

 

Battre le vent
Frapper fort » (p. 25),
jusqu’à trancher l’hiver.

Pour que le soir ne soit pas
la fin. (p. 48).

 

Mais alors, c’est elle qui « saigne, flanc touché » (ibid.). Dans le danger de l’extinction, la possibilité d’être non seulement traquée mais chassée, l’idée du « fil de givre » (p. 39), aussi précaire paraisse-t-elle, ne peut pas encore émerger. Dans ce poème, la métaphore cynégétique pour évoquer la relation amoureuse prend tout son sens. « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chasseur et sa proie. » (p. 25).

Nous comprenons aussi que deux amours s’opposent, cherchent à cohabiter : celui de l’homme et celui de l’écriture (d’où naîtra l’idée de co-écriture).

Le printemps renaît, comme doit revenir l’écriture.

 

Elle écrit. C’est sa vie[…] Ce qui cesse commence.  (p. 62)

 

Ce mouvement cyclique positif s’oppose au cycle négatif de l’éternel retour, pas celui de Nietzsche, celui des mensonges. Celui-ci, par exemple :

 

 […] au risque du songe, nous écrivons
l’histoire qui n’a pas commencé. Éternel aveu fossoyé par le passé. » (p. 60)

 

Il apparaît alors que le recueil retrace à sa manière, comme une histoire, la dialectique de l’élaboration poétique, faite de moments négatifs et de dépassements successifs. La proie seule n’est jamais chantée, elle l’est avec le prédateur. L’hiver n’est pas vainqueur, sans la tiédeur future du printemps. Etc. Et réciproquement. Dans un poème, « je saigne », le vent battu et la « flamme » de l’ « ici » (p. 25) donnent dans un autre en écho le « tu saignes », le « Il bat » et le « nous brûlons » (p. 40).

 

*

 

Après cette acmé des poèmes des pages 24 et 25, un pas est franchi, la violence retombe.

 

Pas de taille
à regarder venir
le pire. 
 (p. 26)

 

Les amants ont « trop filé le noir » (p. 28), il faut se confier à « la graine promise » (p. 27) de l’espoir d’un printemps. La nuit embrassée au début du recueil, du moins honorée (p. 14), cède du terrain au jour, au supposé « Matin clair, dis-tu » (p. 30). « Braise effraie. Rompt la nuit. » (ibid.).

C’est dans ce contexte plus favorable, mais avec la blessure au flanc, que doit se recomposer, à nouveau frais, le tissage de la langue poétique, sa laine nuageuse.

Pour l’heure, « Rien de plus indicible que le mot sans lettre en gorge. » (p. 25). C’est que la douleur est un savoir, fait de « silence », ce précieux « secours » (p. 30). Mutique, « Sans question » le poète reçoit « Réponse » (ibid.).

Ainsi, l’aventure se poursuit depuis le « Silence plus grand que l’ombre » (p. 36), depuis une sorte de tabula rasa du langage. Silence, puis « murmures » (ibid.). Tout est à recomposer, il s’agit de « relire notre histoire » (p. 32). Mais rien n’est à créer, car tout est déjà présent, sous les cendres ou la neige : il ne s’agit pas tant de créer que de ramasser et rassembler auprès de soi.

La poétesse reprend d’abord la conjugaison et ses groupes (verbes des trois groupes, verbes réfléchis et irréfléchis) :

 

Les murmures épellent les verbes par groupes :

se blottir arriver joindre.

 

Puis elle rassemble autour d’elle les lettres, « voyelle » et « consonnes », pour susciter la renaissance du « son » (ibid.), le son articulé né de leur alliance.

Sur cette base fragile, dans le lexique du lien qui est au cœur du recueil, il est possible d’envisager encore l’être ensemble, le « nous », et son homonyme à l’impératif, « Noue » (p. 33), qui est aussi son quasi synonyme.

 

Nous sommes,
loin d’une apparence trompeuse,
noués à l’herbe.  (p. 37)

 

*

 

Avec cette laine cardée, cette relation rafraîchie du langage, le mystère de la réalité sensible, « indéchiffrable » (p. 38), revient envahir la poétesse. Elle l’avait effrayé avec ses frasques, trop loin de lui, « Comme et si loin. » (p. 24). C’est par lui seul que peut se nouer le fil de givre, car il se manifeste sous la forme d’un « paysage nu confondu [qui] brusque notre mémoire. » (p. 38) : un poète n’est relié avec lui-même que lorsqu’il est relié au mystère de l’être.

La relation amoureuse, quant à elle, peut à nouveau s’écrire, redevenir l’apparence d’une écriture, une histoire commune, avec son langage propre, mutique lui aussi. « Je t’embrasse. » (p. 39). Le « Fil de givre » serait-il cet invisible dans la relation, qui relie, la Relation même, impalpable, qui entoure (ibid.) ? L’amour dit avoir retrouvé son vrai mystère.

 

*

 

Pourtant, un nouveau moment négatif survient par surprise. Le retour de la force amoureuse se fait à nouveau au détriment des conditions du travail poétique : « j’ai perdu le fil. » (p. 40).

Et le jeu reprend entre l’amour de l’homme et celui de l’écriture, un jeu douloureux, laborieux, beau, presque jamais simple, puisque en même temps l’autre, qui aime le poème (qui aime l’amante au travers de ses poèmes ?) lui aussi (« lisait les poèmes », p. 22), peut encourager à écrire :

 

Tu veux. Des poèmes.
Je m’attelle. Tu souris. Alors possible. (p. 31)

 

*

 

Les termes de la réconciliation doivent à nouveau être posés. Comment approcher une « guerre vaincue » (p. 47), quand « les armes cesseront leur fracas » (p. 49) ? À ce stade, la solution semble se situer dans l’invention d’une forme de co-écriture. Celle-ci existait déjà, mais sous le mode plus distendu, moins construit, voire ambivalent, de l’incitation à écrire. Une écriture à deux mains serait possible, comme nous parlons de « piano à quatre mains ».

 

Nous écrirons
la fortune faite du songe.[…] Tu caresseras le projet, corps
vestige, nous serons singuliers.  (p. 46)

 

Et plus loin :

 

Et nous ferons poèmes par bribes  (p. 48)

 

Écriture volumineuse, patiente, douce, déjà plus picturale, car elle a le goût des couleurs, au-delà des nuances du gris, que l’on pose par touches successives, à commencer par le « bleu », cousin du noir d’encre :

 

Nous poserons le bleu, ses gouttes vives
étonneront la braise  (ibid.)

 

Écriture où chacun doit trouver, avec et grâce à la tolérance de l’autre, sa pleine place. Situation presque impossible, soumise à la vive menace d’être « l’indistinct » (p. 50), une menace que lance l’être aimé aux pires moments, ou créant ces moments les pires, comme une malédiction, revenant « sans fin » (ibid.).

« Le bleu » juste posé disparaît alors (« – Où est ce bleu, nuance du soir […] ? », p. 51). Par amour, la poétesse ne cesse de tenter de faire entrer la voix aimée dans son chœur, tantôt avec tous les outils poétiques, tantôt en s’en débarrassant – dans les deux cas, par amour. Si bien que se construit un grand poème amoureux, un courageux hommage. Un poème courtois écrit pour son guerrier par sa dame. « Chagrin des heures, portant belles phrases – poèmes mêlés, pas de roman. » (p. 55).

 

*

 

« Aimer tient en un verbe rond. » (p. 62). Finalement, ce rêve d’un accord entre les deux amours (l’homme et de l’écriture) s’avère comme tel impossible, car il ne constitue pas une réconciliation – comme s’il y avait une paix initiale –, mais un contrat soumis aux aléas de la vie. Il s’agit d’un ouvrage toujours à reprendre, et donc à confier à l’espérance, à l’ « escale » à venir : « ils deviendront. » (p. 52).

De sorte que la dialectique de négociation, rang après rang, a tramé toute une écriture, généré tout ce beau livre – a été porteur de poésie. N’est-ce pas l’essentiel ? La poésie n’est pas aussi vive que lorsqu’elle est inquiète.

« Rassembler les ténèbres feintes ». (p. 58) Le poème se hâte de tout rassembler autour de lui, à largeur humaine des bras, espérant l’apaisement universel. « La pensée des feuilles nous rassemble » (p. 59). Le recueil en dépend. Il n’a pas d’autre sens. Mais lui aussi doit avoir un terme (« Trop vécu le livre », p. 58), et l’inventaire s’impose :

 

Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin[…].
Je n’oublie aucun geste.  (p. 57)

 

*

 

En dépit de ses secrets, le livre d’Isabelle Lévesque déjoue pleinement le mythe fallacieux de l’absence de capacité narrative de la poésie. Son livre est un livre d’aventure, un conte lyrique (p. 56), une fable amoureuse, un poème biographique, un récit initiatique, un livre proposant naturellement plusieurs niveaux de lecture, où chacun peut trouver un fil à lui, à tirer vers lui, mystère à la clé.

C’est un don qui nous est fait, celui de l’espoir lucide de demeurer ensemble tout en restant soi-même, encore et malgré tout ; d’aimer sans démesure (« Nous ne graverons aucun signe pour durer », p. 63), mais infiniment. « Nous resterons unis. » (p. 59).

Oui, de vivre ainsi, avec, rassemblés et mêlés, ces trois aspects : aimer et écrire ensemble, cheminant à deux vers l’origine, qui n’est que lettre, aussi première soit-elle : « nous rejoignons l’initiale » (p. 62, dernier poème).

Par , Recours au poème, 4 mai 2019



Caractéristiques

Weight N/A
Dimensions 02 x 15 x 21 cm
isbn

978-2-36426-225-6

format / papier

(ex de tête sur Arches), 15 x 21, exemplaire courant

nombre de pages

70

Auteur

LEVESQUE Isabelle

Artiste

ALLOY Marie

Collection

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