Description
De ce que l’œil a vu (et peut-être son cœur)
À des couleurs, formes et coulures,
Que dessinent les outils d’un peintre,
La pensée s’épuise
Pour aviver quel désir ?
La toile, une toile tendue sur châssis, 60 x 80 cm, est là derrière moi, mise appuyée contre les rayonnages d’une bibliothèque. Depuis quelques mois déjà. Comme je ne commençais pas à écrire je l’ai re- tournée, peinture contre les dos de livres. Je finissais trop par m’habi- tuer à ses couleurs, à des formes que j’y repérais : je ne voyais plus rien. L’ayant remise à l’endroit ces jours-ci je la retrouve dans une fraîcheur du regard sur elle : un carré (presque) de matières, couleurs terre et pay- sage rocheux, peinture qui a coulé, qu’on a rattrapée ou grattée, raclée, recouverte puis reprise. Et le sens qui se donne est celui d’un mélange de rêverie (autour de l’idée de paysage) et de plaisir manuel dans ce que devenaient des couleurs, et leur contact avec la toile, conduites par des outils divers, pinceaux, spatules ou peut-être directement la main.
Je pense à comment s’écrit un poème (en tout cas les miens, souvent) entre l’idée ou le sentiment qu’on a pour un visage ou quelque élément du monde et le plaisir qui vient (fort peu matériel ce- pendant) à cause des agencements de mots, du bruit que font ces mots dans notre écoute intérieure et des rythmes, des ratures et reprises qui finissent par être un poème. Par être un visage, on ne sait plus trop.
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(…)
De la matière autant que du sens de James Sacré
par François Huglo
(en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch)
Au peintre la matière, au poète le sens ? Chacun des deux les mêle. Pour le poète « visuel », c’est en investissant la dimension plastique de l’écriture (la matière du sens). Pour James Sacré, c’est en confrontant son travail à celui d’un artiste, du verbal à du non verbal, comme Ponge affrontait le « monde muet ». La poésie sort d’elle-même pour chercher ou apporter (ou non) du sens dans de la matière, elle rencontre l’artiste, alors que les « visuels » étendent le domaine de la poésie, deviennent artistes. Par Sacré, le peintre se révèle poète ; par les « visuels » le poète se révèle peintre. Cela revient au même quand, cherchant l’étranger, Sacré rencontre l’égal : « Me voilà pris dans l’énigme qu’est le geste de peindre en faisant semblant d’échapper à celle du geste d’écriture ».
Deux expressions pongiennes iraient bien à Sacré : « À la rêveuse matière » et « Raisons de vivre heureux ». Le poète goûte dans la toile prêtée par le peintre et graveur Mustapha Belkouch, dont douze œuvres sont reproduites, « la matérialité même du mot « Maroc » » : Ma « mer à sec », roc son « fond rocheux ». De « grands mouvements » de colère et de couleur cèdent à l’ « intimité montrée » de « bonheurs de rêveries qui tranquillisent / En d’infinis détails d’infini », comme en « de fragiles endroits de vie heureuse », lieux de « rencontre idéale dans tout ce qu’il y a de sexuel entre les choses du monde ». Une « longue faille en biais » dit « tout ce qui complique un sexe de femme », des « poussées » et « la matière éclaboussée qui reste vive » la « présence mâle ». Est-ce « quelque chose de figuratif qui impose une orientation à une toile abstraite » ? Du moins donne-t-elle à voir « la gestualité et un peu de la présence du peintre devant sa toile ». Elle se fait entre rêverie et plaisir manuel, et le poème entre idée ou sentiment et plaisir du bruit, du rythme, et de la rature. Mais à égalité, celui qui peint le paysage en fait un autre, et celui qui peint (avec des mots) « un visage ou quelque élément du monde » en fait un autre.
Toile et poème échangent leur don d’ubiquité. Des couleurs « marocaines » peuvent emmener « aux confins de l’Arizona et de l’Utah », ou toucher à « une enfance en Vendée ». À quoi bon fantasmer sur « l’origine d’un tableau » ? De même, « Écrire ne sera pas décrire / Sinon décrire sans qu’on sache vraiment quoi ».
Peint ou non, le paysage voyage « dans le Temps », comme disait Proust : dans le nôtre. On ne sait s’il « Nous vient dans les yeux / Ou s’il s’en va / Versé dans le temps / Qui nous attend ». Il est « un désir de paysage ». Les couleurs fanent en un clin d’œil, en un changement de regard (le nôtre ? Le leur ?). Le peintre figure le temps : « Un essai de vague lourde » qui « s’affaisse en lenteur de bleu noir », des « profondeurs où quelque chose culbute ». Ce qui « se grave en la mémoire » est si peu que « demain / Ça ne sera plus que des mots » : un résidu, parfois un relief : d’un coup « le bout des doigts » touche « un détail saillant de la gravure ». Ou reste une chanson. « L’invisible coucou d’un ancien printemps » rappelle encore Proust : « invisibles et persistants lilas » ou « chant d’un invisible oiseau », le coucou pouvant être une fleur ou un oiseau. Retrouvée, l’éternité ? Mais « pas plus loin / Que ce poème en train : / La voilà passée ». De même, « L’œil passe dans un monde qui l’emporte ». Car le « geste de l’homme » est « toujours pris / Dans un seul grand geste du monde ».
L’orage peint et le mot orage laissent deviner « un profond rouge » qui « nourrit la matière de peinture ». Et « Mille et une chose brillent / Dans la nuit / Qu’est le geste de peindre » comme « dans l’épaisseur » de la nuit du cerveau. La toile du peintre « est là pour satisfaire » au désir du poète « d’être en sa compagnie pour écrire », car elle le « nourrit des mots ». Mais « Écrire » porte « le deuil des couleurs », de même que les couleurs portent le deuil du sens et de l’idée : « couleur comme un trou noir dans le plein jour d’un concept ». Mais ce sens, cette idée, ne sont que rêves. « Un vrai bleu ne serait là / Qu’avec un geste de peintre, écrire / S’épuise à rêver des mots ». La pensée même du peintre, qui « s’enclenche sur le désir / Et tenant compte de ce que peut faire l’outil », est « Une Ophélie » qui « sans doute a disparu / Dans la longueur de la toile en coulées d’eau paisible ».
Les couleurs sont-elles « tenues comme au bord des mots » qui « ne sont pas des mains » pour les prendre ? Ils en disposent quelques échantillons : des impressions, par exemple celle « de manger sur fond de ciel bleu / Les jeunes feuilles d’un plant d’oseille sauvage », face à un vert acide entre couleur « d’un sulfatage et celle d’un cuivre oxydé ». Mais « Qu’en sait-il mon poème / Si de la couleur lui vient / Ou pas, dans son émoi ? ». Plus sûre, « la main du peintre a su calligraphier / De la matière plutôt que du sens », mais cette matière reste « indéfinissable ».
À son insu sans doute, en son interrogation finale —« Ou suis-je devant ce même vieux mur (un mur d’encre et de papier ici, de peinture là-devant) à cause duquel a peut-être eu lieu, entre rêve et désir de réel, l’histoire de l’art ? »— , James Sacré rencontre le Jean Rousselot des Mystères d’Eleusis : villes, routes, canaux, temples, ponts, linge, colza, carrières, usines, aérodromes, musique, cellules, idées et idoles, lois, tout « n’est que peinture à fresque sur le mur mouillé de l’univers ». Le sens se cogne à la matière, cogne sa porte, s’y frotte, s’y coltine, même si l’écriture de gauche à droite butte « contre le mouvement » inverse de la gravure, et que le texte « se trouve refoulé, défait, vers du non-sens ». Que désirer, que lire ou écrire —ou peindre— sans mur ? Sans risque ?
François Huglo, Sitaudis 20/02/2023
James Sacré, “De la matière autant que du sens”, lu par Jacques Morin
Jacques Morin explore ici pour Poesibao ce livre de James Sacré écrit en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch.
James Sacré, De la matière autant que du sens, en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch, Éditions Al Manar, 2023, 86 p., 20€
Il faut lire la parenthèse indispensable qui accompagne le titre : (en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch). Les 6 parties qui composent l’ouvrage reposent avant tout sur l’observation minutieuse des toiles du peintre d’origine marocaine.
Le titre du recueil est typique de James Sacré : tenter d’aller au bout du paradoxe et suivre les ultimes linéaments qui demeureraient tendus malgré tout entre les deux entités opposées.
Dès la première partie il met face à face d’un côté tout le chaos tellurique du tableau et de l’autre de grandes sensualités chaudes et ténébreuses. Il note au passage par deux fois des éléments qui se rejoignent de façon inattendue, et dont il ne fera plus état par la suite : un sentiment de bonheur léger et un peu plus loin : De fragiles endroits de vie heureuse.
Il s’interroge avant tout sur la description et au final la clé de l’énigme pour entrer dans la toile. Il constate après réflexion :
c’est bien quelque chose de figuratif qui impose une orientation à une toile abstraite,
et cette affirmation est capitale pour cheminer d’une façon claire et organisée dans la peinture. Cette indication de la direction à prendre dans la lecture, il l’avait saisie auparavant lorsqu’il écrit :
Il y a ainsi comme deux lignes d’horizon qui désorientent le tableau. Ou qui l’articulent en un jeu de problématiques profondeurs.
Il faut dire, en outre, que James Sacré est évidemment le poète que l’on sait mais aussi un photographe féru de paysages, et ses analyses de toiles le sont généralement en référence aux pays qu’il affectionne et connaît : le Maroc, l’Espagne, ou les États-Unis.
Après s’être intéressé aux masses, c’est l’autre grand aspect de la peinture qui va gouverner la seconde partie « Un désir de paysage » avec ces deux vers importants :
Quand l’image oublie la couleur, le paysage
Continue d’être là, malgré ce qui manque…
qui mène directement au titre de la troisième partie : « Couleurs qui te regardent » avec par exemple
Des tons de chamois clairs et de violets délavés
Légers bleus par endroits…
pour suivre après un détour par les gravures de l’artiste, par « Une couleur marocaine » avec certaines intensités de vert, et en particulier :
Le vert le plus donné dans sa couleur verte
Qu’une minuscule mesure émaillée bleue
Avive encore…
et cette chute au bout de la description d’un jardin où l’auteur vient de se restaurer :
…on aimerait
Être cet oiseau qui passe à travers, sans y penser
Ou le bruit d’eau dans la fontaine.
On découvre avec l’auteur pas à pas son intuition solide de tableaux comme si, lecteur, on les avait de même devant nous. Il avoue modestement dans la dernière partie éponyme du titre général : On ne découvre peut-être que des leurres dans une peinture… Et surtout, il achève le volume par cette phrase où se rejoignent tête bêche matière et sens, fermant la boucle :
Me voilà pris dans l’énigme qu’est le geste de peindre en faisant semblant d’échapper à celle du geste d’écrire.
Jacques Morin
James Sacré, De la matière autant que du sens, en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch, Éditions Al Manar, 2023, 86 p., 20€
Une belle page consacrée au livre avec des reproductions de tableaux de Mustapha Belkouch sur le site de l’éditeur.
L’un des 12 ex. tirés à part de De la matière autant que du sens, rehaussés chacun d’un original pleine page en frontispice
James Sacré, De la matière autant que du sens (en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch), Al Manar, 2022, 88 pages, 20€
Figures pour creuser matière et manière avec James Sacré et Mustapha Belkouch
La poésie de James Sacré se tourne une nouvelle fois vers une œuvre plastique qu’elle accompagne, il s’agit de celle du peintre et graveur, Mustapha Belkouch dont l’éditeur fournit une douzaine de reproductions alternant des monotypes et des œuvres qualifiées par l’expression « technique mixte sur toile », dans des formats variés (de 30 x 30 cm à 180 x 60 cm). On parle parfois de paysages abstraits pour désigner cette œuvre dont Nicole de Pontcharra a pu dire qu’elle déploie « avec elles les nuances des états de l’âme comme celles des terres, des océans, et des ciels. »
Six ensembles constituent ce livre : « Une toile peinte et parlée », « Un désir de paysage », « Gravures », « Si les peintures mettent des couleurs dans les mots ?», « Ancrits pour des couleurs » et la partie éponyme « De la matière plutôt que du sens ».
Et la lecture de ces titres permet de comprendre que, dans l’ouvrage, l’écriture trouve l’occasion d’y développer ce que le poète appelle une rencontre continuée. C’est-à-dire une sorte de glissement continu, à partir d’une œuvre, vers ce qui constitue l’ensemble de ses interrogations.
La peinture est matière et James Sacré de prendre un tableau, de le retourner contre le mur ou de le mettre tête en bas puis de le réinstaller dans le bon sens, de partir loin de lui et d’en promener le souvenir au Maroc. « Et voilà que partout je crois le reconnaître qui fait signe » (p.18).
Le geste de Sacré est faussement naïf. Il joue avec les codes de perception de la peinture abstraite qui pousseraient à reconnaître quelque chose du monde dans le tableau, « Comme des amas / De neige défaits / À cause de chaleurs, et du charbon. » Les mots font ainsi surgir l’aspect physique de l’œuvre qui devient elle-même quelque chose de l’origine de l’écriture.
James Sacré peut, ainsi, constater : « On ne sait pas si le paysage / Nous vient dans les yeux / Ou s’il s’en va / Versé dans le temps / Qui nous attend. » (p.23). Les lectrices et lecteurs qui connaissent son œuvre savent qu’au-delà de sa confrontation à la peinture de Belkouch, c’est toute son écriture qui se concentre dans ses vers, lui qui a publié, notamment La nuit vient dans les yeux, La peinture du poème s’en va ou Les mots longtemps, qu’est-ce que le poème attend (les trois ouvrages, chez Tarabuste, respectivement en 1997, 1998 et 2004). Les titres baignent dans la même atmosphère sémantique, tout en déplaçant l’assemblage des vocables. Aussi peut-on avoir l’impression que se confronter à une œuvre, c’est aussi toujours, pour James Sacré, la possibilité d’ouvrir une nouvelle variation de son écriture.
Et ici, la variation se fait à la rencontre exacte de la matière et de la manière. Elles paraissent se compléter parce que si la matière du peintre est dense, elle échappe finalement à toute description et se limite, comme impossible à cerner, à la manière des mots : « Indéfinissable sans doute / Est un mot trop lourd / Pour dire qu’on ne sait pas dire. / Et sans doute que trop lourd aussi l’ensemble des mots d’un poème / Qui voudraient dire une peinture. » (p.75). Sans doute, selon Sacré, la manière du poème ne peut jamais dire la matière du peintre. Cependant, dans le frottement qui s’inscrit une nouvelle fois entre peinture et écriture, quelque chose du désir permet de rassembler, non pas le monde, mais le glissement de ce qui constitue le ou la geste de James Sacré dans ses poèmes. C’est comme une sorte d’aplat qui rassemble aussi bien les lieux parcourus et leurs couleurs dans ce qui fait le présent de l’écriture. C’est-à-dire dans ce qui la rend présente à la lecture.
Et la distance qui en établit la profondeur ne se sépare jamais d’un certain humour, qui fait une sorte de pied-de-nez à la mélancolie, pour que rien ne soit imposé à celles et ceux qui lisent : « Rubans d’écriture et de pensée sur lesquels je tire ici / Pour essayer de savoir de façon un peu solide / Ce que je ressens devant cette grande image en noir et blanc ponctuée de cet œil bleu / Qui me regarde peut-être en se moquant. » (p.80).
Et c’est ainsi que l’écriture et la peinture sont de la matière autant que du sens.
Alexis Pelletier, Poesibao du 23/05/23
James Sacré, De la matière autant que du sens (en compagnie du peintre et graveur Mustapha Belkouch), Al Manar, 2022, 88 pages, 20€