Description
Fabulaux de Laurent Albarracin
Ce ne sont pas des animaux « d’hommestiques » ou « en mal d’homme », comme disait Lacan, ni des organismes génétiquement programmés pour l’industrie alimentaire. Sans être sauvage, le chien, peut-être andalou, qui garde l’entrée de ce « bestiaire de poche » ne défend rien. Son doux maître lui obéit, par égard sans doute pour les « sourires de girafe », les « mains de pingouin » et le « cœur d’écureuil » qui lui rappellent Arcimboldo, André Breton ou Marcel Duchamp.
Ce sont de vrais animaux : des corps vivants comme vous et moi. Comme et pas comme. Autres et fraternels. Étranges et familiers. Des rêves, fables et chimères en chair et en os. Autant l’animal, par définition, a foi en la vie qui l’anime, autant Laurent Albarracin a foi dans le langage comme le poisson dans l’eau dont, même arraché, il demeure la « chair vivante », la « vérité tangible », le vecteur et le réflecteur. Vie et langage sont des parallèles qui ne cessent de se croiser. Dans « hippopotame », il y a « peau » et « pot ». Si dans « lapin » il y a « pain », c’est que l’un et l’autre sont mous. Les sons des mots et les matières des choses communiquent, puisque les mots ne sont pas des choses, les choses ne sont pas des mots, mots et choses ne sont pas des chiens de faïence également inertes, plutôt des animaux consanguins. Si dans « cuiller » il y a « cul », si une « cuiller à poils » sert au lapin d’arrière-train, ce n’est pas un hasard. Albarracin n’écrit pas le mot « conil », qui est peut-être sous-entendu. « Parfois leur cul-blanc les soulève et les meut ». Il n’écrit pas non plus le mot « rabbit », mais « son » lapin mâche de la gomme arabique. Le poète sort-il de son chapeau des peaux de lapin bourrées de calembours ? Ni truc, ni miracle pourtant, dans ces rencontres. Vie et langage s’incarnent l’un l’autre. Aucun tour de passe-passe : ils passent, baignent et se reflètent l’un dans l’autre. Lequel est l’illusionniste ? Les oiseaux tracent « une ornithologie magique » où ils « se jouent de la perception qu’on a d’eux ». Où c’est le chasseur qui est leurré.
Quand Albarracin écrit que la vache est « grande et vascularisée », on voit les veines sous l’étendue de sa peau, on est aussi tenté d’entendre « vache cularisée ». Une vache culaire n’existe pas, mais une vache cularde, si. Mots et animaux vivent en osmose, il est donc permis de se demander « comment sont libellées les libellules » et de tenter de lire une réponse dans le texte qu’elles «rédigent sur la page des étangs ».
L’animal est un animal politique, le rat en particulier, les rats plutôt, qui poussent le « toupet » jusqu’à faire la « toupie » dans la cale où ils sont descendus « à la corde de leur queue » —à la fois force du poignet et raideur du pendu. Comment, rongeant ces huit vers brefs dédiés à ce « génie de la misère » dont font preuve les « rois de l’invasion » ne songerions-nous pas aux cargaisons d’esclaves ou d’émigrés ? A ce rat damné de la terre, il faut peut-être opposer la taupe qui en est la main, mais une « main pour rien », ne provoquant qu’ « éruptions ratées », « soupirs d’impuissance », « caprices épidermiques », « révolutions de bas étage », « velléités d’accouchement » et « déception ». Au ressentiment creusé par la taupe, à la fois son labeur, sa nourriture et son horizon, peut aussi être opposée l’apparente oisiveté du renard, « à jamais le plus chômant de tous les animaux », riant sous cape « dans l’aile du corbeau ».
La référence à La Fontaine était déjà sensible dans l’allure de ces brèves pièces en vers, mais contrairement aux fables les fabulaux ne sont pas des récits. Ils ne mettent pas en scène des animaux trop humains. Chaque animal est fable parce qu’il est une scène, parce qu’il est l’arche de Noë. Le bouc est «le singe de son bouquet », il en est aussi l’oiseau. Tout chat peut être appelé sphinx, tout bousier Sisyphe, et l’araignée règne, piégée par son nom. La complicité est ici très étroite entre métaphore et métamorphose. Félix Guattari, au cours d’un entretien, se disait preneur de tous les mots commençant par « trans », sauf « transcendance ». Albarracin, lui, prendrait tous ceux qui commencent par « méta », même « métaphysique », mais à la manière de son renard, avec un air de ne pas y toucher, une sorte de candeur rouée, de préciosité ingénue, en joyeuse connivence avec la simplicité, la fraîcheur des dessins de Diane de Bournazel. Ce petit recueil maniable et soigné, agréable à l’œil et au toucher, ne serait-il pas —aussi— un livre pour enfants ?
par François Huglo, Sitaudis.fr
Laurent Albarracin, Fabulaux
La couverture annonce clairement le projet : un dessin d’animal fantastique et un titre Fabulaux – qui n’est pas sans rappeler les Fabliaux du Moyen-Âge et les bestiaires-. Que faut-il comprendre dans ce message ? Ou encore, Le Bestiaire d’Apollinaire (aussi intitulé Cortège d’Orphée) est-il une œuvre de second ordre ou destinée aux enfants ? On peut ainsi multiplier les questions en abysse. Laurent Albarracin, avec le concours de Diane de Bournazel, referait-il le pari d’Apollinaire en 1911 aidé de Raoul Dufy ? 1.
À lire les poèmes de Laurent Albarracin et les références qu’ils contiennent ou les tournures qu’ils empruntent, le lecteur se rend compte que ce bestiaire actuel n’est pas destiné aux enfants mais qu’il renoue avec une tradition qui remonte aux origines de notre littérature. Laurent Albarracin se sert d’animaux pour éclairer l’humaine condition, élaborer une morale à usage des adultes et décrire à sa façon le monde… Modernes fables donc qui s’attaquent à des mots communs ou qui sont interdits à la démarche poétique (porc, bien sûr, mais aussi poule -parce que commune-, hippopotame -car il est ridicule-, vache -nourricière de l’homme avec son lait et son camembert-). Et que dire de la taupe qui est la hantise des jardiniers et des amoureux de belles pelouses ?
Laurent Albarracin s’intéresse à la face cachée de l’animal. C’est ainsi que le bouc « empeste par joie autant que par vice« , qu’il s’interroge sur le mystère « dont le lion et le mouton / sont les bénéficiaires« , ce qui lui permet de revisiter une vieille fable car le lion et le mouton ne vivent pas sous les mêmes latitudes… Morale donc ?… Un peu plus loin, à propos de la poule, il écrit que morphologiquement, « elle ressemble à une selle de cheval / qui serait posée sur le dos constellé d’herbes / de l’absence du cheval« . On n’est pas loin du couteau de Lichtenberg, ce couteau sans lame auquel ne manque que le manche…
Mais c’est toute la gente animale qu’il survole en un poème : le lecteur trouve dans le portrait de la vache une ménagerie : la grenouille, le héron, le tatou, la méduse… C’est que, mine de rien, Albarracin n’oublie pas les fables qui ont été écrites jadis. C’est qu’il n’oublie pas les mythes, aussi n’est-il pas étonnant qu’il fasse allusion à Sisyphe qu’il compare au bousier, par le rocher qu’il remonte sans cesse… Ses animaux sont donc des créatures bizarres, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la réalité ; ici, d’ailleurs les choses sont claires : « Quelle bête n’est pas une chimère / quel animal n’est pas une fable à lui tout seul »… On le voit, ce bestiaire personnel n’est pas un livre pour la jeunesse. C’est un ouvrage pour des adultes cultivés, au fait autant de la zoologie que de la littérature ou de la philosophie ancienne. Et c’est l’occasion de relativiser toute la pensée que l’on véhicule. D’ailleurs, l’amateur de Lichtenberg ne manquera pas de rapprocher cet aphorisme « Il pleuvait si fort que tous les porcs devinrent propres et tous les hommes crottés » du poème consacré au porc… ou cet autre, « L’âne me fait l’effet d’un cheval traduit en hollandais« , de celui consacré à l’âne… Justement .
par : Lucien Wasselin, Recours au poème
Note :
1. Cet ouvrage, après la mort des deux auteurs, fut illustré de lithographies en couleurs de Jean Picart le Doux et parut aux Bibliophiles de France, en 1962.
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Laurent Albarracin : Fabulaux
PAR ALAIN HELISSEN
Poète, Laurent Albarracin a su créer ce mot-valise qu’est « fabulaux » pour titrer un bestiaire singulier dans lequel se conjuguent fable, imaginaire et fantaisie, tout cela saupoudré, ici et là, d’une pincée de morale, clin d’œil à La Fontaine oblige. Illustré par des dessins de Diane de Bournazel, « Fabulaux » assemble une suite de portraits animaliers qui constituent autant de brillants exercices de style : « les chiens y ont des maîtres obéissants », « le bouc pue avec délectation », la fourmi a beau être ridiculement minuscule face à l’éléphant, elle ne « l’écrase pas moins sous le poids de son mépris. » Quant à l’hippopotame, sa « gueule est si grande qu’il pourrait s’avaler tout cru. » Merci à la poule de « manger les vers de terre pour faire mourir la mort. » Plus philosophiquement, « la lente rumination de la vache paraît être la mastication des mondes. » Quelle belle image encore que « les poissons les morceaux de chair vivante de l’eau. » Passons sur « le renard, le plus chômant de tous les animaux. » Il reste bien d’autres invités dans cette galerie animalière que l’on visite agréablement jusqu’à arriver à bon « porc », portraituré à la manière de Saint-John Perse.
CCP 29, déc. 2014
Laurent ALBARRACIN : « Fabulaux ».
PAR LUCIEN WASSELIN, in Recours au poème, 21/04/16
La couverture annonce clairement le projet : un dessin d’animal fantastique et un titre Fabulaux -qui n’est pas sans rappeler les Fabliaux du Moyen-Âge et les bestiaires-. Que faut-il comprendre dans ce message ? Ou encore, Le Bestiaire d’Apollinaire (aussi intitulé Cortège d’Orphée) est-il une œuvre de second ordre ou destinée aux enfants ? On peut ainsi multiplier les questions en abysse. Laurent Albarracin, avec le concours de Diane de Bournazel, referait-il le pari d’Apollinaire en 1911 aidé de Raoul Dufy ? 1.
À lire les poèmes de Laurent Albarracin et les références qu’ils contiennent ou les tournures qu’ils empruntent, le lecteur se rend compte que ce bestiaire actuel n’est pas destiné aux enfants mais qu’il renoue avec une tradition qui remonte aux origines de notre littérature. Laurent Albarracin se sert d’animaux pour éclairer l’humaine condition, élaborer une morale à usage des adultes et décrire à sa façon le monde… Modernes fables donc qui s’attaquent à des mots communs ou qui sont interdits à la démarche poétique (porc, bien sûr, mais aussi poule -parce que commune-, hippopotame -car il est ridicule-, vache -nourricière de l’homme avec son lait et son camembert-). Et que dire de la taupe qui est la hantise des jardiniers et des amoureux de belles pelouses ?
Laurent Albarracin s’intéresse à la face cachée de l’animal. C’est ainsi que le bouc « empeste par joie autant que par vice », qu’il s’interroge sur le mystère « dont le lion et le mouton / sont les bénéficiaires », ce qui lui permet de revisiter une vieille fable car le lion et le mouton ne vivent pas sous les mêmes latitudes… Morale donc ?… Un peu plus loin, à propos de la poule, il écrit que morphologiquement, « elle ressemble à une selle de cheval / qui serait posée sur le dos constellé d’herbes / de l’absence du cheval ». On n’est pas loin du couteau de Lichtenberg, ce couteau sans lame auquel ne manque que le manche…
Mais c’est toute la gente animale qu’il survole en un poème : le lecteur trouve dans le portrait de la vache une ménagerie : la grenouille, le héron, le tatou, la méduse… C’est que, mine de rien, Albarracin n’oublie pas les fables qui ont été écrites jadis. C’est qu’il n’oublie pas les mythes, aussi n’est-il pas étonnant qu’il fasse allusion à Sisyphe qu’il compare au bousier, par le rocher qu’il remonte sans cesse… Ses animaux sont donc des créatures bizarres, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la réalité ; ici, d’ailleurs les choses sont claires : « Quelle bête n’est pas une chimère / quel animal n’est pas une fable à lui tout seul »… On le voit, ce bestiaire personnel n’est pas un livre pour la jeunesse. C’est un ouvrage pour des adultes cultivés, au fait autant de la zoologie que de la littérature ou de la philosophie ancienne. Et c’est l’occasion de relativiser toute la pensée que l’on véhicule. D’ailleurs, l’amateur de Lichtenberg ne manquera pas de rapprocher cet aphorisme « Il pleuvait si fort que tous les porcs devinrent propres et tous les hommes crottés » du poème consacré au porc… ou cet autre, « L’âne me fait l’effet d’un cheval traduit en hollandais », de celui consacré à l’âne… Justement .
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Note :
1. Cet ouvrage, après la mort des deux auteurs, fut illustré de lithographies en couleurs de Jean Picart le Doux et parut aux Bibliophiles de France, en 1962.
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