D’un burin de fer

A partir de 25


Le peintre Rachid Koraïchi accompagne de ses dessins les 99 poèmes de cette anthologie israélienne contestataire rassemblée par Tal Nitzan :

20 ans de protestation israélienne contre la colonisation des Territoires, et pour la paix.

Un volume de 250 p. sur Bouffant, au format 16 x 22 cm. Traduit de l’hébreu par Isabelle Dotan

Tirage de tête sur BFK Rives, en deux volumes agrémentés chacun d’un dessin original de Rachid Koraïch, sous étuii.

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Description

Le livre

La Préface de Sylvie Germain :

Poètes objecteurs

« Le tribunal était assis, / les livres étaient ouverts », dit le prophète Daniel (Dn, 7,10) décrivant l’une de ses visions. Il s’agit des livres où sont consignés tous les actes, les fraternels et bienfaisants autant que les mauvais, les indignes, accomplis par les humains.

Les poètes figurant dans cette anthologie ne siègent pas au banc d’un tribunal, ils ne forment pas une assemblée de juges mais une constellation d’hommes et de femmes qui dénoncent, dans la colère et la douleur, les exactions commises dans leur pays – auquel ils demeurent profondément attachés – contre la population palestinienne. « Ce n’est pas ce que nous voulions, non, pas ce que nous voulions. / Que sommes-nous sans eux et pour quoi ?/ Ce n’est pas ainsi que nous pensions, que nous voulions, non, pas ce que nous voulions /qu’ainsi la terre dévore » martèle Tuvia Rubner. « Je rêve encore / d’un autre pays semblable au mien à ses débuts / et je me réveille tremblant et perdu », dit Asher Reich.

Chacun se tient debout à la barre du langage, à la fois témoin à charge contre son propre peuple aimé et réprouvé, et scribe d’une âpre lucidité, armé d’un burin de fer. « Je déchire les mots, pas que les mots, / j’accommode les paroles à un air disgracieux. / J’écris avec tristesse. (…) J’écris ici avec précision, en témoin », déclare Maxime Guilan dans En pays ennemi.

Tous écrivent avec tristesse et précision, avec honte et révolte. Le mot honte revient souvent dans les dépositions de ces témoins-poètes. « Ma patrie, dont je porte la honte, m’est devenue étrangère / et je suis devenu étranger à mon peuple », avoue Rami Dizani « pleurant le pays aimé » car « mon peuple n’a pas de cœur pour pleurer. » Cœur est un autre mot récurrent, ainsi que sang. Et le cœur de ces témoins-poètes est en ruine, comme le sont les villages, les champs et les vergers des Palestiniens détruits par « les bulldozers familiers.» Bulldozer – encore un mot qui fait plusieurs fois irruption dans les poèmes, toujours lourd de réalité, de brutalité, d’humiliation et de laideur.

« Le cœur est tari. Le sang souillé luit », écrit Tuvia Rubner. Quel sang, celui de qui, au fait ? Il en est tant versé sur cette terre censée « ruisseler de lait et de miel » (Dt 26, 9) mais qui n’en finit pas de suinter le sang et les larmes. « Nous sommes habitués au sang qui coule », constate Dizani. Il en est même tant et tant versé, du sang, qu’il finit par se mêler, se confondre, comme la chair des victimes et celle des terroristes lors des attentats . « Le sang d’un terroriste mélangé au sang de ceux qu’il haïssait – nous voilà dans un nouveau brassage macabre », note Maya Bejerano.

Ces poètes israéliens sont moins des juges que des prophètes – mais des prophètes et des prophétesses laïcs, qui ne parlent pas au nom de Dieu, même si de nombreux échos, plus ou moins déformés, parfois jusqu’à la parodie, des écrits de la Torah et des Livres prophétiques traversent leurs poèmes. Ils ne se prétendent pas des élus de Dieu, chargés par Lui de recevoir et de transmettre Sa Parole hauturière. Ils parlent en leurs noms propres, en tant qu’êtres humains doués de raison et de passion, d’esprit critique et de conscience morale. Ils parlent d’hommes à hommes, de vivants à vivants, de mortels à mortels. Ils parlent dans leur langue, celle de leur pays, de leur peuple, pour dénoncer l’injustice et la violence infligées par certains des leurs aux Palestiniens, leur peuple frère si tragiquement ennemi. Ils parlent d’une voix rude, fatiguée mais insoumise, parfois brûlée d’une ironie cinglante, comme celle de Aharon Shabtaï dans Souris de tous pays, unissez-vous !, de Nathan Zach dans De bonnes intentions, de Meïr Wieseltier dans Vous et Nous, ou de Tamir Grinberg dans Louange où il apostrophe la méchanceté : « Vous, pure Méchanceté, Perpetum Mobile sublime de destruction, d’agonie et de perte, / avez-vous béni le progrès qui fait de votre langage un art ? » Ils parlent en prophètes posant sur leur pays et sur leur peuple un regard lucide, intransigeant, sur le présent un regard révolté, et inquiet quant à l’avenir. « Un pays où coulent le mensonge et les ténèbres / enveloppant le futur d’un talit », comme l’écrit Asher Reich.

Ils parlent vent debout, plantés en sentinelles entre la réalité tumultueuse et des rêves éveillés qui les font pénétrer plus en profondeur dans la chair écorchée du présent, et des mots. « Des âmes palestiniennes / dansent sur mon balcon, / face au croissant blanc/ elles dansent sans se toucher/ respectant la distance du rejet (…) Des âmes de Palestiniens s’épaississent / se multiplient / se brodent en secret / en combinant des lettres / de mots radiophoniques (…) elles me déclament des paroles en arabe classique / et jouent sur les cordes de ma conscience » écrit Dotan Arad dans un très beau poème.

Ils parlent en poètes, ils parlent en témoins, c’est pareil, et leurs mots sont des « pierre(s) suspendue(s) entre deux mondes / sur le levier d’un puits. » (Dvora Amir) Il revient au lecteur de les faire résonner sur les cordes de sa conscience.

Sylvie GERMAIN


La critique

Vingt ans de poésie israélienne engagée

par : Matthieu Baumier

Jamais on ne se baigne plus d’une fois dans le même sang. Le corps s’estompe et à l’instant, lui seul existe. Comme la mer, comme la mer. Et il n’y a aucun sauveteur
S’est-elle écriée jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que cri ?
Liat Kaplan

Comment mettre fin aux choses qui n’ont pas de fin ?
Tuvia Rubner

Il n’est pas fréquent de fermer les pages d’une anthologie de poésie en pleine conscience d’avoir lu un très grand livre. Et de se dire que si un livre de poèmes devait recevoir un prix littéraire cette année, ce devrait être ce livre-là. Tout en pensant aussi que la paix approcherait – peut-être – si le même genre de livre paraissait de l’autre côté du mur séparant israéliens et palestiniens. Un collectif de poètes israéliens critiques du comportement politique d’une partie d’Israël associé à un collectif de poètes palestiniens et arabes tout aussi critiques du comportement politique d’une partie de la Palestine. Un livre/pendant traduit et publié lui-aussi avec l’aide du Centre National du Livre français. Reconnaissons-le : ça aurait de la gueule. Une sorte de « gueule anti-idéologique ». C’est-à-dire poétique, par essence. Une avancée concrète dans le domaine de la civilisation.
D’un burin de fer est en effet un ensemble poétique et politique, critique d’Israël en tant qu’Etat en guerre, présentant « Vingt ans de poésie israélienne engagée. 1984-2004 ». De quoi conduire tout lecteur français à sérieusement relativiser les petites pétitions bourgeoises à la mode. Ce petit effet, ici, ne serait déjà pas si mal. Un plus grand effet, là-bas – une écoute apportée aux poètes – ce serait encore mieux. Quelque chose d’un miracle, sans doute, dans les deux cas.
Sylvie Germain donne une préface indiquant le ton du volume, sous le titre de « Poètes objecteurs » : « Les poètes figurant dans cette anthologie ne siègent pas au banc d’un tribunal, ils ne forment pas une assemblée de juges mais une constellation d’hommes et de femmes qui dénoncent, dans la colère et la douleur, les exactions commises dans leur pays – auquel ils demeurent profondément attachés – contre la population palestinienne » (…) « Chacun se tient debout à la barre du langage, à la fois témoin à charge contre son propre peuple aimé et réprouvé, et scribe d’une âpre lucidité, armé d’un burin de fer ». Et plus avant : « Ils parlent dans leur langue, celle de leur pays, de leur peuple, pour dénoncer l’injustice et la violence infligées par certains des leurs aux Palestiniens, leur peuple frère si tragiquement ennemi ». Un fort beau texte de l’écrivain pour ouvrir une très belle et forte anthologie orchestrée en 9 parties par la poète israélienne Tal Nitzán. Chaque partie porte comme titre un vers de l’un des poèmes retenus. L’ensemble a d’abord paru en 2005 en hébreu et à Tel Aviv, et est accompagné de dessins à la fois évocateurs et beaux de Rachid Koraïchi.
En une telle affaire, il convient de suivre le chef d’orchestre et de donner la parole aux poèmes, partie par partie.
L’opus, qui comporte une centaine de poèmes, s’ouvre sur « Et le pays ? Le posséderez-vous en entier ? », où l’on peut lire Rami Dizani :

Je pleure car mon peuple n’a pas de cœur pour pleurer :
je vous ai vus dans votre laideur, ignobles dans votre arrogance
une foule assemblée, une pré-nation
– nation dépourvue d’hommes-frères, d’unité, de compassion,
dépourvue d’amour humain.
Ma patrie, dont je porte la honte, m’est devenue étrangère
et je suis devenu étranger à mon peuple
je suis hargneux et querelleur
fielleux et vaincu. Dégoûté de moi-même.

Vous êtes revenus d’exil au pays abandonné de vos ancêtres
– et vous chasseriez les rescapés de l’épée ?
Vous vous êtes fiés à votre épée, avez abondé en atrocités,
vos oreilles refusent d’entendre la clameur des dérobés
– Et le pays ? Le posséderez-vous en entier ?

Et voilà que vos jours arrivent.

(Pleurer le pays aimé)

Ou bien Dotan Arad :

a.

Des âmes palestiniennes
dansent sur mon balcon,
face au croissant blanc
elles dansent sans se toucher
respectant la distance du rejet
laissant des traces blafardes
sur le carrelage

Salam Aleikoum
Aleikoum Salam
(trois fois)

Des âmes palestiniennes
se tiennent derrière le mur
et en cherchent les fissures

b.

Des âmes palestiniennes
se cachent dans ma maison
derrière les meubles
Le lessivage des mots n’arrive pas
à effacer leurs traces
sur la chaux
leur valise sont sur leurs genoux
elles attendent un signal.

c.

Des âmes de Palestiniens s’épaississent
se multiplient
se brodent en secret
en combinat des lettres
de mots radiophoniques.
Et voilà que devant moi
sans chair ni sang
sans os ni mains
sans keffieh
elles me déclament des paroles en arabe classique
et jouent sur les cordes de ma conscience.

Je les emmène faire un tour au jardin.
N’oubliez pas de tailler le cerisier
et ne vous installez pas sous la vigne
dans une prétendue sérénité
cette maison est bâtie sur des voûtes
faites attention
refoulez tous vos rêves
à la hache
et ramassez l’écorce des mots
de par terre

de peur que vous soyez condamnés à l’exil.

(Ames palestiniennes)

La partie suivante s’intitule « L’arrogance de notre auto-destruction ». On peut y lire Maxime Guilan :

je vois l’ennemi partout. Même en moi.

(En pays ennemi)

ou bien Nathan Zach en son Petit poème aux soldats morts au champ d’honneur, qui fait penser à la Lettre à l’enfant mort de Jeanne Catulle Mendes, lettre écrite peu après la première guerre mondiale :

Quel bonheur d’être débarrassé de toi,
de tes remontrances
de tes exigences bruyantes,
de tes harcèlements constants,
de ce dogmatisme bien pensant
ne reconnaissant que ses propres valeurs,
ayant toujours raison,
se justifiant,
ne s’arrêtant jamais,
ne cessant jamais,
des années après que je fus,
des années après que je vécus,
quand il n’y aura plus personne
que j’aurai connu de ma vie d’homme
et aucune femme
dont le corps aura couché avec mon corps.

La grandeur du futur dans la gorge,
elle questionne, elle répond,
les horreurs du passé à ses pieds
et les yeux tournés vers les cieux
elle exige des condoléances
elle hurle à l’aide
alors qu’elle écrase d’un pied de fer
tout ce qui est sur son chemin,
tout ce qui s’offre à elle,
tous ses fils défunts,
quel bonheur d’être débarrassé de toi, patrie.

Suit alors ce « fruit » qui « meurt avant l’arbre », et ce poème de Tuvia Rubner :

Ce n’est pas ce que nous voulions, non, pas ce que nous voulions.
Que sommes-nous sans eux et pour quoi ?
Ce n’est pas ainsi que nous pensions, que nous voulions, non,
pas ce que nous voulions
qu’ainsi la terre dévore.

Il y a bien de la violence, de la souffrance. Cette poésie s’ancre dans un réel qui nous échappe en partie, vu d’Europe occidentale, qui échappe du moins à ceux qui ne connaissent pas charnellement les autres mondes que celui dans lequel nous vivons (le tourisme ne fait pas chair).

Lève-toi et sors
de cauchemar en cauchemar

(Arraché, extrait)

écrit Tal Nitzán
et plus loin, Dvora Amir :

L’âme est une forêt noire
L’âme est une pierre suspendue entre deux mondes
Sur le levier d’un puits.

(Ballade pour un vieillard palestinien, extrait)

C’est l’être même de l’Homme qui est de nouveau, dans un contexte juif, mis en question.
C’est que :

Ici les fils meurent avant les pères

(Asber Reich, Le cœur observateur, extrait)

La violence, la guerre. Et cette quatrième partie du volume (Et les mains – Les mains des soldats) dans laquelle on peut par exemple lire un instant de Shaï Dotan :

Un instant seulement. Je veux
hurler. J’ai tiré sur lui. Il avançait,
le visage suspect. Qui pouvait savoir que ses poches
étaient vides, que son sac était plein de vêtements.

Il se peut qu’il n’ait pas eu de permis de travail,
qu’il ait transgressé une fois la frontière. Peut-être n’a-t-il pas entendu
mes mains qui criaient, le sang
bat dans la poitrine, frappe les tempes.

Il arrive qu’il se lève dans mon sommeil
dur comme du plomb, vide comme le vent
et il me dit : tu m’as tué, je ne savais pas
que tu étais de cette trempe.

Évidemment, c’est très délicat à faire comprendre en Europe actuellement mais dans la guerre ce qui est dur à vivre, ce n’est pas de risquer d’être tué. Cela génère seulement de la terreur. Non, ce qui est dur c’est d’avoir à tuer. Et ce poème est en quelque sorte universel, en ceci qu’il porte en son sein la souffrance universelle de ceux, là comme ailleurs, qui se sont trouvés en situation d’avoir à tuer. Un « avoir » qui arrache du réel, violemment, l’être intérieur. Un peu comme si l’on arrachait d’un coup la peau et la chair d’un os.
La guerre est, en ces pages, omniprésente, ainsi en cette cinquième partie, Et si c’est un enfant, sera-t-il ramassé ? :

Pilote, la prochaine fois que tu tournoieras
dans ton hélico,
au-dessus de Jenin
pense aux enfants
et pense aux vieilles
des maisons que tu bombarderas.
Étends une bonne couche de chocolat
sur ton missile et
essaie de bien viser
pour que, dans leur mémoire,
le souvenir reste doux
quand les murs s’écrouleront.

(Aharon Shabtaï, Au pilote)

Celui qui arrache la maison d’un homme, sixième partie, le dit autrement, sous la plume du même poète :

J’ouvre le frigo
et je vois un petit pain qui pleure,
un morceau de fromage qui saigne
un radis forcé à pousser
sous les chocs électriques
et les coups de poings.
La viande dans l’assiette
évoque un placenta
jeté au bord du poste de contrôle routier.

J’ai visité un village
où les poules pondent
des œufs en pierre,
où le pain est cuit
dans des maisons meulées
où les yeux des gens
s’épient entre les dents
et où seules les souris sont en liberté.

Et ces regards sur le pays, dans la septième partie, intitulée Chantez nous des chants de Sion, sous la plume de Rony Someck :

Que le cerveau soit le chef d’état-major du corps
Que le corps cache le désir dans la cavité de son sexe
Que le sexe mouille les lèvres du prisonnier
Que le prisonnier soit une dent cassée dans la bouche de celui qui a crié l’ordre
Que l’ordre ne connaisse pas de frontière
Que la frontière soit tendue comme une chaussette
Qu’une chaussette soit muette
Que la mutité démêle les fils des bobines des mots
Que dans le cerveau les mots soient bloqués comme une barrière
Et que derrière eux il n’y ait plus rien à dire

(Que…)

Ou dans l’avant-dernière partie consacrée aux « choses qui n’ont pas de fin » :

Ronces et chardons,
ronces et chardons,
tout le pays ne sera que
ronces et chardons, ronces et chardons
voraces, sur la terre de mon peuple
ronces et chardons s’élèveront.

Le péché de Judas fut écrit d’un burin de fer,
d’une plume de chardon.

Les derniers poèmes, signés Yehuda Amihaï et Asher Reich, portent sur » Ce qui pourrait encore être réparé ».
D’un burin de fer est plus qu’une simple anthologie, plus qu’un livre engagé (dont on n’oubliera pas qu’il a été publié dans un pays où critiquer la politique du gouvernement est possible), c’est un grand livre de poésie.

Mathieu Baumier, Recours au poème n° 75

D’UN BURIN DE FERVingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004
Anthologie établie par Tal NITZÁN  –  Dessins de Rachid KORAÏCHI
Préface de Sylvie GERMAIN  –  Editions Al Manar 25 €

 

Soixante-cinq ans après la naissance de l’Etat d’Israël, la création d’un Etat palestinien est constamment différée et le conflit armé s’éternise, attise les haines, les fanatismes religieux, exacerbe le poison nationaliste. La discontinuité des territoires palestiniens, la revendication de Jérusalem comme capitale par les deux camps, la poursuite des expropriations et de la colonisation en Cisjordanie sont autant de facteurs qui bloquent tout compromis historique. Et les perspectives de paix reculent d’année en année… Le rêve d’Oslo paraît aujourd’hui bien lointain. Face à cette situation, les représailles et exactions de l’armée israélienne répliquent au harcèlement des milices du Hamas et du Hezbollah. Dans ce contexte terrifiant, des « poètes objecteurs » réagissent, expriment leur colère et leur honte tout en imaginant d’autres voies pour la survie d’Israël dans le respect des droits politiques et territoriaux du peuple palestinien. Sylvie Germain qui préface l’anthologie salue l’éthique des auteurs réunis par Tal Nitzán : « Ils parlent en poètes, ils parlent en témoins, c’est pareil et leurs mots sont ‘’des pierres  suspendues entre deux mondes / sur le levier d’un puits.’’ (Dvora Amir) Il revient au lecteur de les faire résonner sur les cordes de sa conscience. » Le titre de l’anthologie est tiré du Livre d’Isaïe et de Jérémie : « Le péché de Juda est écrit d’un burin de fer. »

Rami Dizani, pleurant « le pays aimé » traduit fort justement la conscience collective de ces poètes du refus : « Ma patrie dont je porte la honte m’est devenue étrangère. » Aux agressions et attentats aveugles  (Mei-Tal Nadler), aux pierres de l’intifada, répliquent des chars et des avions meurtriers. Les maisons en ruine bombardées ou rasées par des bulldozers (Maxime Guilan), les enfants qui meurent jusque dans le ventre de leur mère (Dahlia Rabikovitz), crimes auxquels s’ajoute l’inanité sécuritaire du mur de séparation entraînant pillages et expropriations (Aharon Shabtaï) sont autant de preuves de l’échec dévastateur de cette violence sans issue. Chaque poème est un cri de colère, un mouvement de compassion envers le peuple palestinien humilié et martyrisé.  Maxime Guilan dit aussi l’état de psychose dans lequel chacun est plongé face au danger permanent : « je vois l’ennemi partout. Même en moi. » Meïr Wieseltier, dans Sonate contre ceux qui font parler le sang, refuse que sa propre mort puisse être exploitée par ses concitoyens : « Si je meurs un jour d’une balle tirée par un jeune tueur / palestinien […] je vous interdis de dire / que mon sang permet de justifier vos erreurs / – que mes yeux arrachés vous raffermissent dans votre aveuglement – / que mes boyaux répandus prouvent qu’il est impossible / de leur parler afin d’arriver à une solution […] Terrible est l’illusion du Royaume dans les cœurs obtus. » Aharon Shabtaï, désabusé et lucide, s’adresse au docteur palestinien Majed Nassar entouré de blessés dans un hôpital encerclé par les tanks israéliens : « Cela vous réconforte-t-il / de savoir que ces tanks qui tuent en mon nom / creusent une tombe plus profonde encore pour mon peuple ? » Dans un autre poème, c’est sur le mode de l’ironie grinçante qu’il s’adresse au pilote d’un hélicoptère de combat : « la prochaine fois que tu tournoieras […] au-dessus de Jenin / pense aux enfants […] Etends une bonne couche de chocolat / sur ton missile et / essaie de bien viser / pour que dans leur mémoire, / le souvenir reste doux / quand les murs s’écrouleront. »  Rami Dizani dénonce les jeux barbares et lâches des soldats qui urinent sur des prisonniers, « mes cousins, écroulés, puants, les yeux bandés / les mains ligotées dans le dos… » Nathan Zach stigmatise la banalisation de la torture : « Même le broyeur d’os marchait à la perfection, / à aucun pareil dans sa méticulosité : os après os / comme un poulet… » Quant à Yosef  Ozer, il feint d’approuver avec optimisme le partage, entre Israéliens et Palestiniens, des organes des morts à greffer sur des blessés encore en vie ! Tuvia Rubner s’interroge sur l’incapacité des hommes à retenir les leçons de l’Histoire : « La victime engendre le bourreau, le bourreau engendre le couteau / le couteau engendre la peur, la peur / engendre la haine […] Comment mettre fin aux choses qui n’ont pas de fin ? » Son constat est brutal : « Le cœur est tari. Le sang souillé luit. »

La dernière section de l’anthologie est intitulée : Ce qui pourrait encore être réparé. Elle ne comporte que deux poèmes ! C’est sur le mode de l’interrogation que Yehuda Amihaï, mêlant le langage amoureux et celui des armes, imagine un avenir déboussolé, ébouriffant : « comment la couleur de tes yeux et de mes yeux flotteront-elles ensemble sur les drapeaux des nouveaux pays du monde futur […] et de nos mouvements amoureux, quelqu’un pourrait organiser, une grande opération militaire, une embrassade et une étreinte, une prise, des pinces, des trajectoires de missiles. » Des chants le plus souvent désespérés face à l’incapacité des peuples à faire triompher les actes solidaires et la paix entre deux nations qui n’ont d’autre choix sensé que de vivre dans l’acceptation de l’autre, sinon ensemble…

Ces poètes objecteurs en s’opposant à l’actuelle stratégie suicidaire de leurs gouvernants entrouvrent à voix nue les accès du cœur et de la raison…

                                                                                                          Michel MÉNACHÉ, pour la revue « Europe »


Le Monde, 7/02/2014

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Pour lire l’article de Michaël de Saint-Chéron sur D’un burin de fer (in « La règle du jeu »), cliquer ici

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POEZIBAO – lundi 24/02/14 [note de lecture] « – vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004 », par Emmanuel Moses

« Justice, justice, tu poursuivras » (Deutéronome 16 :20). C’est à cette haute injonction que défèrent les poètes que rassemble cette anthologie qui fait entendre vingt ans de poésie engagée en Israël. Réunis par la poétesse Tal Nitzan, traduits par Isabelle Dotan, préfacés par Sylvie Germain et illustrés par Rachid Koraïchi, publiés par les éditions Al Manar, infatigables et courageux propagateurs de la parole poétique d’occident et d’orient, du nord comme du sud, les textes qui composent ce recueil sont autant de cris de protestation élevés par plusieurs générations de poètes israéliens confrontés à une situation qui les révoltent jusqu’à la « racine de leur âme », pour employer une belle expression kabbalistique.

Et pourtant, l’essence du poète est ailleurs. Ou plutôt, il n’est pas né poète pour s’insurger mais pour louer, non pas pour vilipender mais pour s’extasier. Car le monde de la réalité est avant tout bonté, comme l’affirme si magnifiquement Simone Weil. Le poète a été choisi, comme le prophète Jérémie dans le ventre de sa mère, pour acclamer la réalité dont l’âme est bonne. Mais le mal, direz-vous ? Le mal intrinsèquement lié à l’Homme et à l’histoire ? Le mal sort de notre imagination, nous enseigne encore la philosophe, c’est l’anti-réalité par excellence, l’anti-réalité diabolique et c’est elle, cette création maléfique de notre cerveau, que les poètes, de tout temps, au risque d’y perdre la vie comme Ossip Mandelstam, ou la liberté comme Nazim Hikmet, ont combattu avec leurs armes éternelles et fragiles à la fois : avec les mots et le souffle qui les porte.

« Pleure et gémis. Car tu as cédé le pouvoir aux mains de la vermine », écrit Tuvia Rubner, dont toute la famille a péri à Auschwitz. Comme ces phrases sont puissantes et sans appel dans la bouche de celui qui a vu le mal absolu en face. On ne peut que baisser la tête et l’approuver. Tout contre-argument est balayé avant même que d’avoir été opposé.
Ce que déplorent les poèmes de cette anthologie, au-delà des démolitions de maisons, des appropriations illégitimes de terres, des arrachages d’oliviers, de l’oppression d’un peuple occupé, de la mort d’innocents, d’innocents palestiniens, bien sûr, mais d’innocents israéliens dans les attaques-suicide tout autant, et avec autant de douleur, bien sûr, là encore, c’est ce sentiment qu’ « il est déjà presque trop tard », comme le dit Liat Kaplan. Qu’à force d’humilier, de spolier et nier l’autre jusqu’à le tuer, on en vient, écrit Rami Saari, au point où « le visage de l’homme…(est) perdu. » Car à force de déshumaniser l’autre, on se déshumanise soi-même et le chemin du retour vers l’humain devient alors presque impossible.

Mais pour ces poètes qui sont des « Cœurs observateurs », pour reprendre le titre d’un poème d’Asher Reich, la langue est une arme à tous égards. « Et pourtant on a encore une bonne raison de rester ici – pour cacher les mots rescapés dans la cuisine, dans la cave, dans les toilettes. », affirme Aharon Shabtaï, qui ajoute « Ainsi, l’hébreu rescapé léchera les chambres de notre cœur. »
Chaque poème de cet ensemble, rendu en français avec justesse et sensibilité par Isabelle Dotan, est un chant. Un chant que Dahlia Rabikovitz, grande poétesse injustement méconnue en France, invite les femmes et les hommes de bonne volonté de son pays, et les poètes au premier chef, à chanter: « Chantez-nous des chants de Sion qui s’élèveront jusqu’à l’oreille sourde ». Car le mal est non seulement un fruit vénéneux de l’imaginaire humain, il est sourd et il est aveugle. Il refuse le monde et sa lumière, dont Simone Weil, elle encore, nous apprend que le seul organe de contact qu’on ait avec lui est l’amour. « Et tu aimeras l’étranger » ordonne la Thora (Deutéronome 10 :19). Le jour où les descendants d’Isaac et ceux d’Ismaël apprendront à s’aimer, ne serait-ce que comme étrangers, comme autres, les oreilles se déboucheront, les yeux se décilleront, et à l’expression « trop tard » pourra se substituer le mot « enfin », au rayonnement messianique.

Emmanuel Moses

D’un burin de fer – vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004
Anthologie établie par Tal Nitzan
Préface de Sylvie Germain
Dessins de Rachid Koraïchi
Combats / Al Manar 2013
238 pages


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Cahier critique de poésie n° 28
Merci aux éditions Al Manar, dont le nom peut se traduirede l’arabe par « Le Phare », d’avoir publié ce livre inestimable, unique, qui constitue comme un repère ou une petite lumière au milieu de ce qui peut nous apparaître parfois comme un chaos. Celui de la guerre fratricide à laquelle se livrent Palestiniens et Israéliens. Cette anthologie établie par la poétesse israélienne Tal Nitzan, fervente militante littéraire pour la paix, a été préfacée par Sylvie Germain. Cette dernière souligne que les poètes, tous Israéliens, réunis ici, « ne constituent pas un tribunal, [ils] ne forment pas une assemblée de juges mais sont une constellation d’hommes et de femmes qui dénoncent, dans la colère et la douleur, les exactions commises dans leur pays ». On y trouve entre autres les noms de Dahlia Rabikovitz, Aharon Shabtaï, Rami Dizani, Arieh Sivan. Que la parole poétique et le souffle qui la porte puissent nourrir un peu d’espoir, celle d’une paix à trouver.

JEAN-JACQUES BRETOU, CCP n° 28, décembre 2014

Caractéristiques

exemplaire

courant, de tête

isbn

9782364260306

parution

Auteur

NITZAN Tal

Artiste

KORAÏCHI Rachid