Des jours de pleine terre

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Quatrième de couverture

Pierre Perrin déplore, vitupère, loue et console – sans leurrer. Si l’enfance est une fenêtre, que le grand amour confine à la prière, la guerre n’épargne personne. C’est pourquoi, à lire ces pages, la poésie voudrait rester, sinon vitale, au moins vivante.

Description

L’histoire d’une vie se ramène à la quête du bonheur.
Sur ce chemin dépourvu de bornes, chacun se cherche
Au gré des intempéries, trop heureux de ne pas mourir Idiot au hasard des faux pas, tellement vivre reste un art
Dont la clé tient en un mot qu’on se retient de chuchoter.

À chacun d’inventer son balancier, son pas de deux.

Structuré en cinq parties – la naissance, les doutes, les amours, les horreurs, la paix –, ce recueil essaie de conférer un sens à l’existence. En s’attachant à la vie, à l’amour, au monde, par un regard sans concession, Pierre Perrin déplore, vitupère, loue et console – sans leurrer. Si l’enfance est une fenêtre, que le grand amour confine à la prière, la guerre n’épargne personne. C’est pourquoi, à lire ces pages, la poésie voudrait rester, sinon vitale, au moins vivante.

 


Un dossier Pierre Perrin
dans la revue Poésie/première n° 86, septembre 2023

La lecture du dossier par Jeanne Orient

couverture

« Va mon livre, ne meurs pas… »
Le magnifique numéro de septembre de la revue Poésie/première [n° 86] se situe sous le signe du lyrisme. Chaque contributeur a donné « sa version » de ce mot que nous utilisons parfois pour dire « un peu trop ». Pourtant le lyrisme en poésie conduit à écrire le plus intime de soi. Ce qui perle sur la peau, ce qui se crie en silence. Martine Morillon-Carreau consigne à la fin de son édito : « Sans évidemment prétendre à une quelconque exhaustivité concernant la récurrente et brûlante question du lyrisme poétique, ce numéro offre les passionnants témoignages d’une poésie en train de se vivre, s’écrire, se penser : la modeste ambition peut-être, d’un atelier, voire d’un alchimique creuset, œuvrant à l’or du temps. »
Le dossier consacré à Pierre Perrin, au lyrisme de Pierre Perrin rassemble les articles suivants : Sur le ring du poème, Jean Pérol ; Du vécu au vivre, Gérard Mottet ; Le cri retenu, Murielle Compère-Demarcy ; De hautes terres en poésie, André Ughetto ; Une torche à la main, Marie-José Christien ; L’homme poétique, Éric Brogniet ; tous ces articles ont été collectés par Claire Boitel.
Nous retrouvons Pierre Perrin, les mots obsédants de Pierre Perrin : « Tenir, froid, terre, cri, hache, lumière, temps, déchirure. » Ce dossier constitue une sorte d’anthologie où chacune, chacun apporte son regard, son témoignage sur Pierre Perrin qui aura toujours écrit dans l’instant et dans l’intervalle. Il écrit, Pierre, dans ce creux qui se forme et qui est la déchirure du mot. Il est partout, porteur du Cri. Il est surtout dans ces *Jours de pleine terre*, son livre fondateur, le livre de sa vie… inachevé, recommencé, inachevable. Il y mêle sa rage, son enfance blessée, son espoir de lumière, son exigence de la langue, du mot juste, sa lassitude, son espoir encore, l’amour. Combien peut-être, le mot qui revient souvent dans ce dossier, est celui qui le caractérise le plus et il est de lui. Il est dans son poème : Tenir. « Le tout est de tenir, debout, dans la prison de lumière. »
Lire Pierre Perrin, semblent dire tous les contributeurs de ce dossier, c’est être face à lui. En face de lui. Sur le « Ring du poème ». Il pourrait perdre, être K.O, mais ce n’est pas son souci. Lui veut juste se relever à chaque fois. Pour dire encore que l’entaille de l’enfance ne s’est jamais refermée.
Pour dire sa rage, son identité à lui, l’identité de son poème : « Je n’écris pas pour vivre. Je vis pour écrire. » Et il se relève encore et encore jusqu’à plus de voix et il dit encore et encore : « Si le bonheur n’existe pas, Poème au poing, l’amour debout, nous ferons tout pour l’inventer. »
Alors oui, si c’est tout cela, être lyrique, Pierre Perrin et son poème sont lyriques. Incontestablement ! Et nous remercions toutes celles et ceux qui ont constitué ce dossier dans Poésie/première. Il faut encore et toujours des preuves. Il faut encore et toujours des témoins. Des témoins des poètes et du poème.
Je ne saurais oublier les autres articles, les nouvelles, les autres témoignages sur d’autres poètes, d’autres poèmes. Dans ce numéro de Poésie/première, ils ont tous tenté de tamiser les mots pour ne garder que la poussière d’or, celle qui sera toujours particule lumineuse dans la nuit. — Jeanne Orient, Le Livre des visages, 23 octobre 2023.

Le téléchargement du dossier P. P. [Pdf des pages 26 à 48 de la revue]

Pierre PERRIN, Des jours de pleine terre, Al Manar, 2022, 170p., 23 euros. Couverture de Sophie Brassard.

 

Quelle âpreté dans ces poèmes qui de l’enfance à aujourd’hui consignent les blessures et les apprentissages d’un enfant, d’un poète, apte à saisir à pleins mots la violence des apprentissages.

Les images tombent comme des constats cinglants, pas une trace de sentimentalisme ni d’once de complaisance. C’est « l’odeur d’urine », c’est le « saccage », l’enfant « brûle sans feu », c’est « la nuit qui ravale l’orgueil de l’enfant que nul n’écoute ». La mère n’étreint jamais le petit.

Construit en cinq sections – autant d’étapes d’une vie, le livre choisit une écriture qui puisse au mieux traduire les états d’âme, les sentiments, les effusions, toute émotion née dans le flux des jours, en campagne, dans l’usage de la terre et des bêtes, à l’aune des saisons, au rythme des plaisirs, des peines, des découvertes. L’amour y a une place de choix et les nombreux poèmes adressés à l’aimée disent assez cette période faste où la rencontre a renvoyé bien loin derrière les traumas.

L’écriture, en effet, privilégie les poèmes longs, fortement charpentés, aux images lyriques et à la scansion sûre des classiques :

 

Dans l’habitat toujours précaire de l’impossible, il refuse

La défaite. Sans révélation à tenir, contre toute attente,

Sa relecture lui ouvre les yeux et le transporte

De l’insuffisance qui le mine vers le but à atteindre.

(p.53)

 

Elle a le goût d’ouvrir les bras pour susciter la plénitude.

Si son sourire – arc au repos, de rose sur la neige – paraît

Assassiné d’absence quelquefois, un baiser la fait vibrer.

Au chevet, rien ne surpasse le silence ameuté de ses seins.

(p.85)

 

Le quatrain offre au poème une respiration ample, celle de la terre qui mûrit, celle des émotions qui submergent et prennent le temps d’être contées.

 

Le poète, « nourri d’inquiètes certitudes », sait nommer les joies comme les ombres, les « embellies » comme « au secret la solitude ».

Dans cette quête, où l’autobiographie corsetée se fait jour, la recherche de la vérité sur le « qu’est-ce que vivre ? » martèle nombre de passages, puisque les « ruines perdurent, nous versons ».

Avec l’âge, les préoccupations littéraires et la sagesse qui va d’amble, le poète peut servir de longs éloges de la poésie, de sa terre natale, et, référence au fameux livre sur la « mère » tenter d’en finir avec la douleur : « La nuit, parfois, tu viens, désolée, ombre de ton ombre maigre et sèche. / Je souffre encore de n’avoir pas cueilli ton dernier souffle sur mes lèvres », « salut » ultime à la génitrice austère et sévère.

On sort du livre, à la fois ému, retourné par la maîtrise des thèmes et du style – romain par l’exigence et le rythme qui sait si bien scander l’émotion retenue.

Philippe Leuckx

 

Pierre Perrin est un écrivain français, né en 1950. Il a publié des poèmes et des romans. Citons :

« La Vie crépusculaire », « Une mère le cri retenu », « Le modèle » etc.

 

Philippe Leuckx, né en 1955, est un écrivain belge.


Pierre Perrin, poète filial et réfractaire

à propos Des jours de pleine terre, Al Manar, 2022

couverture

« Dès que quelqu’un est mort, une rapide synthèse de sa vie à peine conclue se réalise. Des milliards d’actes, d’expressions, sons, voix, paroles, tombent dans le néant, quelques dizaines ou centaines survivent et quelques-unes de ces phrases résistent, comme par miracle, s’inscrivent dans la mémoire comme des épigraphes, restent suspendues dans la lumière d’un matin, dans les douces ténèbres d’une soirée ». À quoi se réduit c’est vrai la mémoire que nous conservons des autres. Poètes, combien d’entre nous laisseront derrière eux, en heureux talisman, comme l’écrit Pasolini, ces « quelques phrases qui résistent », cette poignée de paroles vivaces échappées du néant où nous serons plongés ?
C’est donc essentiellement pour soi, pour le présent, qu’il faut se résoudre à écrire. N’en déplaisent aux Ronsard, aux Hugo, même aux Apollinaire de contrebande qui fréquentent aujourd’hui les bas ou les hauts lieux de la poésie en y transportant les illusions, les chimères de l’ancien monde. Pathétique, de plus en plus, de voir tous ces livres paraître en rêvant de partages. Pire parfois, d’une postérité.
Bon. J’arrête là ce couplet pessimiste. J’évoquais dans mon précédent post et à propos de la publication de Construire de la poète Clara Regy, une poésie « de mode privé ». C’est, il me semble sur ce même mode que se développe mais de façon plus large, insistante et aussi réflexive, l’ouvrage que Pierre Perrin m’a bien cordialement adressé. Sous leur titre assez transparent, Des jours de pleine terre, sous-titré Poésie 1969-2022, se proposent et sans trop d’illusions, sinon de retracer l’histoire d’une vie, du moins, ce livre n’étant pas un roman, d’en marquer, signifier les points forts à travers des thématiques claires : l’enfance, les amours, l’écriture, le monde comme il va, l’apprentissage de la mort, sans oublier bien sûr la sagesse acquise ou pas, sur le tard, d’exister…

Réfractaire qu’il est aux impostures comme il les appelle des écritures plates et selon lui convenues qui se pratiquent aujourd’hui couramment, Pierre Perrin livre avec cet ouvrage une suite de textes qui paraîtra au lecteur averti moins contemporaine que très filialement, quoique librement, rattachée à cette longue histoire de la poésie qui liant l’intelligence au sentiment, comme le sens des valeurs à la finesse de la sensibilité, ne répugne pas au discours, à la formule et sait ne pas séparer le poète, au besoin, du moraliste, n’hésitant pas à condamner ce qu’il pense être les errements comme les petitesses de ses tristes semblables.
Intempestive alors pourra sembler cette poésie qui affecte de conserver ses majuscules en début de vers, d’opposer aux facilités des vers courts, elliptiques, sa théorie de vers pleins qui confinant parfois au verset, restent strictement ponctués, rassemblés le plus souvent de façon décidée en strophes, pour renvoyer à travers leur matériel d’images presque essentiellement empruntées au monde paysan, à une enfance auquel l’auteur semble n’avoir jamais pu, su, ou voulu, tourner vraiment le dos.
C’est que ce monde de l’enfance dont l’évocation directe dans la première partie constitue à mes yeux la réussite majeure du recueil aura eu tout pour marquer fortement et définitivement l’auteur. Je ne m’attarderai pas [1] sur ces évocations sensibles, hautes comme on dit en couleurs de « la ferme séculaire » où la vie se partage, cruellement parfois, intimement toujours, avec les animaux, où « la honte/Ruisselle » « pour peu qu’un inconnu frappe à la porte » … Je n’insisterai pas davantage sur cette figure de Mère, prégnante dans le livre, à laquelle l’auteur aura consacré il y a une vingtaine d’années un récit au Cherche Midi éditeur et vers qui se tournera la dernière ou presque dernière bonne pensée du livre. Je serai discret sur ces tentations de suicide, cette rémanence du motif de la corde, de l’image du pendu qui ne manquera pas de frapper le lecteur dans cette forte section. Se trouve à coup sûr là sinon les clés d’un caractère, du moins les fondements sensibles et inquiets d’une personnalité marquée jusqu’au bout par une forte impression de solitude. Un sentiment chiffonné aussi de frustration qui le conduit à vilipender parfois un peu hâtivement ses semblables, son époque.
À ceux qui le liront, Pierre Perrin fera l’effet sans doute d’un homme rêche certes mais habité. Qu’anime à n’en pas douter un intense désir d’ouverture. Qui s’il le pousse à célébrer tout particulièrement l’averse sensuelle et charnelle de l’amour, des amours, ne lui en fait éprouver que davantage l’amertume de ces pertes, de ces manques, de toutes ces grandes ou petites défaites par quoi l’existence impitoyablement nous rappelle le caractère borné, ridicule encore, de notre condition. Le poème alors est là tant pour en rendre compte et fournir témoignage que s’affirmer revanche. Apaisante satisfaction peut-être, même si « aucune consolation n’existe », d’avoir ainsi su trouver la force, comme l’écrivait Baudelaire, de s’être prouvé à soi-même qu’on n’était pas inférieur à ceux que l’on méprise [2].

Georges Guillain sur son blog Les Découvreurs, jeudi 10 novembre 2022

 

[1] Je compte très prochainement, dans l’Anthologie Découvreurs, en publier quelques pages qui en diront plus long que tout discours.

[2] C’est dans le poème en prose célèbre, intitulé À une heure du matin, dont je ne peux m’empêcher de constater, mise à part heureusement la belle et empathique attention qu’il porte au monde dit aujourd’hui du vivant, l’assez claire parenté qui s’y manifeste entre la personnalité quelque peu misanthrope de Baudelaire et celle de l’auteur qui m’occupe aujourd’hui.

« J’ai bien vu aussi Courbet, Pérol, Réda… avec en déprimante opposition ce Livre des visages dont vous parlez deux fois à quelques dizaines de pages de distance. J’ai aussi vu Tian’ an men et l’Ukraine et ce poème du 11 novembre 1998 qui a résonné tout particulièrement en moi, qui ai posé il y a quelques années, sur cette douleur, cette atrocité Un bouquet pour les morts. Sur la mort je crois d’ailleurs qu’elle est un peu partout dans votre livre. Comme l’envers même de tout élan, de toute joie, de toute fragile ou durable clarté. Et c’est à elle que j’ai consacré les premières lignes de mes réflexions. J’aurais dû vous consacrer ce qu’on appelle une étude. Mais mon tempérament s’y prête peu. Je n’écris pas pour rendre compte objectivement, exhaustivement, d’un livre mais pour fixer un peu mes idées à son propos. Quelque chose de plus égoïste donc mais qui, n’étant pas de pur travail, a quelque chose pour moi de libre. Et de créatif. Effectué toujours quand même j’espère dans le respect, l’attention, une forme d’empathie pour l’écriture de l’autre. Les notes de lecture m’ont toujours semblé bien frustrantes. Et je ne vois pas comment d’ailleurs il pourrait en être autrement. Tant l’investissement de celui qui la réalise est hors de proportion, négativement bien entendu, avec celui de l’auteur qui, revenons à Baudelaire, y aura mis tout son cœur, sa tendresse, etc, etc… Mais rien de pire que le silence. Et j’en sais quelque chose. Fraternellement. » — Georges Guillain, commentaire sur Le Livre des visages, 10 novembre 2022


PIERRE PERRIN, POETE FILIAL ET RÉFRACTAIRE

« Poésie 1969-2022 ». C’est dire que le volume est complet. Cinq parties jalonnent cet ensemble structuré.

Couverture : toile (fragment) de Sophie Brassard.


Aussitôt on est frappé par la forme visuellement très classique des poèmes : des vers à majuscules distribués en strophes comptées. Des vers bien balancés allant de 10 à 14 syllabes généralement, avec des rejets et enjambements comme de juste. On semble parti pour une poésie classique, un rien monotone et ennuyeuse. Mais Pierre Perrin se sert de cet outil formaté et contraint à sa guise pour se raconter et narrer aussi bien son enfance que ses amours, ses doutes que ses indignations. Mettre une prose rutilante dans un cadre ferré. 
Et d’abord les relations glaciales avec sa mère : Je ne me souviens pas de m’être assis sur ses genoux, / De m’être blotti contre sa poitrine… et plus loin : Elle fait abattre le chien qui n’a pas six mois, / Pour mes dix ans, car il mange trop…Jusqu’à son décès : Je croule de l’âme.
Ensuite, le doute, sur ses capacités d’écrivain. Avec ceci comme transition : L’âme aussi s’efface et, folle, disparaît. On la retient / Mal entre les doigts. Et cet exergue révélateur : Je n’écris pas pour vivre. / Je vis pour écrire. Également un poème appelé « Le Poète », à la troisième personne, mais qui est bel et bien un autoportrait. Ou cet autre vers catégorique : Ses pauvres mots ne vaudraient pas un pissenlit séché. 
Viennent ensuite les amours. C’est là que le revuiste de « Possibles » réussit le mieux. Sa sensualité alliée à l’art fait merveille. J’aime souffler ton peignoir telle une buée. Il sait aligner les trois points cardinaux : « le désir, le sexe, l’amour ». Avec cette entame du poème « Évidence » : Mes jours entre tes jambes, tes nuits dans mes bras…
Suit une partie horreurs où il mêle tout ce qui lui répugne et qu’il dénonce avec virulence aussi bien « Jean le Matois », que « Caligula comtois », avec ce vers : Parfois le cou s’étranglait entre ses mains… La Grande Guerre, Tian’an men, Des gazaouis regardent le monde avec des paupières / Barbelées. L’Ukraine… Enfin un long texte consacré à Courbet, du même pays que lui, qui se conclut ainsi : Fils unique, je chéris ta mémoire comme un frère.
Dernière partie avec une recherche de l’équilibre. Exergue du poème « La Vérité au cou » : Va, mon livre, ne meurs pas, lequel se termine ainsi : … du don de soi, surgit un rai de bonheur. Enfin pour renouer avec le titre : Reine du temps, ma terre, joue sur nos lèvres / berce nos jours… Et ce vers final en guise de « Salut » : C’est notre vie, ce bloc de douleurs et de joie, cet interstice, et notre mort
Le livre est une somme (166 pages) où Pierre Perrin se livre sous toutes les coutures de sa poésie et de son être. Les tonalités se suivent et se mélangent : lyrique, pathétique, élégiaque, polémique… Plus de 50 ans de poésie en un seul livre.

Jacques Morin, Décharge, janvier 2023


Jeanne Orient, Des jours de pleine terre, Al Manar
Présentation texte et vidéo de 6 mn 10, 19 janvier 2023

J’ai toujours cru que le livre fondateur de Pierre Perrin était le livre sur sa mère. Quelles que soient les versions. J’ai toujours cru que le livre fondateur de Pierre Perrin était cette douleur de mère. Pour sa mère, pour lui-même. Bien sûr il l’est. On ne peut prétendre connaître Pierre, chercher Pierre sans lire les livres sur sa mère : Le cri retenu chez le cherche midi éditeur et Le soleil des autres chez Sinope Editions. Mais le livre fondateur de Pierre Perrin, sa scène capitale, c’est ce recueil de poèmes Des jours de pleine terre, aux éditions Al Manar. La scène capitale et ses répliques sismiques, de 1969 à 2022. C’est dans ce recueil que Pierre Perrin passe au crible toute sa vie. Il se réfère d’ailleurs à Jean de la Fontaine pour dire : « La douleur est toujours moins forte que la plainte » et il convoque Jacque Réda avec : « On a beaucoup exagéré le malheur d’être ici ».
Pierre Perrin repart tout doucement de l’enfance, son enfance, celle aussi qu’il aime tenter de voir au-dessus du muret l’enfance qui aurait pu être heureuse. « M’abstraire, me ravir… Chaque matin je me le promets ». Et il revient nous confier ce soir d’horreur, sa mère et le chien qu’elle a fait abattre : « Les bons points scintillent à l’école en vain / Elle a fait abattre le chien qui n’a pas six mois / Pour mes dix ans. Il mange trop […] La fenêtre de la cuisine, je le revois attaché au poteau / Un coup de hache lui fracasse le crâne. / Ce meurtre je l’ai enfoui et je l’ai tu 30 ans »…

Il s’ensuit comme un journal, une poésie tissée de colère et d’espérance, de colère encore et d’espérance encore : « On chantonne par-dessus le froid, la neige rend si belle nos régions […] Il reste, au creux de la paume, une odeur de blé en lait ».
Et vient ce temps où on baisse la garde. La douleur de vivre revient comme un boomrang, alors Pierre Perrin écrit : « Le miroir de l’écriture déporte la douleur ». Et à nouveau un chant d’amour. Cette fois, il prend visage de femme. Cette fois ce n’est plus écrire, mais vivre, toucher, aimer. Charnel, cet amour. Fort. « Mes jours entre tes jambes, mes nuits entre tes bras […] Le désir au large va et vient / Le yeux grands ouverts, tu chantes l’éternel printemps. »

À nouveau la colère ! À nouveau l’impression que tout n’est que parenthèses. Le temps, la vie nous talonnent. Un galop effréné. Pour se sauver ou tout simplement tenter d’accorder son pas, Pierre écrit : « Vivre est une ivresse qui coiffe toutes les autres. / Le mirage de l’éternité au bout des doigts […] Mais les galaxies n’attendent personne ».
Et vient ce temps où Pierre Perrin nous laisse croire que la fatigue, une grosse fatigue, le prend, le met presque à terre et sa voix s’enroue de tout ce qui n’a pas été. « Les illusions trop tôt perdues cause autant de tristesse que les morts. » La voix s’enroue de l’inachevé qui semble être une part de son destin. « Rien dans l’approche des ruines ne devrait nous désoler / elles perdurent, nous versons. Nous croyons grandir, elles s’enracinent. » Pierre Perrin tente de ne pas se laisser enfouir vivant. Il continue vaille que vaille à faire face à tout, à lui-même surtout : « Heureux ceux qui retournent l’espace de leur vie sans, sans cesser d’avancer ».
Et c’est le temps de clore cette grande randonnée sauvage. La peur a disparu, la colère semble apaisée. Mais l’espoir, l’espoir est toujours là. Pierre Perrin ne clôture rien du tout. Tant qu’il lui restera un souffle, il reprendra sa plume pour dire encore.
Nous nous sommes tous un peu ensauvagés ces dernières années. Même les plus doux, les plus joyeux d’entre nous. Peut-être à trop côtoyer les malheurs grand format. Pierre, sa scène capitale a eu lieu. Ses scènes capitales ont eu lieu. Il nous laisse refermer son recueil sur ces mots : « L’histoire d’une vie se ramène à la quête du bonheur. / Sur ce chemin dépourvus de bornes, chacun se cherche. / À chacun d’inventer son balancier, son pas de deux ». Et je me dis que, moi qui ai presque lu tous les livres de Pierre Perrin, qui le connaît (connaît-on vraiment l’autre ?) dans le travail, dans la joie, dans certains de ses chagrins de passage, je me dis que Pierre Perrin reste inconsolable de Pierre Perrin.
Des jours de pleine terre ! De vulnérabilité, et de grandes forces aussi. Ce recueil dédié à Christine son épouse, porte en exergue les mots de Georges Perros : « Vivre est émouvant, et la poésie n’est pas autre chose que le relevé sec, tranchant, impitoyable de cette émotion sans équivalant immédiat ». La gorge un peu serrée soudain, nous le croyons ! Et nous comprenons mieux le magnifique « dessin toile » de la couverture, signé Sophie Brassart

Jeanne Orient, 19 janvier 2023

Pierre Perrin, Des jours de pleine terre, Al Manar

Courriel de René de Ceccatty, lettre de Michel Leuba et article d’Alain Nouvel

 

couverture

Cher Pierre, je suis impressionné par votre livre de poèmes, qui est à la fois une autobiographie intense et discrète et un manuel de sagesse. Vos poèmes sont remarquablement fluides et riches. On les lit vite, parce qu’ils ont l’élégance de ne jamais peser, même si chaque phrase a un poids d’expérience et de lucidité. Vous avez construit l’ensemble comme un long parcours, avec parfois des haltes et souvent des raccourcis, mais toujours une profonde méditation sur le temps et l’illusion, sur les bonheurs aussi. Vos poèmes érotiques ne sont pas les moins profonds, car ils sont habités par l’amour, tout comme le poème que vous adressez à votre fils. Les paysages si présents donnent à cette traversée du temps, à ce témoignage sur les siècles contemporains, une vibration et une continuité rares chez les poètes. Votre attention généreuse aux autres poètes qui apparaissent dans les exergues ou dans les adresses est à l’image de votre vie, de ce que j’en sais. Le poème sur Courbet est très bouleversant et à lire en écho à votre roman. L’indifférence de notre monde à lui-même est révoltante et plusieurs de vos poèmes protestent froidement contre cet ordre des choses que vous observez et résumez de manière cinglante, mais jamais totalement désespérée. Il est difficile d’écrire sur la poésie et encore plus d’en écrire à un poète. Pardonnez ma maladresse. Je vais vous relire. Avec mon amitié et ma reconnaissance pour votre confiance et votre dédicace si modestement écrite au crayon.

René de Ceccatty, courriel, 12 janvier 2023

Je viens de terminer une première lecture de Des jours de pleine terre. Sous l’eau claire de votre facture, on vous sent tout présent : peintre, musicien, philosophe, conteur [liste non exhaustive]. Bref, à l’instar d’un Valéry, créateur, par l’idée, le Travail et la forme, de votre beauté littéraire. C’est du Perrin, peut-on affirmer, en dégustation à l’aveugle, même en l’absence de tout air de flûte. J’admire votre constante dévotion à l’autel de la Poésie ; elle vous assimile, par création continuée, à l’Auteur de la véritable « origine du monde », plus divine et moins suggestive que celle de votre ami Courbet. Offrez-nous, s’il vous plaît, de nouveaux poèmes en prose ou/et de courtes nouvelles, évitant ainsi les remplissages de genre qui rendent le roman pesant. À l’heure des sms et du zapping, l’attention vire vite à l’ennui. Une formule comme « L’amour, c’est le oui-clos » vaut toutes les descriptions ; une autre, tout aussi concise mais plus dangereuse, « le rat Merah », une comparution en correctionnelle. — Michel Leuba, lettre du 23 janvier 2023

Le journal intime d’un homme en colère

Difficile de donner une vision d’ensemble d’un massif poétique s’érigeant de 1969 jusqu’en 2022. De multiples sujets y sont abordés, pour certains intimes, et qui connaît Pierre Perrin reconnaîtra facilement des épisodes racontés sous un autre angle dans son ouvrage autobiographique Une mère Le cri retenu, pour d’autres appartenant à l’actualité la plus contemporaine, comme la guerre en Ukraine, ou « sur un cliché qui a ému le monde », le corps de cet enfant migrant gisant sur une grève.
Mais ce qui unifie le tout, c’est un regard, une révolte, une façon de dire « non » à l’ordre des choses et du monde, et en cela, ce texte est « poétique » au sens étymologique du mot, parce qu’il crée, non pas un monde, mais ce désir d’un monde autre.
Une poésie non pas tout à fait sans musique mais sans mélodie, une poésie percussive. Un peu comme Nietzsche philosophait à coups de marteau. On y chercherait en vain la rythmique classique des vers, même si elle se présente versifiée, la plupart du temps.
« À Jean-Jacques aussi, précoce à ce point attardé que,
Lisant Horace à cinq ans dans le texte, à cinquante,
Embarrassé de sa pisse, il reste le copiste qui s’interdit
De mendier une pension. Moi non plus.
 » (P.119)
Les mots-valises, comme « Occidécadentaux » ou « islamopithèques » entraînent très explicitement vers la satire et il y a, de fait, quelque chose de profondément satirique dans cette poésie, même si aucune opinion politique n’y est clairement affirmée. Une peur de la décadence, peut-être celle de la mort, après Paul Valéry qui a dit « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles » ?.
Pierre Perrin pose des questions brutales rugueuses, polémiques : « Quelle consolation apporte à un cadavre l’âme ? » ou encore, parlant de Facebook qu’il connaît bien :
« […] Qui outrepasserait l’écran ?
Chacun est facebooking, harassé. Éteignez l’écran, il
Se rallume. Toujours ailleurs, chacun gère son complot,
Son ragot, son garrot, son fagot, son rigoletto, ses totaux
Rauques. Totaux de clics ? Un cliquetis de dents, dehors
[…] » (p. 118)
À ces critiques acerbes répondent « trois épures une fresque », dédiées à René Guy Cadou, Jacques Réda et Jean Pérol. Trois presque sonnets pour des maître vénérés. Plus tard, « Gisant debout », un hommage à René Char, « « sans doute dernier grand poète français du XXe siècle » … Il y a, par ailleurs, tant de faux prophètes et de faux poètes !
Mais la colère de Pierre Perrin vient de plus loin que ces impostures contemporaines,
« Entre naître et n’être rien, le cri, le silence
[…] Rien, qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier seul
L’infini particulier d’une éclipse de mort ?
[…]Écrire à la craie devrait suffire sur une ardoise où lire
La tendresse
 » (P. 129)
Cette colère, de façon très étonnante, peut se métamorphoser en tendresse comme on vient de le voir, ou encore en appel désespéré « Au vainqueur » : « S’il te plaît, n’achève pas qui s’enfonce dans la nuit. » ou en cette résignation devant la force des choses : « Nature reste reine chez elle, qui tout emporte. » ou en cet amour pour l’Enfant : « Je me coucherai pour le bonheur de te savoir rester debout. »
Dans cette somme poétique, on retrouve un goût certain pour la parataxe, un style qui se veut classique, sans gras, à l’os. « Sur le chemin des syllabes, rocailleux, abrupt », un usage surabondant du présent de vérité générale, celui même des Maximes et Proverbes des Moralistes français : « En sacrifiant à la réussite, aux sournois exercices du pouvoir, chacun écrase les idées de traverse. La raison châtre les illusions. Des remords restent dans la gorge. Les nouveaux prêtres d’aujourd’hui ne délivrent personne. Le consumérisme pollue. La poésie n’est pas remboursée. ».
Mais derrière cet apparent classicisme, le baroque de métaphores parfois provocantes, étranges, hyperboliques :
« chaque séparation
Pire que si chacun s’était dépecé vivant sans un mot
 »
« qui regrette
D’avoir battu ses paupières mieux qu’un briquet
Sur cet envol des jours
 »
« L’église fermée, la morale reste ouverte pire qu’un rasoir »
« Le blé qui tire vers le soleil
Éjacule sous la dent
 »
Et derrière cette apparente dureté, une générosité qui se réserverait pour d’autres causes. « L’Équilibre », par exemple : « un jour le vent se lève, la voix chante et le poète se découvre aussi à l’aise dans sa langue que l’on peut l’être dans sa peau. (…) Le poète à maturité ne se demande pas d’où lui arrive la voix ; il travaille de son mieux la merveille et l’épouvante, le dégradé entre les deux et il respire ; il fend l’air de son existence. »

Alain Nouvel, note parue sur la revue en ligne Recours au poème, le 24 janvier 2023


«Des jours de pleine terre», livre de poésie de Pierre Perrin : Des poèmes de pleine vie

C’est le recueil de «pleine terre» qui retrace la vie pleine ou le recueil vital, sorti de la terre mûre, la terre-«reine du temps» des peines, des émotionset des plaisirs et qui donne à rêver d’un monde de justice, de reconnaissance et de tendresse où «naître» ne serait plus «n’être rien» et où triompherait la beauté, celle des êtres, celle de la terre natale et celle du poème, que le poète, quelquefois satirique, souvent indigné mais profondément généreux, aurait en partage avec les autres.

D’entrée de jeu, voici quelques vers de diamant extraits du poème inaugural ouvrant la cinquième et ultime section de ce recueil de poèmes entre tous remarquable, intitulé «Des jours de pleine terre», publié à Paris aux éditions «Al Manar» et venant couronner superbement le très beau parcours littéraire du poète, romancier, essayiste et critique littéraire français, Pierre Perrin :

«Sur le chemin des syllabes, rocailleux, abrupt, un jour le vent/ se lève, la voix chante et le poète se découvre aussi à l’aise/ dans la langue qu’on peut l’être dans sa peau. Il n’écrit pas/ une leçon ni pour sauver quoi que ce soit ; l’oubli est partie/ intégrante de la vie; il écrit pour le plaisir de donner, quand/ même la communication poétique reste solitaire» (p. 53).

Pour le patient et passionné fabricant ou artisan du langage, compositeur doué ou même diamantaire qu’est l’éminent poète — («Poète» est issu du grec ancien «poiêtês» voulant dire aussi «fabricant», «artisan» et qui dérive de «poiéô» signifiant «faire», «composer») —de la française post modernité poétique, Pierre Perrin,le chemin de la poésie ne saurait être, en effet, que pénible et éprouvant. N’est pas poète qui veut !Il faudrait souffrir pour être poète et être reconnu comme tel. A l’exemple de Baudelaire, c’est-à-dire du «Roi des poètes» (Rimbaud), il faudrait bien pétrir la matière langagière avant de l’ériger en ces difficiles, élégantes et étonnantes formes artistiques, faire preuve de rigueur, choisir la difficulté, les contraintes de la syntaxe et du vers long,afin de discipliner l’inspiration et écarter toute tentation d’effusion sentimentale et de facilité verbale, même si cela risque de condamner le poète à «rester solitaire» dans sonsacerdoce.

Plus de 100 morceaux composés de 1969 à 2022 et s’étalant sur plus de 160 pages sont écrits rigoureusement, patiemment, passionnément, pour constituer une espèce de journal intime ou d’autobiographie où la traditionnelle frontière entre la prose et la poésie est effacée et où est délibérément évitée la facilité de la narration prosaïque qui fait place à une narration en strophes (souvent des quatrains) et en vers pour la plupart irréguliers et plus longs que le classique alexandrin, constamment marqués par les rejets favorisant l’impression de continuité et de rêverie qu’ils donnent aux lecteurs. Une narrationen rythmes souvent lents, alourdis du poids de toute une vie, etdont sourdent de vagues échos de tristesse, de regret, d’amertume et une émotion sans cesse retenue. Un bel agencement de sonorités vocaliques et consonantiques, des asyndètes fréquentes, un écoulement fréquemmentparataxique, une régulière alternance de phrases courtes avec des phrases longueset enfin un jeu savant sur la ponctuation participent tous à l’élaboration de ces rythmes cadençantles cinq sections qui structurent ce recueil et qui semblent correspondre aux cinq étapes de la trajectoire vitale du poète etoù sont consignées, mais de manière très discrète, très allusive, avec des mots aux sens flottants, l’absente tendresse maternelle, les brûlures de l’absence, l’insurmontable nostalgie, l’enfance blessée, la violence et la mort. Sommairement, Pierre Perrin, en philosophe inquiet, semble s’interroger sur la vie, la sienne surtout,et son essence.

Les images issues des originales et belles combinaisons syntaxiques et qui sont particulièrementnovatrices et frappantes, lancées comme des grains magiques dans ces lumineuses lignes d’encre,irriguent de leur sève vitalecette poésie pudique, nullement sentimentaliste, qui suggère, révèle, sans dire vraiment, entretenant savamment le flou, brouillant quelquefois les pistes, dissimulant un peu la pensée etcachant la vérité et la profondeur de l’énonciateur.

Trône aussi, partout dans cette poésie de Pierre Perrin, le présent de vérité générale, qui donne à ces vers supposés raconter l’intime, l’allure des proverbes et des maximes, un peu comme chez René Char.

C’est le recueil de «pleine terre» qui retrace la vie pleine ou le recueil vital, sorti de la terre mûre, la terre-«reine du temps» des peines, des émotionset des plaisirs etqui donne à rêver d’un monde de justice, de reconnaissance et de tendresse où «naître» ne serait plus «n’être rien» (p. 129) et où triompherait la beauté, celle des êtres, celle de la terre natale et celle du poème, que le poète, quelquefois satirique, souvent indigné mais profondément généreux,aurait en partage avec les autres (p. 135) :

«Terre des longs désirs, si tendre à la narine et douce/ Aux doigts, notre corps te presse en toutes saisons./(…) J’apprécie tes crues, ton encolure, tes averses/ De métamorphoses. Ta beauté plonge aux sources/ Où j’escalade tes torrents. Que la neige emporte/ Des Van Gogh sur pied, la tête rouille et grise affaissée/ Sur la hampe, ces tournesols à l’agonie, je les adore (…)/ Reine du temps, ma terre, joue sur nos lèvres,/ Berce nos jours. Seuls, serions-nous debout ?» (p. 159)

De nombreux poèmes d’amour meublent aussi ce livre. L’un des plus beaux en est celui qui apparaît à la clôture du recueil et dans lequel le poète évoque dénotativement sa mère, l’une des figures maîtresses de sa vie et de sa poésie :

«La nuit, parfois, tu viens, désolée, ombre de ton ombre maigre et sèche.

Je souffre encore de n’avoir pas cueilli ton dernier souffle sur mes lèvres»

(p. 166)

Douleur de lecture, certes, mais bonheur des plus purs à coup sûr !

Pierre Perrin, «Des jours de pleine terre», Paris, Al Manar, 4e trimestre 2022, 170 pages, ISBN 978-2-36426-306-2.

Pierre Perrin est poète, romancier et critique littéraire. Il est de Chassagne. Il a contribué au magazine “Poésie/Vagabondages” en 1997 et participe à “La Nouvelle Revue française” ainsi qu’ à plusieurs autres revues et périodiques. Il a été rédacteur en chef de la revue “La Bartavelle” de 1994 à 1997. Il dirige depuis 2015 la revue numérique “Possibles” et écrit régulièrement des articles de recension pour “La Cause Littéraire”. Il a contribué à différents ouvrages collectifs. En 1996, Pierre Perrin est lauréat du prix Kowalski de la ville de Lyon, pour son recueil “La Vie crépusculaire”. Il a publié aussi deux romans : «Une mère, le cri retenu» (2001) et «Le modèle oublié» (2019)

La Presse de Tunis, 25/02/23


Pierre Perrin, Des jours de pleine terre, Al Manar
Une étude d’Emmanuelle Caminade, le 26 févier 2023

couverture

Des jours de pleine terre est un consistant recueil dans lequel Pierre Perrin a rassemblé les poèmes choisis de sa vie : cent seize poèmes, écrits de 1969 – date de son entrée en écriture – à 2022, qui retracent un parcours poétique intensément nourri de son vécu.
Après un première tentative étonnamment précoce avec Manque à vivre (Possibles, 1985) [1], la présente auto-anthologie réalisée à plus de soixante-dix ans apparaît comme une sorte de bilan resserré [2] venant revivifier une existence qui, tout en reflétant le travail constant de relecture et de ré-écriture du poète, prend une résonance pré-posthume manifeste.

Sur son riche site internet, l’auteur nous explique avoir repris pour cet ouvrage une partie de son recueil La Vie crépusculaire (Cheyne, 2002), épuisé depuis vingt ans, dont il avait envisagé dans un premier temps une réédition revue et corrigée. Qu’à ces proses poétiques retravaillées et mises en vers, il réintégra des poèmes inédits qui, sous le titre actuel, auraient dû constituer un autre recueil [3], certains étant néanmoins ponctuellement parus dans des revues ou anthologies – souvent dans une autre version. Et peut-être est-ce en raison de ce travail de réorganisation et de labour incessant donnant à ses poèmes un caractère évolutif et rarement définitif que l’auteur n’a pas voulu les sourcer ni les dater – à l’exception de six d’entre eux.
Cet exercice de mise en ordre anthologique témoigne d’autre part de manière paradoxale, ou du moins complexe, à la fois du souci de Pierre Perrin de laisser une trace pour la postérité et de celui de s’alléger, de s’effacer en donnant à ses poèmes, comme à toute sa littérature, la possibilité d’avoir une vie après lui. « Quel que soit le silence qui ensevelit les parutions, un volume de notes, dont l’écriture me galvanise, va suivre. Je rassemblerai peut-être quelques essais. J’en aurai terminé avec ma littérature. Sa vie ne dépend plus de moi. Les morts n’ont qu’une parole : Vivez ! », écrit-il en effet dans sa présentation de Des jours de pleine terre sur son site, ajoutant : « Un chef-d’œuvre, à quoi chacun prétend, conjoint un talent, une ténacité et un travail, sinon vers la perfection, du moins sans trop de scories. […] Je ne connaîtrai pas mon sort qui, par chance, m’indiffère un peu plus chaque jour. »

« Vivre est émouvant, et la poésie n’est pas autre chose que le relevé sec et tranchant, impitoyable, de cette émotion sans équivalent immédiat. »
Comme l’annonce l’épigraphe tutélaire de Georges Perros sous laquelle Pierre Perrin a placé son recueil, sa poésie s’avère essentiellement lyrique, l’auteur désirant surtout nous faire partager son émotion de vivre au cours d’un long chemin qui oscille entre souffrance et bonheur, colère et sérénité. Usant beaucoup du “je” (ou du “nous”) mais aussi du “tu” (ou du “vous”), le poète transmute ainsi son expérience émotionnelle dans la matière verbale, une matière capable de traduire l’expression du sujet, loin de toute effusion sentimentale ou complaisance narcissique, comme sa construction dans l’ouverture à l’autre, tout en reflétant une image du monde.
Et cette auto-anthologie élaborée à l’approche de la mort semble offerte à celle qui lui a donné la vie. Le recueil s’ouvre en effet en ce jour majuscule de sa naissance, sur ce cri inaugural doublé du rejet de sa mère : « […] J’ai les plus grands
Maux à trouver la gorge, déjà de glace, de ma mère. » (I, Naissance)
pour se fermer sur un salut apaisé à cette mère « morte depuis quarante ans » que, malgré son désir, il n’a jamais pu véritablement rencontrer et dont l’ombre toujours le hante (V, Salut).
Si ce long chemin à la poursuite du bonheur voit sa tonalité évoluer au fil des cinq parties qui composent Des jours de pleine terre [4], la forme, elle, reste pratiquement la même. À l’exception de quelques rares proses poétiques, il s’agit en effet d’amples et denses poèmes en vers libres qui n’ont absolument rien des vers inconsistants ne tenant que par “l’à-la-ligne” et “l’impropriété sémantique revendiquée” dénoncés par Pierre Jourde dans La littérature sans estomac [5]. Certes ces poèmes sans structure véritablement définie n’ont ni rimes, ni régularité syllabique mais, outre qu’ils se découpent en strophes (l’auteur ayant une prédilection pour les quatrains et les tercets), le rythme, les sonorités et le sens y entrent en force.
Ce sont des vers biens ponctués au souffle long tournant autour d’une quinzaine de syllabes (parfois moins mais souvent plus), avec beaucoup de versets se poursuivant au-delà de la marge droite dans des enjambements, rejets et contre-rejets mettant en lumière certains mots ou expressions. Des vers généreux, pleins de chair, charriant musiques et images percutantes, le poète faisant claquer [6] et se répondre les sons, recourant à foison à de puissantes métaphores d’une âpreté ou d’une sensualité toute terrienne, et jouant parfois sur les mots de manière signifiante – tant dans les titres que dans le poème.

Marche à vie, la première partie consacrée à l’enfance fondatrice est un choc auquel on ne s’attend guère, même si le petit poème introductif en donnant le ton s’écarte du cliché idyllique. Évoquant ces « jours noirs » au « goût de cendre », Pierre Perrin y recourt fortement au champ lexical de la destruction tandis que nombre des vingt titres qui la composent n’ont rien de réjouissant : Premier de corvée, Le pendu avant l’aube, Le malheur, Dérive sur une mère morte…
Dans une campagne aux mœurs rudes semblant plus proche des siècles précédents que de la France des Trente glorieuses, il nous dépeint au scalpel une « enfance clouée vive sur la porte » : une enfance tourmentée et douloureuse privée d’innocence, marquée par la dure figure d’une mère exigeante et mal-aimante ignorant son fils et l’enfermant dans le silence et la solitude : « À peu parler, la solitude est barbelée ».
Et cet apprentissage s’avère plus celui de la violence et de la mort que celui de la vie :

« […] Elle fait abattre le chien qui n’a pas six mois
Pour mes dix ans, car il mange trop. Seul derrière
La fenêtre de la cuisine, je le revois attaché au poteau
En face, un coup de hache lui fracasse le crâne. Le sang
Jaillit. J’éprouve la terreur, les hurlements de ma bête,
Et ma mère tire le cadavre derrière le tas de fumier.

Ce meurtre, je l’ai enfoui – et je l’ai tu – trente ans.» (La Mère, p.17)

Cette première partie se terminant par une visite au cimetière laisse néanmoins s’échapper quelques rais de lumière – le contraste venant en renforcer la noirceur. Car la vie, malgré tout, « ouvre les bras », l’enfant réussissant à humer cette énergie vitale qui répudie la mort, ne serait-ce qu’au travers de la nature renaissante qui l’entoure :

« […] Toujours le ciel s’essuie après l’orage : les foins
Montent à la tête avec les cerises. La vie ouvre
Les bras, quand nul ne sait lire ni rien. » (Ouvrir la porte, p. 12)

Et dans ses premiers émois adolescents, il ne perd pas espoir d’accéder un jour à «la merveille» :

« […] Chaque matin, je me le promets. Quand mon tour viendra
De tenir entre mes bras la merveille aux seins de rose,
Aux doigts de prunelles gelées, sur mes lèvres, partout,
Je volerai en apesanteur, du déluge à la fin des temps.
À dévisager l’infini sur terre, le moindre pas s’allège. » (La bascule, p.21)

Plus courte (ne comportant que douze poèmes) et riche de questions, la seconde partie Qui ne doute pas jamais ne se dépasse aborde l’écriture. Dépassant son sombre passé, le poète se projette tout entier dans cette écriture dont la vie est pour lui la seule matière : « Écrire, c’est ériger la vie en présent perpétuel. / Mais l’avenir pour un poète ? Le temps d’être lu. » (Aphorisme introductif de la partie II)

Si Pierre Perrin s’y interroge sur son travail et sa réception et sur son avenir de poète, il y éclaire surtout la puissance du lien unissant son avidité d’écrire et de vivre, les deux semblant indissociables. Et il y revient notamment sur cette enfance de silence et d’attente où il ne vivait ni n’écrivait :

« Enfant, on attend un départ ; on attente à la vie ; on attend
Un retour. Sans un regard, coi, on s’efface avant
Que n’éclate un sanglot. Ignorant, on attend
Un rai de connivence. La porte est close, sans lumière.
Sort-on jamais d’un corridor sans lampe ni bougie ? » (Attendre, est-ce vivre ?, p. 40)

Pouvant enfin exalter « la merveille de vivre », Ombres de nos amours porte le recueil à son apogée. Placée sous le signe du “désir-Dieu”, cette troisième partie lumineuse et flamboyante célèbre les femmes, le don des corps et la rencontre. La marche à vie initiale s’y mue en une vibrante marche à l’amour, cet « arc-en-ciel à partager par tous les pores ».
Vingt-sept poèmes à la sensualité débridée entremêlent ainsi les chairs, faisant sonner la « musique de l’étreinte » et jaillir de puissantes images souvent végétales ou animales dans un érotisme confinant au sacré. « L’ascenseur du plaisir » y « fend et refend le ciel », le poète labourant généreusement le champ de la grâce et du mystère, de l’illumination et de l’élévation :

« La grâce sourit par tout le corps. Déjà les doigts caressent
L’air, dans la chambre ; l’un effleure les papilles, plus
Doux qu’un oiseau sur sa branche. Dans le même instant,
Une houle creuse le ventre, à l’unisson. Tels des rayons
De soleil, s’embrasent le bonheur, la plénitude, la paix.
L’air frais sur les joues, la vie ravaudée, l’avenir
Dépiauté comme une poire par une pie, il reste,
Au creux de la paume, une odeur de blé en lait. » (Un rêve, p. 63)

Venant combler le manque de la première partie (manque d’amour et manque à vivre), cette partie centrale s’affirme comme celle de la plénitude :

« […] Le moindre désir décuple l’instant,
Déborde l’horizon. L’avide retenue, les cuisses
Par-dessus tête, écarte l’angoisse. Plus de honte
Aucun frein : la mort même, un rien au carré.
[…] Ce manque, elle le comble enfin. » (Les Mains pressées, p. 71)

Et malgré certaines désillusions de l’amour, le bonheur reste désormais accessible : «[…] Sous l’homme fait,
Perce l’enfant perdu, mais enfin il jouit mieux du présent. » (Pointe sèche, p. 77)
Après cette ouverture à l’autre via l’amour, le poète s’ouvre au monde avec une lucidité non dénuée d’ironie, évoquant en vingt-deux poèmes ses beautés comme, surtout, ses horreurs sans cesse recommencées :

« […] Si chaque être qu’on abat ensanglante l’espèce,
Les sanglots n’y font rien. À peine si la honte
Éclaire les enfants. On grommelle : je n’oublierai jamais.
À deux pas, l’horreur recommence. Les morts se taisent
Profond. C’est eux qu’on oublie les premiers, partout. » (Tian’an men, 4 juin 1989)

De notre monde sans tain réunit ainsi en un grand fourre-tout des hommages au peintre Courbet et aux poètes et écrivains René Guy Cadou, Jean Pérol ou Jacques Réda mais aussi des portraits grinçants d’un Jean le Matois ou d’un Caligula comtois, fustigeant avec humour les « islamopithèques » et les « Occidécadentaux »… De la grande Guerre à Tian’an men ou à Gaza, du malheur sans fin des réfugiés à l’Ukraine en sang, le poète, conscient que « l’éternité dure un clic » et ne réside pas dans l’au-delà, y proclame son seul credo : vivre !

« Entre naître et n’être rien, le cri, le silence ;
Entre se hisser jusqu’à des lèvres déchirées
Et clôturer en fond de fosse, à feu froid, la pourriture ;
Entre l’éternité pour le croyant et, à qui rompt les oeillères,
Rien, qu’est-ce que vivre, sinon s’approprier seul
L’infini particulier d’une éclipse de la mort ? » (Tombeau de papier, p.128)

Approchant le terme de cette chaotique ascension, de cette longue marche qui « emporte la vie entière », et, visant désormais sa dernière demeure, Pierre Perrin s’achemine enfin en vingt-six poèmes À la lisière de la paix.
Le poète a appris à avancer en retournant l’espace de sa vie et, convaincu que, « si on ne peut guère habiter l’instant », « du don de soi surgit un rai de bonheur », il peut maintenant apprendre avec sagesse à laisser :

« […] Ce qui nous a porté, qu’à notre tour nous apportons à autrui, se perd aussi.
C’est notre vie, ce bloc de douleurs et de joie, cet interstice, et notre mort.

Ne cherchez pas ma tombe. Les herbes l’auront recouverte. Et c’est bien,
Ce cycle qui m’emporte, tandis que je pense à vous dans les siècles futurs. » (Salut, 20 janvier 2018)

Emmanuelle Caminade, L’Or des livres, 26 février 2023

[1] Ayant pour projet de regrouper des poèmes couvrant la période 1969/1984, l’auteur reprenait dans la première partie de « Manque à vivre » des poèmes tirés de ses quatre premiers recueils épuisés parus entre 1972 et 1979, semblant déjà désireux de leur accorder une seconde vie.
[2] En 170 pages, ce qui est assez volumineux pour un recueil poétique mais assez peu pour une vie.
[3] Son site, affichant des pré-publications non définitives en ligne à partir de 2018, témoigne de ces étapes dans la ré-écriture et de ces hésitations.
[4] Cinq parties s’intitulant : « Marche à vie / Qui ne doute pas, jamais ne se dépasse / Ombres de nos amours / De notre monde sans tain / A la lisière de la paix ».
[5] Dénonciation citée en note par l’auteur dans sa présentation de l’ouvrage : ici
[6] Notamment en recourant à beaucoup d’allitérations et/ou d’assonances.


L’art poétique de Pierre Perrin

Pierre Perrin, qu’il ne faut pas confondre avec l’auteur-compositeur-interprète du même nom, est poète, romancier et critique littéraire, ayant collaboré notamment à la Nouvelle Revue française et à Poésie 1/vagabondages. Il a été lauréat, en 1996, du prix Kowalski pour son recueil La vie crépusculaire. Par ailleurs, il a dirigé les revues La Bartavelle et Possibles, cette dernière interrompue et relancée sous forme numérique en 2015, puis depuis quelque temps sous forme papier.


Pierre Perrin, Des jours de pleine terre. Al Manar, 170 p., 23 €


Divisé en cinq parties qui suggèrent différentes approches de lecture mais qui ne sont pas cloisonnées et respirent la vie, Des jours de pleine terre est un choix rigoureux de poèmes écrits entre 1969 et 2022. Certains ont été publiés en revue, d’autres en recueil, mais ils ont été méticuleusement revisités pour cette édition. Il y a tout un aspect autobiographique, mais avec cette particularité qu’il se traduit en poèmes, des poèmes qui ont toutefois la saveur de la prose et se donnent à lire aussi comme un récit vertical. Ce serait mal connaître ce poète que de voir là un artifice. S’il choisit de se raconter sous cette forme, c’est que Pierre Perrin pense que la poésie est le mieux à même d’exprimer pleinement l’émotion de certains moments vécus, dans ce qu’ils peuvent avoir parfois d’excessif, tout en la canalisant, lui faisant jouer ainsi parfaitement, comme dans la tragédie antique, son rôle de catharsis, si important pour cet écrivain qui attend de la langue un pouvoir libérateur.

Des jours de pleine terre : l'art poétique de Pierre Perrin

« Nature morte avec des paons » de Rembrandt (1639) © CC0/Rijksmuseum

Dans la première section, l’auteur évoque son enfance à la ferme familiale, avec ses « odeurs de choux, d’ail et de lard grillé », l’étable qui jouxte la cuisine, les rats, la pauvreté, la honte, les premiers éveils à la sexualité, et tous ces actes de cruauté qui marquent l’enfant comme autant de drames. Chien abattu « car il mange trop », chatons tués « à coups de fourche », ou encore : « Tendres rapaces pris au piège, roués de coups, / Démembrés, parfois cloués vifs, votre incrédulité, / Vos tremblements, vos râles ne quittent pas mes veines ».

Les pages évoquant les plaisirs charnels et les amours perdus sont descriptives, d’une précision étonnante dans l’érotisme, allant jusqu’à restituer les odeurs, comme s’il fallait faire revenir par les mots celle qui est partie pour toujours. Il y a une vieille blessure que le poète porte en lui depuis l’enfance et qui ne guérira jamais tout à fait, malgré le baume des mots, et jamais vraiment dite, mais que l’on devine dans le secret de l’être.

La partie intitulée « De notre monde sans tain » porte un regard sans concession sur une époque et ses hypocrisies, ses lâchetés, les droits de l’Homme sans cesse bafoués, y compris dans les pays occidentaux, la guerre en Ukraine. Pierre Perrin évoque aussi, dans cette section, quelques belles figures d’écrivains et de poètes – René Guy Cadou, Jacques Réda, Jean Pérol – et le peintre Gustave Courbet auquel il a par ailleurs consacré un roman : Le modèle oublié. Il se dégage de la dernière partie, « À la lisière de la paix », une sorte de sagesse. Le bonheur d’écrire est là, sans réticence : « Sur le chemin des syllabes, rocailleux, abrupt, un jour le vent se lève, la voix chante et le poète se découvre aussi à l’aise dans sa langue qu’on peut l’être dans sa peau. Il n’écrit pas une leçon ni pour sauver quoi que ce soit ; l’oubli est partie intégrante de la vie ; il écrit pour le plaisir de donner, quand même la communication poétique reste solitaire. »

Des jours de pleine terre : l'art poétique de Pierre Perrin

« Les rochers d’Ornans » ou « Les rochers de Mouthier » de Gustave Courbet, Musée des Beaux-Arts de Carcassonne © CC4.0/Didier Descouens

Pierre Perrin est un amoureux de la langue française. Il l’explore avec volupté, dans sa richesse et ses multiples nuances trop souvent inexploitées, ce qui donne à son œuvre, presque classique, une étonnante modernité face aux nouvelles vieilleries poétiques trop en vogue aujourd’hui. Pourquoi devrait-on maltraiter la langue, alors que dans une syntaxe quasiment traditionnelle on peut exprimer tout ce que l’on ressent ? Et pourquoi donc devrait-on avoir peur du lyrisme ? Ce poète-là, qui attend beaucoup de ses vrais lecteurs, cherche un ordre intérieur où la clarté domine, venant éclairer à la fois le sens d’une vie et d’une écriture, avec justesse et émotion. Dans son poème « L’atelier », il résume ainsi son art poétique :

« On a dégauchi, raboté, scié d’équerre, tenonné, mortaisé,

Mouluré le moins possible et longtemps épuré, poli.

Le tour de main n’est rien si la matière, la vie, ne le presse.

En littérature, la volonté ne peut que coiffer le hasard.

La vie, comme les vitraux des églises, se dévisage

De l’intérieur ; la décoction ne singe pas la décoration.

Tous les fards du monde ne valent pas une pupille.

Tout attachée à rester vivante, la rigueur respire.

Loin des Ravaillac et du micron d’âme, un cadeau

Fourré de tendresse est glissé de main à main nue.

Le livre sur la table, à la façon d’une longue lettre,

Le poète y est tout entier – si loin que soit le corps. »

Alain Roussel, En attendant Nadeau, mars 2023


LES HAUTES TERRES DE PIERRE PERRIN

Un titre est un drapeau, chacun le sait, et Giono doit l’avoir dit.

Celui de l’anthologie (Poésie 1969-2022) publiée chez Al Manar me frappe comme une évidence. Des jours de pleine terre est le symétrique diurne de cette expression souvent rencontrée, « les nuits de pleine lune », dans la littérature romanesque. C’est vus de notre sa- tellite que des « jours de pleine terre » prendraient effectivement leur sens plein, cosmolo- gique. L’infini s’offre / à qui l’embrasse à volonté, le temps de vivre, proclament ces vers de « La vie à terre » (partie IV).

À partir de cette idée, et comme fournissant mon guide de lecture, j’émets l’hypothèse que la vision du monde proposée par Pierre Perrin relève d’une sorte de double focale dont la première révèle son approche de l’intime et la seconde le relie à la puissance de l’universel et du cosmique. À la fois donc, une remémoration des épreuves subies dans sa chair et son âme par l’enfant que fut l’auteur, mais aussi de ses joies, aussi précisément évoquées que possible, et sans aucune vulgarité d’expression, dans les aventures érotiques qui ont donné du sel et du sens à sa vie (Partie III du recueil : « Ombres de nos amours »). Belle revanche par rapport à une enfance tourmentée, notamment à cause d’une mère qui aimait à sa façon, en punissant beaucoup. Elle n’est prodigue qu’en taloches, est-il dit dans « Le Malheur » !

Dans les cinq parties de ce maître livre, une vie tout entière est passée en revue. Ce- pendant Pierre ne dit pas toujours (et selon moi) assez rarement « je ». Une des brillantes ex- ceptions ou « je », quoiqu’inconscient s’affirme se trouve néanmoins dans le premier des poèmes choisis, « Naissance » : … un vers luisant bon à crisper / Les doigts, je hume ce que j’ignore être le bonheur.

Un personnage, d’enfant, d’adolescent puis d’homme, avec lequel il prend les dis- tances nécessaires (et quelle distance, avons-nous vu !), sous le support du pronom « il » fait donc le plus souvent, selon mon idée, le jeu de ses souvenirs. Sans compter que la troisième personne grammaticale peut aussi désigner d’autres acteurs ou « actants » : comme son père, ses camarades, un ami (« Émile », par exemple, partie V).

C’est une « comédie humaine » version champêtre et paysanne, qui déploie dans les premières pages – un peu aussi dans les dernières – un large éventail de sensations et d’im- pressions, et qui fournit sans cesse des motifs à penser :

… qui résonne pire que / Les meuglements d’un veau dans un puits, sinon / Le déses- poir ? (« Attendre, est-ce vivre ? ») ou encore, du même poème : « L’enfant veut savoir. Heu- reux celui que le premier / Adulte n’abuse pas. […]. Quel retentissement en notre actualité ! Ou bien, qui nous renvoie à la permanente « éducation sentimentale », la plus physique : « Le premier baiser ébranle le corps entier. La langue / Secoue l’être – un séisme. Le pantalon éclaboussé, / Les baisers ne se ressemblent pas. […]

Ces quelques exemples suffisent pour constater la fréquence des enjambements dans ces vers souvent plus longs que les mesures classiques de l’alexandrin ou du décasyllabe. Ce style, ou plutôt cette technique d’écriture, permet souvent au poète de dire deux choses à la fois, en utilisant les deux focales que j’ai métaphoriquement indiquées en m’interrogeant sur le titre du recueil.

Que ne disent pas ces quelques vers, sur la misère familiale : (parlant de la mère) Elle fait abattre le chien qui n’a pas six mois, / Pour mes dix ans, car il mange trop. […] Il fallait donc choisir sans protester : plaisir de garder un jeune chien, ou nécessité de manger pour grandir… Plus loin, l’auteur confesse : Ce meurtre, je l’ai enfoui – et l’ai tu – trente ans. (in « La Mère, III)

La généralisation suit le détail concret (ou le précède) : Dans « La bascule » il y a une évocation de chiens, de chattes, d’un taureau, tous en chaleur, puis :

Des bois de lit, tous rideaux tirés, grincent, après Les tables épicées. Le secret demeure et se meurt.

Les détails les plus « véristes », comme dans les vers précédents, aboutissent toujours à quelque vue d’ordre moral (mais pas du tout moraliste), au sujet des comportements collec- tifs. L’exemple me paraît frappant quand, à la fin des cérémonies de « La Toussaint »,

Parmi les allées, dans l’agitation, les hommes ajustent Leur béret pour s’élancer gravement, loin de la douleur. Aux filles de soutenir leur mère en pleurs. Depuis la route,

Les grilles se referment dans un miaulement de rouille. Le village re-aspire son monde. Midi va fumer dans Les assiettes. C’est tout jusqu’au prochain enterrement.

Serait-il si facile de découvrir chez Pierre une veine satirique, comme elle semble af- fleurer dans ces vers derniers cités ? Peut-être, et surtout dans la 4e partie (« Du monde comme un jour sans tain », j’y reviendrai). Et je veux signaler ici la charge féroce contre les débordements qu’entraîne, pour la vie sociale, l’usage généralisé des ordinateurs :

Ses liens font et défont le monde. La couleur du sang,
Le pire, le pur, l’horreur, l’or noir et la rosée, tout se vaut.

Mais lui-même, le poète, qui avoue dans « J’étais vieux, j’ai rajeuni » : Mon ordi se prenait pour un grand orgue… ne s’exclut pas de cette humaine condition partout précaire, surtout quand « il manque l’essentiel, la plénitude (fin de « Bâtir »). Et donc la compassion va plus loin que l’humour, le dépasse infiniment, comme l’affirme par exemple le liminaire de « La visite » : qu’un aimé s’en aille, il emporte tout avec lui, / La caresse, jusqu’à l’air qu’on respire. / Son absence emplit le cœur, le fore, le vide à tout rompre.

Or, la compassion n’a pas d’obligation de louange. C’est ce dont témoigne la « Dérive sur une mère morte » vers la fin de la première partie, celle-ci étant intitulée « Marche à vie », avec toute l’ambiguïté que recèle cette préposition « à », exprimant le moyen ou la destina- tion. La marche vers la vie libérée des entraves de l’enfance (faiblesse, sujétion…) semble avoir été payée par le petit campagnard attentif à donner plus tard ce « tombeau » à sa mère, par de grandes souffrances psychiques. C’est pourquoi aussi le peintre Courbet, « L’ami de toutes les couleurs » (aussi bien dans son atelier que dans ses fréquentations mondaines et ses colorations politiques) sera célébré « sans courbettes », mais non sans empathie.

Dans l’ensemble titré « Trois épures, une fresque » (la fresque étant consacrée au sou- venir de Gustave Courbet), Pierre Perrin désigne avec netteté les poètes contemporains (du XXe siècle) qui ont sa préférence, René Guy Cadou, et surtout Jacques Réda et Jean Pérol qu’il connaît bien. Ce sont ses « alliés substantiels » à lui, dont il n’exclut pas René Char – et il conseille à chacun, en note de son bel hommage « Gisant debout », de posséder « a minima » Fureur et mystère », mais le chant de Perrin a plus de douceur que celui des « partisans » en- tonné par le Résistant des Feuillets d’Hypnos. Ses vrais amis poètes ont plus de familiarité dans leurs rapports avec le quotidien.

Tant qu’à creuser une comparaison, et malgré, en la matière, quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, je ne vois pas chez René Char de poèmes d’amour aussi francs et aussi déter- minés que ceux qu’amène, dans « Ombres de nos amours », la célébration du corps féminin et

du plaisir des amants. Le poète est ici au plus haut de son bonheur de style. Même si Le bon- heur (en amour) est le noyau d’un fruit/ dont chacun n’est que la chair qui va pourrir (vers liminaires de « Retrouvailles ») – et ce poème affirme justement que cet amour, comme tout autre, n’est pas destiné à durer – Éros est, dans cette section du recueil, l’archer qui vise les étoiles. La dimension la plus physique est aussi la plus mystique :

… Le moindre désir décuple l’instant,
Déborde l’horizon. L’avide retenue, les cuisses Par-dessus tête, écarte l’angoisse. Plus de honte, Aucun frein ; la mort même, un rien au carré.

(in « Les mains pressées »)

« De notre monde sans tain » (4e partie) laisse surgir, comme en revanche ou en contrepoint toutes les tristesses, dont la vie ne manque pas de susciter de multiples occasions : cruauté imbécile Des chasseurs, la mort sur l’épaule (« La Vermine »), petite éponge de fana- tisme aux poings serrés (« La Rue hurle »), portraits charges d’un « Jean le Matois » et aussi d’un « Caligula comtois », l’un opportuniste en politique et en affaires et veule séducteur, l’autre tyran domestique « Un menhir hurlant, un malfaisant, la misogynie faite / Homme (…) ». Puis les indignations montent d’un cran avec « Debout les morts » (qui fut d’abord ap- pelé, en 1998, « Un crime d’État »), contenant, avec l’évocation des horreurs de la guerre de 14-18, cette l’allusion ironique à Apollinaire, qui avait écrit à Lou : « Tes seins rempliraient un quart de cavalerie » :

« Guillaume tait les morts. Plus qu’un quart de cavalerie, Le sein de Lou suffit pour rayer la tranchée
D’un trait de plume. (…) »

Et Perrin fait ensuite un sort à des drames récents ou pleinement actuels : massacres de la place « Tian’an men », « La haine en larmes » des Palestiniens de Gaza, l’Europe dénoncée comme éructant « entre deux réplétions » face aux « Réfugiés », ou devant l’image photogra- phique du « corps d’un enfant mort, vomi comme un bois mort » (« La mort à la gorge »). En- fin, à la nouvelle que « l’Ukraine (est) en sang », le poète en consigne les effets à chaud, et en tercets comme un Dante moderne (datés du lendemain de l’invasion par l’armée russe). Il faut donc, interminablement, prévoir un « Ajout au Livre de Job ».

C’est « À la lisière de la paix » (Partie V), et «L’âge « venu, que Pierre s’exerce aux modulations d’une certaine « philosophie » de l’existence (en germe d’ailleurs dans presque tous ses poèmes antérieurs), et c’est très beau et si parfaitement juste cet « Équilibre » recher- ché : « Le poète à maturité ne se demande pas d’où lui arrive la voix ; il travaille de son mieux la merveille et l’épouvante. » Composerons-nous d’extraits son « livre de sagesse » ? Autre distique liminaire révélateur, en dessous du titre « Ultime approche » :

« La rosée de l’ambition séchée, il a retourné le gant
de l’enfance. Il circule dans les ruines sans peur ni peine.

Dit-il ici que son enfance malheureuse fut une faveur ? « À l’Enfant » comporte en effet, parmi d’autres conseils, une leçon de résilience adressée à son propre fils.

Il faut « Apprendre à laisser » recommande un autre titre. Même si « Le poète peut ne retenir l’attention que de quelques personnes » (La Poésie), reconnaissons que « Où va

l’humble le vent se tait. La lune brille. » alors que « Trop de mystères attisent la cécité, la suf- fisance. » (deux vers tirés de « Confiance »). Et c’est donc toujours aux instructions de la na- ture qu’il faudra revenir : à « La complainte de mai », à « La chouette et le hibou » (sorte de fable), à la « Métamorphose » des printemps, à « L’Arbre » (« Plus haut que l’homme, l’arbre, jusque dans la mort. »), à la « leçon » des ruines que comporte « Le Village », à « La terre », dans son sens élémentaire.

Et quand il faut « Partir », puisqu’il le faudra…
« Le tout est de tenir, debout, dans la prison de lumière. »

André Ughetto [12 mars 2023]

 

Depuis que j’ai découvert ta voix poétique, je pense qu’elle est essentielle – et je ne veux pas manquer de le dire, quoique je ne dispose que de ton livre (mais il dit tellement de choses sur la vie, sur notre vie!) — André Ughetto, courriel, 7 mars 2023.


Des jours de pleine terre, Entretien avec Pierre Perrin, par Isabelle Lévesque

Pierre Perrin, Des jours de pleine terre – 1969-2022
Couverture de Sophie Brassard
Al Manar, 2022 – 170 pages, 23 €

 

Photo : D.R.

Isabelle Lévesque : Sous le titre, Des jours de pleine terre, on lit : « Poésie 1969 – 2022 ». S’agit-il d’une anthologie de poèmes choisis dans différents recueils ?

Pierre Perrin : Il s’agit d’une sélection de poèmes écrits depuis 1969. Certains ont paru dans plusieurs recueils. Manque à vivre, en 1985, offrait sur 256 pages une première moitié de reprises de quatre recueils primitifs, parus de 1972 à 1979, épuisés ; la seconde moitié, inédite. En 1996, La Vie crépusculaire, en proses, offrait à son tour des reprises et des inédits, dans une sélection plus sévère. Des jours de pleine terre constitue la dernière mouture de mes poèmes retenus. 170 pages, c’est peu pour une vie et beaucoup pour la qualité. En la matière, rien ne vaudrait que le testamentaire.

I.L. : Mais les poèmes ne sont visiblement pas disposés selon l’ordre chronologique et ne sont pas datés. Le temps est-il important pour les poèmes, comme pourrait l’indiquer le sous-titre ? Ou bien les poèmes lui échappent-ils ? Le poète de 2022 est-il celui de 1969 (tu avais 19 ans) ?

P.P. : Le volume est construit selon un sens propre à la vie et à l’expérience. Il court de la naissance à la mort. Peu importe le moment où les poèmes ont été écrits, puisque toujours réécrits, perfectionnés. Je vise l’efficacité et la simplicité. Les rares dates mentionnent un événement, Tian’an Men, ou quand celui-ci m’a frappé : Un crime d’état. Un poème achevé, et quand je publie un volume plus encore, je me demande ce qu’il peut apporter. Il ne s’agit pas d’abattre des arbres, pour le papier, pour rien. Si je n’écris pas au mieux, qu’au moins ce ne soit pas indigne des grands prédécesseurs. Une outrecuidance ? Non, il s’agit de lucidité. Que les poèmes échappent au temps, qu’ils durent, me paraît louable, quel que soit le désastre éducatif actuel, piteux résultat de la tartufferie égalitaire qui sévit dans l’Éducation nationale depuis quarante ans et que nul n’interdit de persévérer.
L’épaisseur de vie est importante. J’écrivais des poèmes depuis sept ans, détruits depuis, quand, en 1969, j’ai perdu mon père. Tu sais toi-même l’importance d’une telle disparition. Le poème de deuil, publié peu après dans le journal du lycée, figure sur mon site, « Prose pour un temps de mort ». Je ne pouvais tout reprendre dans Des jours de pleine terre. Je n’ai cessé de lire, d’approfondir mes connaissances, de réfléchir à ce que peut et doit être une œuvre, de mieux manier la langue. Nous restons des infirmes à la recherche du mot juste. Je donne un exemple, que chacun peut vérifier. J’évoque un « pivert au bicorne rouge dans le sens du bec ». Le poème originel date de 2001. Il a paru dans Friches, 2004, et Orizet l’a publié dans l’anthologie Larousse de poche, 2007. Après plus de vingt ans, je n’ai pas corrigé. Je n’ai réalisé mon erreur que cet hiver. C’était un pic-épeiche. Un autre détail : j’assimile depuis longtemps l’existence à « une éclipse de la mort ». Chacun va d’où il vient, comme il vient d’où il va. Le néant serait préférable, mais c’est un terme abstrait ; la mort, plus personnelle. Par-delà ce détail, le pire est que nous sommes tous bavards. Ainsi, bardé de prix jusque sous les aisselles, un confrère geint de n’écrire pas sec, à la Jules Renard qui notait lui-même : « Un La Bruyère en style moderne, voilà ce qu’il faudrait être. » (Journal, 21 octobre 1889) L’essentiel – écrire à l’os – relève presque de l’utopie. Pourtant, si je prends un exemple dans le dernier recueil du confrère, que n’a-t-il vu les béquilles de sa pensée ? Il lui suffisait, dans cette phrase, de supprimer quatre mots : « Les pleurs ne fanent pas, ils sèchent ». La perfection excède le détail, mais elle ne peut en faire l’économie. Comme le confrère est aussi professeur émérite, on reconnaîtra que l’université ne va pas bien, qui s’apprête à nier l’excellence, si ce n’est déjà réalisé.

Avec Jean Pérol, à Lyon, tous deux jurés du prix Kowalski, en mars 2019.
Photo : Didier Pobel [autre juré]

I.L. : Les « jours de pleine terre » s’opposent-ils à des jours hors sol sous serre, comme pour des fraises ou des tomates ? Est-ce une revendication de tes origines terriennes, très présentes en particulier dans la première partie du livre, « Marche à vie » ? Une affirmation contre certains aspects de notre société actuelle ? Contre certains courants de la poésie ?

P.P. : Tu as bien lu, Isabelle. Je récuse l’amusette, la culture en pot et le fabriqué. L’exergue de Perros le dit assez. La vie vaut d’être embrassée à pleins bras, à pleine bouche ; la poésie aussi. Je la sais multiple et diverse. Mais la grande, la seule qui me captive, chante la vie. Que dit Homère avec L’Illiade ? Hélène quitte Agamemnon, grec, pour le frère d’Hector, roi de Troie. Ce ne serait qu’un cocuage, encore que d’État, si Hélène n’était fille de Zeus. Les dieux permettent de dénoncer les cruautés des hommes, les guerres incessantes, aussi bien que les merveilles de l’amour. Les dieux ont tous les droits, et tous les défauts de leurs droits. Les dieux ont failli ; ils ne sont plus. Comment dire les travers des hommes… aux hommes ? Comment dire ce qu’est vivre ? Il faut parler à tous. Quoi qu’il en soit, la poésie qui nie cela m’indiffère. Je partage l’avis de Meschonnic : Ponge figure l’a-poète par excellence (Célébration de la poésie, Verdier, 2001).

I.L. : Visuellement, la forme des poèmes semble classique : souvent des quatrains ou des tercets. On remarque même une dizaine de sonnets (deux quatrains et deux tercets). Les vers, qui commencent toujours par une majuscule, ressemblent à des alexandrins, mais comptent généralement plus de douze syllabes et les alexandrins sont des exceptions.
Pourquoi ce choix ? Pourquoi n’avoir pas choisi des vers mesurés et des rimes ?

P.P. : Les vers mesurés, les rimes, comme les dieux, ne sont plus possibles. La fonction mnémotechnique a disparu avec le portable. Elle se réduit à la sentence. Le sens de la cadence, du rythme est perdu, le e muet demeurant inouï comme la dié-rèse. Quiconque donne à entendre « Mon Rêve familier » de Verlaine le massacre. Le poème aujourd’hui doit s’imposer à ceux qui l’aiment par une nouvelle économie de moyens. Le sujet, son traitement, l’image irréductible. Je pense avoir réussi cela avec Gisant debout, pour honorer Char, entre autres. Mon vers est plein, comme l’annonce le titre de mon volume. Quant au sonnet, n’incarne-t-il pas le haïku français ? Comment l’éviter ? Tout dire en quatorze vers figure un petit exploit.

I.L. : On peut trouver sur internet une version antérieure du poème « Naissance » qui commence Des jours de pleine terre, dont voici les deux premiers paragraphes :

« Qui sait quand la vie commence ? Si souvent, la beauté en ravive le souffle. Au secret, pourtant, depuis des semaines, une voix d’entre la peau si douce au cœur berce ma vie d’inconscience.
Quel trait de feu me frappe ? Que font, tout à coup, ces doigts, ces mains à m’agripper, à m’arracher ? La lumière pleut à verse. Fœtus à demi-défunt que je fais, c’est pendu par les pieds qu’on m’établit, sur terre, pour vivre avec les hommes. J’entends mal, je crie à crever mes tympans. »

Dans ton livre, on peut lire (c’est la moitié du poème) :

« Depuis des jours, des mois, une voix d’entre la peau
Si douce au cœur berce ma vie d’inconscience.

Quel trait de feu me frappe ? Que font, tout à coup,
Ces doigts, ces mains à m’agripper, à m’arracher ?
La lumière pleut à verse. À demi-défunt, cyanosé,
C’est pendu par les pieds qu’on m’établit, sur terre,

Pour vivre parmi les hommes. »

Pourquoi ce passage de la prose au vers ? Est-ce une volonté de modifier le rythme du poème ? De guider davantage la voix du lecteur ? Ou le vers aurait-il un pouvoir lyrique ou sacré qui manquerait à la prose ?

P.P. : Ce passage de la prose au vers marque le retour à l’origine de mon écriture. J’écris la poésie en vers, en versets. Avec La Vie crépusculaire, j’avais versé du vers à la prose en me disant que les lecteurs seraient moins déroutés. Le tirage initial de 1000 exemplaires écoulés en cinq ans, je suis resté sur ce point de vue. Je n’ai reversé de la prose au vers que trois mois avant de donner le bon à tirer du présent volume. Puisque j’offrais du définitif, autant revenir à mes fondamentaux. J’ai éclairé ma perception du vers, dans « Éloge de la poésie », Possibles n° 24, qu’on peut lire sur mon site. Elle doit beaucoup aux cinq tomes de Pour la poétique de Meschonnic.

I.L. : Ton goût pour les formes anciennes et éprouvées de la versification est-il lié à une forme de nostalgie ? Nostalgie pour un ordre passé, pour une enfance que tu évoques, avec son lot de douleurs, dans la première partie, pour le type de poésie que l’on découvre à l’école ?

P.P. : Le vers est-il passéiste ? Je ne crois pas. Il s’inscrit dans la tradition ; il reste le véhicule du poème. Il facilite la diction, dans la mesure où il la crée, par l’arrêt en fin de vers, que bousculent les enjambements, les contre-rejets. Il appartient à la technique idoine de l’expression. J’ai toujours été contrit, peu affirmé mon talent, beaucoup écouté avant de figer la moindre opinion. Je crois que l’avenir de la poésie ne peut pas se passer de l’école. Chacun la découvre dans les manuels. Beaucoup n’y reviendront jamais. N’empêche, hors de l’enseignement, pas de salut.

I.L. : Tu écris aussi des romans, des nouvelles, des essais, des critiques et notes de lecture… Or tes poèmes, dont la première version est parfois en prose, peuvent être narratifs ; à certains moments, ce sont des réflexions, avec éventuellement des maximes de moraliste. Abordes-tu l’écriture des poèmes d’une façon différente ?

P.P. : À l’origine des grands poèmes, il existe une émotion, un chamboulement intérieur. Il est facile de la retrouver à l’origine de la « Ballade des pendus ». Villon a tué. Toi si sensible à l’emploi des pronoms – « Frères humains qui après nous vivez » –, tu vois : il transcende son sort. Il se voit pendu avec les larrons. Le poète attise notre compassion. « Jamais, nul temps, nous ne sommes assis. » Le pendu, donc le mort, ne peut pas se reposer un instant. Villon parle pour tous, à défaut de se sauver. Déplorable spectacle : « Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés / Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre. » La rhétorique exulte au service de la détresse. – Rimbaud, avec son « Dormeur du val », à seize ans, découvre ce que la guerre pourrait faire de lui. « Il dort ? Il a deux trous rouges au côté droit. » L’émotion originelle se transmue en universalité souffrante. Ceci posé, la poésie excède évidemment le vers, d’où les maximes. Par ailleurs, tout n’est pas poésie. Georges Mounin, critique éclairant de Char dès 1947, tenait qu’un bon poète – ils sont rares – offrait une douzaine de grands poèmes dans sa vie. Je partage son opinion.

I.L. : Sisyphe apparaît à deux reprises :
p.77 : « Sisyphe veut-il dormir, son rocher ne lui interdit plus / Le sommeil. »
p.162 : « Moins de fronts barrés, de Sisyphe de terrils, de salauds / Toujours saufs ; moins de mots d’ordre et de révoltés / Chroniques ; […]. »
Sisyphe incarne-t-il pour toi une figure de l’homme contemporain ?
Évoquant ce moment où Sisyphe redescend la colline (ou son terril ?), Camus écrivait que si « la douleur était au début », ce moment de répit le fait accéder à la conscience : « Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. » Et il conclut son essai : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Peut-on l’imaginer heureux ? Et peut-on imaginer heureux le poète qui persiste à composer et publier ses poèmes dans le monde que tu décris ?

P.P. : Camus en effet a revitalisé le mythe, quoique il fasse porter au Sisyphe d’après-guerre la mort de Dieu. Pour moi, la vie garde un sens, que nos cinq sens prouvent assez. Nous avons la chance d’expérimenter chacun la merveille qu’est vivre. En est-on heureux ? Mille fois oui, quelles que soient les charges inévitables. « Plutôt souffrir que mourir », disait le bon La Fontaine.

I.L. : Tu dédies un poème à René Char, « sans doute dernier grand poète français du XXe siècle ». Tu ajoutes : « Chacun devrait posséder a minima Fureur et mystère.  » Dans ce recueil, tu sembles marquer une préférence pour Feuillets d’Hypnos (d’abord publié par Camus), que Char présente comme recueil de notes et non de poèmes. Ce sont des éclats, des notes, des aphorismes… Les poèmes en vers ne sont d’ailleurs qu’une faible part (quantitativement) de l’œuvre de Char. Qu’apportent donc de capital ces Feuillets d’Hypnos ?

P.P. : Ils apportent une vision du monde, celle d’un réfractaire, combattant réfléchi, amoureux impénitent, et doté d’une maîtrise de la langue digne des classiques. Il est un des derniers à susciter des émotions de lecture. Char-le-courage est l’anti-Breton parti se réfugier aux USA, dont les poèmes sont dénués de nécessité. Pour les successeurs de Char en notoriété, Bonnefoy, Jaccottet, que dire ? Même l’amour leur échappe. Enfin, que le Président à la francisque sur le cœur l’ait interdit de Nobel m’attache encore plus à ce « Gisant debout ».

I.L. :
« L’art est amour, sinon rien. Nul ne témoigne pour la seule mémoire, mais pour le plaisir d’être au monde. On n’écrit que de soi, mais on écrit pour les autres. […] Entre l’écorce et le silence, où vont les bouches avides des pus secrets désirs ? La plénitude est notre unique raison d’être. » (p. 46)

Les mots « plénitude », « éternité » et « amour » reviennent régulièrement au fil de ces pages. Le mot « douleur » également. La poésie n’est-elle pas déchirée entre deux quêtes ? Le poète écrivant trouve-t-il, au moins le temps de l’écriture, la « plénitude » ?

P.P. : Concernant la douleur, j’allègue La Fontaine et Réda, pour l’alléger (en exergue du poème « Les ruines »). Je crois que l’amour sous toutes ses formes est ce que chacun devrait partager de meilleur. Il faut beaucoup apprendre. Pour l’éternité, je la sais un vocable religieux qui n’a plus court, pas plus qu’elle. Je cite Char : « L’éternité n’est guère moins longue que la vie ». La plénitude nous est donnée dans l’amour-passion. Comme la poésie est une passion, elle aussi nous rassasie parfois. « Dès ma première enfance, la poésie a eu cela, de me transpercer et transporter. » (Montaigne, Essais, I, 37.)

I.L. :

« Chacun est facebooking, harassé. Éteignez l’écran ; il
Se rallume. Toujours ailleurs, chacun gère son complot,
Son ragot, son garrot, son fagot, son rigoletto, ses totaux
Rauques. Totaux de clics ? Un cliquetis de dents, dehors.
Rien ne se tient que de la boucle en chœur.
Pas de pénates sans Zuckerberg.
Chacun y caresse son ombre, sa cendre. » (p. 118)

Dans certains poèmes de Des jours de pleine terre, le poète apparaît en imprécateur fustigeant les « Foutus bonshommes » (p. 75) et autres « tarés » de notre époque. Tu condamnes aussi certains aspects de notre temps numérique. Or tu es toi-même bien présent sur internet, avec ton site très riche, et ton profil Facebook. La poésie gagne-t-elle des lecteurs par ce moyen ? Les fiches pédagogiques que tu proposes sur ton site ne participent-elles pas à propager des connaissances et une meilleure compréhension de ce qui se joue en poésie ?

P.P. : Je suis si peu habile, socialement, que je m’en ferais presque une gloire. L’idiotie, tu vois, n’est pas loin. Je ne sais pas taire l’injustice ni les tartufferies. En poésie, que de baudruches célébrées, d’imposteurs à pavoiser au râtelier des honneurs et des subventions. Je sais la critique souvent lâche. Après tant d’articles publiés, quelle part de véracité, de vérité reste vive ? D’autres aussi ont failli. Bonnefoy par exemple exonère Montmaneix « de son peu de souci de la prosodie » [préface à Laisser verdure, 2012]. Et que penser de ces confrères qui louent des « alexandrins de onze pieds », deux imbécillités en quatre mots ? Le réseau social est utile, lui, qui donne à voir, mais il dévore du temps, pour qui respecte ses lecteurs.

I.L. :

« La pauvre vie, la vie toute nue, notre unique trésor
À la tombe promis, qui tremble de sombrer chaque matin
Plus fort, nous porte comme la mer. Êtes-vous paquebot ?
Je demeure un esquif. Pourtant, nous partageons
De proches embruns. » 
(p. 54)

L’élément marin s’impose dans nombre de pages. L’idée de chant peut évoquer le voyage de retour d’Ulysse et de sa mémoire sans cesse menacée, celle d’or l’aventure de Jason et des Argonautes. La poésie, telle que tu la conçois, penche-t-elle plutôt du côté d’une lutte contre l’oubli et pour une renaissance, ou du côté d’une quête de lumière ?

P.P. : Preuve de la haute qualité de ta lecture, pour laquelle je te remercie, Isabelle, je suis surpris d’un repérage, chez moi, d’éléments marins. Je me sens terrien, aimant Homère. La poésie, telle que je la conçois, est un art (avec des règles à réinventer) qui nous dépasse et, de ce fait, elle conduit à nous dépasser. Elle appartient à la mémoire en ce sens qu’elle porte témoignage de ce que l’auteur a découvert, saisi parfois, de la vie. Rien ne compte pour chacun que ce qu’il expérimente. Lire des vues qui anticipent, croisent ou rejoignent nos propres découvertes permet de gagner du temps, de mieux fixer des opinions. La renaissance de l’auteur est exclue ; de l’art, c’est si peu vraisemblable. L’Occident se détourne de la culture, du goût, avec des accents de repentir pour les pauvres tenus à l’écart que c’en est à pleurer. Le mensonge atteint des sommets, qui conduit à valoriser des balivernes. Que le marché de l’art ait dernièrement validé le concept de « la sculpture invisible » en dit long sur la décrépitude, après et parmi tant d’autres esbroufes, auxquelles le petit monde de la poésie n’échappe pas.

I.L. : Dans le lexique de tes poèmes, on remarque bien sûr des néologismes ou mots-valises, comme : « Je démesure le plaisir  » (p. 72), « on jérémie bien ici et là » p. 158, ou encore des « islamopithèques » et des « Occidécadentaux » (p. 115). Et puis beaucoup de jeux de mots : «  Ève quaternaire  », «  l’envers de Dante  » (p. 76), « l’ère du crétin supérieur  » (p. 77), « Le Lit bien tempéré » (p. 79), « Éphade-moi  » (p. 163). Jusqu’où le poème peut-il aller dans ces aspects de la créativité ?

P.P. : Ce n’est pas à moi d’enchérir ta plaisante remarque. Le lecteur déplorerait un plaidoyer pro domo. Mais en matière de poésie, à côté de « l’alcool métaphorique », dont parle Perros à propos de Gracq, la langue doit susciter une fête de l’esprit. On a confondu la modernité avec l’indispensable nécessité de produire du neuf, de l’inouï. Elle ne saurait se cantonner à la forme. «  La nouveauté pure ne m’a jamais paru constituer une valeur par elle-même  » (Valéry, Cours de poétique, Gallimard, 2023). Le cliché banni, l’invention reste indispensable. Ces mots troussés, si j’ose, me viennent naturellement. Ils font partie de la part de création, dès lors que le « produit » reste compréhensible. Je m’interdis le viol de la langue et le déplore chez les autres.

I.L. : Deux images sombres récurrentes dans Des jours de pleine terre sont celle du pendu, et de son sacrifice volontaire, et celle de la « crucifixion ». Il y est question de « Passion », de « couronne d’épines »… Le crucifié est souvent un hibou, cloué sur une porte, ce qui me fait penser à ce poème du Bestiaire de Guillaume Apollinaire : « Mon pauvre cœur est un hibou / Qu’on cloue, qu’on décloue, qu’on recloue. »
Le crucifié est-il le poète ou l’être humain ?

P.P. : Ah, je n’ai pas songé à copier l’Albatros. Le vocabulaire que tu rappelles est celui de notre civilisation chrétienne. Je le conserve vif, sans oublier que l’ignorance est la mère des croyances. Mais des Grecs ont inventé les dieux. La chrétienté a eu ce coup de génie de faire descendre un divin Fils parmi les hommes. Elle a surtout promulgué une autre société, celle du « aimez-vous les uns les autres ». Dans les faits : un raté, hélas. Mais enfin, je note que la lapidation de la femme adultère présente dans les Testaments – « que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » – a pu être abandonnée, alors que certains pays de la civilisation musulmane la pratiquent encore. Ce vocabulaire chrétien, que je ne renie pas, témoigne du mal inextinguible, des cruautés dont les hommes se rendent coupables. Dans L’Iliade, au chant XXII, « le rapide et divin Achille dit ces mots ailés : Nous avons remporté une grande gloire, nous avons tué le divin Hector, dont les Troyens dans leur cité se vantaient comme d’un dieu. Il dit et imagina un traitement affreux : des deux pieds, par derrière, il lui perça les tendons du talon à la cheville, y attacha des courroies, à son char les lia, et laissa traîner la tête ; puis, sur son char montant, après avoir pris les armes glorieuses, il fouetta pour pousser les chevaux, qui tous deux volèrent de bon cœur. Le cadavre traîné soulevait la poussière ; alentour ses cheveux sombres se répandaient, et sa tête entière, dans la poussière, gisait, elle avant si gra-cieuse ! Zeus, aux ennemis d’Hector accorda de l’outrager, sur la terre même de sa patrie. » L’homme apprend-il jamais rien ? Bénie des dieux ou non, la violence ne recule pas. Dans l’Amérique du siècle dernier, pires qu’Achille, des blancs tiraient des noirs vifs derrière leur 4×4. L’État islamique a conduit de semblables rodéos, à Palmyre, en 2015. Le gène de la barbarie, qui excède l’ignorance, nourrit à ses extrémités la domination et la guerre. L’éducation peine à le corriger. On le mesure chaque jour.

I.L. : Guillaume Apollinaire est très présent dans ton livre. Le titre de la troisième partie, « Ombre de nos amours », ne peut que rappeler le titre initial des Poèmes à Lou (Ombre de mon amour). Son dernier poème fait signe à un autre recueil du même : « Alcool d’un nouveau siècle ». Apollinaire est-il le premier grand poète français du XXe siècle (pour paraphraser ce que tu dis de Char) ?

P.P. : Bien vu, Isabelle. Je n’avais pas établi le rapprochement, pour le titre de ma troisième partie. Apollinaire est grand en effet, avec Alcools et ses puissants Poèmes à Lou si érotiques. Premier, dernier ? je me méfie de tout classement, que la postérité – cette arche de Noé bien mal assurée désormais ; il a fallu presque un siècle pour que Nerval trouve la place qui lui revient – remet souvent en cause.

I.L. : Tu as consacré un roman à Gustave Courbet : Le Modèle oublié (Robert Laffont, 2019). Ici, tu lui dédies notamment un long poème en versets de quatre à cinq lignes chacun. Son nom apparaît aussi à plusieurs reprises sous la forme du verbe « courber » et de son participe passé. Il s’agit de dos courbés, de « courber l’échine », ce qui n’est guère valorisant. Tu affirmes aussi la supériorité de la peinture de Delacroix sur la sienne. Tu présentes un « Courbet de paille ». Pourquoi « garde[s-tu] intact le plaisir de [l]’élever dans la lumière » et « chéris[-tu s]a mémoire comme un frère » ?

P.P. : J’entretiens avec Courbet une proximité de lieu, ayant vécu soixante ans à six kilomètres de sa ville, Ornans. Longtemps, je me suis étonné de la totale absence de femmes dans sa biographie. Les critiques d’art les tiennent à l’écart, qui privilégient l’icône du Communard « crucifié » par le gouvernement qu’il aurait combattu, tout en faisant des affaires avec Morny, ministre de l’intérieur et demi-frère de l’Empereur. Pour les spécialistes de Courbet, il n’existe que des toiles. J’ai révélé ce que cachaient ces doctes idéologues. La paresse intellectuelle fort en vigueur et une certaine puissance médiatique est telle que les mensonges les plus éhontés persistent : Courbet mort ruiné, proscrit ? La lecture de sa Correspondance atteste le contraire. J’ai rendu sa chair à cet artiste. Il est plus grand, à mes yeux, avec ses contradictions qu’empaillé. Restreint à une marionnette à usage politique, comme nous le sommes tous, lui l’est plus que de raison, châtré. Alors, j’éprouve de l’affection pour ce père orphelin d’un fils qu’il n’a pas reconnu, mort avant lui. Le « Courbet de paille », c’est le pantin à quoi l’homme Courbet est réduit pour servir la gloire de la Commune. Je sais que ce sujet effraie. Seul sur ce terrain, la vérité ne me fait plus peur.

Un dessin et une toile de Courbet représentant Virginie Binet (le « modèle oublié).

I.L. : « Va, mon livre, ne meurs pas. » (p. 151)
Homère, Villon, Apollinaire… Leurs poèmes sont toujours vifs. Qu’est-ce qui empêche certains livres de mourir ? Tu écris : « Un amour nu, sa farandole font qu’une conviction / S’élève : du don de soi, surgit un rai de bonheur. » Est-ce une part du secret ?

P.P. : Le secret ne m’appartient pas, chère Isabelle, pas plus que le temps au-delà de notre souffle. Le don ne saurait suffire. Merci d’aider chaleureusement à la connaissance de ce volume. Merci du fond des âges, si tu me permets de m’exprimer ainsi.

(11 mars 2023)

BIBLIOGRAPHIE

  • Des jours de pleine terre, 1969-2022, Al Manar, 2022
  • Le Soleil des autres, roman, éditions Sinope, 2022.
  • Le Modèle oublié, roman, Robert Laffont, coll. Les Passe-murailles, 2019.
  • La Porte et autres poèmes, éditions Possibles, 2018 [Choix de 32 poèmes en prose, Hors Commerce].
  • La Paix au large, poème en sept jours, sur sept gravures de Florence Crinquand, [tirage limité à 15 exemplaires] 2005.
  • Une mère, Le Cri retenu, récit, Cherche Midi éditeur, 2001 [prix du livre comtois].
  • Les Caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre, essai, éditions du Rocher, 1998.
  • La Vie crépusculaire, poèmes, prix Kowalski de la ville de Lyon, Cheyne éditeur, 1996 [épuisé].
  • Les Monstres, nouvelle, La Nouvelle Revue française n° 509, juin 1995.
  • Les Cent Plus Beaux Poèmes de Victor Hugo, préface et choix, Club France Loisirs, 1987.
  • Manque à vivre, 1969-1984, postface d’Yves Martin, éditions Possibles, 1985 [épuisé].
  • Pleine Marge, avec 24 photos de Jean-Claude Salet, La Presse de Gray, 1972 [épuisé].

à venir – titres provisoires

  • La Fin du monde peut attendre, nouvelles.
  • L’Espace d’une vie, carnets pour la soif.
  • Grandeurs indivises, essais suivis de lectures.

Article de Rhida Bourkhis dans La Presse de Tunisie (25/02/2023)

SUR INTERNET

Le site personnel de Pierre Perrin [1192 pages à ce jour] : Bienvenue chez Pierre Perrin, poète, romancier, critique littéraire (free.fr)

http://perrin.chassagne.free.fr
Le site des éditions Al Manar : https://editmanar.com/editions/livres/des-jours-de-pleine-terre
Pierre Perrin, poète filial et réfractaire par Georges Guillain sur son site Les Découvreurs  : https://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2022/11/pierre-perrin-poete-filial-et.html
Jacques Morin dans Décharge, revue : https://www.dechargelarevue.com/Pierre-Perrin-Des-jours-de-pleine-terre-Al-Manar.html
Au Fil des pages de Jeanne Orient et *Des jours de pleine terre* Vidéo de 6,10 mn sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=xmf-VVG-9Pc
Note de Daniel Guénette sur son blog : https://4476.home.blog/2023/01/31/pierre-perrin-des-jours-de-pleine-terre-poesie-1969-2022-poesie-editions-al-manar-2022-170-pages
Article papier et en ligne de Ridha Bourkis dans La Presse de Tunis, 25 février 2023 : https://lapresse.tn/152405/des-jours-de-pleine-terre-livre-de-poesie-de-pierre-perrin-des-poemes-de-pleine-vie/
Emmanuelle Caminade, L’Or des livres, 26 février 2023, son site : http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2023/02/des-jours-de-pleine-terre-de-pierre-perrin.html
Alain Roussel, L’art poétique de Pierre Perrin, En attendant Nadeau : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/03/08/art-poesie-pierre-perrin
André Ughetto, Les Hautes Terres de Pierre Perrin, 12 mars 2023 : http://perrin.chassagne.free.fr/djpt17.php

La revue trimestrielle Possibles revient au papier depuis mars 2022 : http://possibles3.free.fr/index.php

Un entretien avec Jeanne Orient [48,54 mn] : (109) L’escale de Jeanne avec pour invité Pierre Perrin. – YouTube
(109) Au Fil des pages de Jeanne Orient et *Des jours de pleine terre* de Pierre Perrin, Éditions Al Manar – YouTube
(109) Ricochets avec Pierre Perrin.. – YouTube
(109) Pierre Perrin au « Rendez-vous de Jeanne » du 17 décembre 2018 – YouTube
(109) Pierre Perrin, Le modèle oublié, aux Ed. Robert Laffont. Rencontre à la Librairie Gallimard Paris. – YouTube


Un dossier Pierre Perrin
dans la revue Poésie/première n° 86, septembre 2023

La lecture du dossier par Jeanne Orient

couverture« Va mon livre, ne meurs pas… »
Le magnifique numéro de septembre de la revue Poésie/première [n° 86] se situe sous le signe du lyrisme. Chaque contributeur a donné « sa version » de ce mot que nous utilisons parfois pour dire « un peu trop ». Pourtant le lyrisme en poésie conduit à écrire le plus intime de soi. Ce qui perle sur la peau, ce qui se crie en silence. Martine Morillon-Carreau consigne à la fin de son édito : « Sans évidemment prétendre à une quelconque exhaustivité concernant la récurrente et brûlante question du lyrisme poétique, ce numéro offre les passionnants témoignages d’une poésie en train de se vivre, s’écrire, se penser : la modeste ambition peut-être, d’un atelier, voire d’un alchimique creuset, œuvrant à l’or du temps. »
Le dossier consacré à Pierre Perrin, au lyrisme de Pierre Perrin rassemble les articles suivants : Sur le ring du poème, Jean Pérol ; Du vécu au vivre, Gérard Mottet ; Le cri retenu, Murielle Compère-Demarcy ; De hautes terres en poésie, André Ughetto ; Une torche à la main, Marie-José Christien ; L’homme poétique, Éric Brogniet ; tous ces articles ont été collectés par Claire Boitel.
Nous retrouvons Pierre Perrin, les mots obsédants de Pierre Perrin : « Tenir, froid, terre, cri, hache, lumière, temps, déchirure. » Ce dossier constitue une sorte d’anthologie où chacune, chacun apporte son regard, son témoignage sur Pierre Perrin qui aura toujours écrit dans l’instant et dans l’intervalle. Il écrit, Pierre, dans ce creux qui se forme et qui est la déchirure du mot. Il est partout, porteur du Cri. Il est surtout dans ces *Jours de pleine terre*, son livre fondateur, le livre de sa vie… inachevé, recommencé, inachevable. Il y mêle sa rage, son enfance blessée, son espoir de lumière, son exigence de la langue, du mot juste, sa lassitude, son espoir encore, l’amour. Combien peut-être, le mot qui revient souvent dans ce dossier, est celui qui le caractérise le plus et il est de lui. Il est dans son poème : Tenir. « Le tout est de tenir, debout, dans la prison de lumière. »
Lire Pierre Perrin, semblent dire tous les contributeurs de ce dossier, c’est être face à lui. En face de lui. Sur le « Ring du poème ». Il pourrait perdre, être K.O, mais ce n’est pas son souci. Lui veut juste se relever à chaque fois. Pour dire encore que l’entaille de l’enfance ne s’est jamais refermée.
Pour dire sa rage, son identité à lui, l’identité de son poème : « Je n’écris pas pour vivre. Je vis pour écrire. » Et il se relève encore et encore jusqu’à plus de voix et il dit encore et encore : « Si le bonheur n’existe pas, Poème au poing, l’amour debout, nous ferons tout pour l’inventer. »
Alors oui, si c’est tout cela, être lyrique, Pierre Perrin et son poème sont lyriques. Incontestablement ! Et nous remercions toutes celles et ceux qui ont constitué ce dossier dans Poésie/première. Il faut encore et toujours des preuves. Il faut encore et toujours des témoins. Des témoins des poètes et du poème.
Je ne saurais oublier les autres articles, les nouvelles, les autres témoignages sur d’autres poètes, d’autres poèmes. Dans ce numéro de Poésie/première, ils ont tous tenté de tamiser les mots pour ne garder que la poussière d’or, celle qui sera toujours particule lumineuse dans la nuit. — Jeanne Orient, Le Livre des visages, 23 octobre 2023.

Le téléchargement du dossier P. P. [Pdf des pages 26 à 48 de la revue]


Caractéristiques

exemplaire

L'un des 500 ex de l'édition originale

format / papier

16 x 22

isbn

978-2-36426-306-2

nombre de pages

170

parution

Auteur

PERRIN Pierre

Collection

Poésie

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