Art. La couleur des maux
Par Meryem Saadi
En 1997, l’artiste Mohammed Kacimi et son ami psychiatre Jalil Bennani initient à la peinture des adolescents en difficulté. L’ouvrage Traces et Paroles retrace cette expérience.
“Après la mort de Kacimi en 2003, j’ai vraiment eu du mal à retravailler sur le livre, c’était trop dur de clore cette expérience sans lui”, explique avec émotion Jalil Bennani, psychiatre de renommée et grand ami du défunt artiste. Il a fallu qu’Alain Gorius, l’éditeur de ce dernier, insiste pour que Bennani trouve le courage de plonger à nouveau dans cette aventure où les deux hommes ont mis leur savoir au service d’une quinzaine d’adolescents, dits “en souffrance”, suivis individuellement au centre médico-psychologique de Rabat. A la mort du peintre, le livre relatant cette expérience inédite au Maroc était quasi achevé. “J’ai tout fait pour respecter au maximum ses souhaits quant à l’élaboration de cet ouvrage”, affirme le psychiatre. Résultat ? Un livre composé de quelques pages rédigées par Mohammed Kacimi, et de plusieurs autres par le psychiatre. Le tout accompagné de toiles peintes par des adolescents, principaux sujets d’analyse de Traces et Paroles (Editions Al Manar).
Nouvelle forme d’expression
“L’idée de créer un atelier mêlant peinture et psychiatrie, avec des adolescents, nous a tout de suite séduits”, se rappelle Jalil Bennani. A l’époque, les deux hommes ont, chacun de son côté, eu une expérience intéressante avec des enfants ou des adolescents. En 1977, Kacimi avait encadré quarante enfants pour transformer les murs autour de la place Piétri de Rabat. Quant à Bennani, il avait animé, à la même période en France, des groupes de discussions avec des jeunes vivant une adolescence difficile. Mais cette fois-ci, l’expérience initiée à la demande des dirigeants du centre médico-psychologique de Rabat s’annonce différente. Le but n’est ni de mettre en place un atelier d’animation, ni de dénicher de nouveaux talents. Et encore moins de dresser des diagnostics psychiatriques. “Les adolescents étaient déjà suivis depuis longtemps par des thérapeutes au moment où nous les avons rencontrés”, précise Bennani. L’enjeu principal est donc de favoriser une nouvelle forme d’expression qu’ils ne connaissent pas, de faire découvrir à ces jeunes que, au-delà de la parole, la peinture peut aussi les aider à s’exprimer. Comme l’explique feu Mohammed Kacimi au début du livre, “le jeu est mené comme une fouille archéologique au cœur de la chair et de ses labyrinthes…la révélation est soufflée par la main et la matière”.
Mal de vivre certain
Pendant trois mois, Mohammed Kacimi et Jalil Bennani ont vécu au rythme de leurs séances de travail avec une quinzaine d’adolescents, venant de milieux sociaux différents. Parmi eux, des filles et des garçons âgés de 15 à 23 ans, avec tout une multitude de facettes et un point commun : une difficulté à exprimer leurs émotions. Avec ce groupe hétérogène, le peintre et le psychiatre organisent des séances hebdomadaires dans “une cour recouverte d’une bâche, une table, quelques chaises”. Un endroit rassurant, où il est possible de peindre partout, dans n’importe quelle position. Dès le début les adolescents semblent impliqués. “Ils étaient informés qu’ils participaient à une expérience pilote”, explique Bennani. “Par contre, nous ne voulions rien savoir d’eux, de leur parcours ou de leur diagnostic, nous voulions les découvrir à travers leurs toiles”, continue t-il. Pendant dix séances, les jeunes se mettent donc à la peinture. En découle une soixantaine de toiles, dont 15 sont publiées dans Traces et Paroles. La plupart d’entre-elles sont inquiétantes et reflètent un mal de vivre certain, souvent propre à l’adolescence, période de transition entre deux âges, souvent négligée. “L’adolescent est un être expérimental : des muscles, un cerveau, une sexualité naissante, une conscience de sa propre différence. La nouveauté de son regard et de sa vision du monde, en particulier son étonnement, ses remises en cause ou en questions, le rapprochent quelque part de l’artiste”, analyse Kacimi.
Après le livre, l’expo
A la fin des trois mois, l’expérience s’arrête, au grand regret de certains adolescents. Commence alors la rédaction de l’ouvrage qui a pour objectif de raconter cette expérience, pour encourager d’autres à la continuer. “Kacimi avait plusieurs souhaits concernant cet atelier. Tout d’abord publier le livre relatant et analysant l’atelier, puis exposer les toiles des adolescents dans d’autres lieux de soins, et surtout faire en sorte que l’expérience soit renouvelée ailleurs, et pas juste dans des centres de soins”, confie Bennani. Pour le moment, le premier souhait a été réalisé. Et les autres sont en cours d’élaboration. A partir du 3 décembre prochain, la nouvelle Bibliothèque nationale de Rabat accueillera pendant quinze jours une exposition des toiles de ces adolescents, qui sont aujourd’hui des adultes. “Nous ne savons pas ce que sont devenus ces participants, puisque le contact a été rompu avec eux à la fin de l’atelier”, explique le psychiatre, qui espère que certains d’entre eux reconnaîtront leurs œuvres. Pour mettre en place cette exposition inédite à la Bibliothèque nationale, plusieurs amis du défunt artiste ont mis la main à la pâte, comme Edmond Amrane El Maleh, Bernard Prince ou encore Sylvie Belhassan. Une façon de rendre un dernier hommage au dernier travail d’un peintre authentique, qui marquera pendant très longtemps l’histoire des arts plastiques au Maroc.
L’art pour thérapie. Une technique ancienne
En France, la conception de l’art comme un moyen thérapeutique est une approche très répandue, contrairement au Maroc. Dès les débuts du XXème siècle, des expériences ont commencé à voir le jour. Comme on peut lire dans Traces et Paroles, les deux grands précurseurs de cette approche sont aucun doute Aloise et Hans Prinzhorn. La première fut une malade internée de 1920 jusqu’à sa mort, qui passa plusieurs années à peindre et à dessiner. Le médecin qui découvrit ses œuvres, considéra sa production comme “exceptionnelle”, malgré ses graves troubles psychologiques. Quant au psychiatre et historien de l’art allemand, Hans Prinzhorn, il rassembla plus de 5000 œuvres de malades mentaux, et publia en 1922 un ouvrage de référence les regroupant, intitulé Expression de la folie. Au Maroc, la première expérience de peinture menée dans un centre de soins a eu lieu entre les murs du fameux hôpital psychiatrique de Berrechid, dirigé à l’époque par le Docteur Ziouziou. L’objectif était surtout de faire venir des peintres de renom et d’encourager les malades à se lancer dans les arts plastiques, pour mieux manifester leurs émotions. “Malheureusement, en l’absence d’encadrement institutionnel, cette expérience n’a pas été poursuivie et l’hôpital s’est refermé au lendemain de cette fête”, se désole Jalil Bennani dans Traces et Paroles. A quand la prochaine tentative ?
LE MATIN, décembre 2008
Quelle est la meilleure manière de commémorer la mémoire d’un artiste de la trempe de Mohamed Kacimi, que de faire parler de lui à travers un livre dont il a été lui-même l’instigateur et la cheville ouvrière ? C’est ce qui a été fait à l’occasion du 5e anniversaire de sa mort en novembre 2003.
L’auteur de l’initiative n’est autre que le cosignataire dudit livre, le psychiatre et psychanalyste, Jalil Bennani. Intitulé « Traces et Paroles » et en sous titre : Des adolescents, un peintre et un psychanalyste, le livre est le fruit d’un travail de terrain de plusieurs mois avec des jeunes en souffrance de pathologies mentales. Peintre de renom mais d’une discrétion et d’une humilité frisant l’effacement, inspiré de l’élan de philanthropie des années 60 et 70, qui initia un mouvement pour la culture et l’art populaire ; étant de tous les combats sur le plan culturel, touchant à l’essence de l’humain, droits de l’homme, droit à la culture et à l’art pour tous, et de surcroît poète, c’est tout Kacimi que de penser à des adolescents en souffrance et de la possibilité de leur tendre une main amicale via leur incitation à la création artistique. C’était en 1977. S’il est d’un autre itinéraire, une autre histoire, Jalil Bennani, le psychanalyste, n’en est pas moins de la même époque, ni du même élan du cœur. Pour commencer, Jalil Bennani est l’un des plus prolixe, sinon le plus prolixe des auteurs psychanalystes marocains, le plus fécond aussi il faut le dire. On lui doit plusieurs ouvrages dont « Le Corps suspect » (1980), « La Psychanalyse au pays des saints » (1996), « Parcours d’enfant » (1999), « Le Temps des ados »(2002), « Psychanalyse en terre d’Islam », une réédition toute récente après une première édition en 1996 et enfin le présent livre cosigné avec Kacimi. On retrouve sa signature également dans beaucoup d’ouvrages collectifs, des colloques à l’échelle locale et internationale. Elève de Lucien Bonnafé et Tony Lainé, deux ténors du mouvement désaliéniste en France des années 60, qui se sont élevés contre la vision carcérale et asilaire de l’hospitalisation des personnes en psychiatrie -en clair, ils étaient contre l’enfermement des malades mentaux et leur isolement en dehors de leur environnement social- Jalil Bennani a également hérité des deux psychiatres leur engagement dans le mouvement surréaliste des années 20 et 30, animé par le poète André Breton qui définit le surréalisme comme étant un : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».Selon ce mouvement, notre comportement, nos actes sont pour une large part le fruit de notre inconscient. On comprend l’adhésion enthousiaste de Jalil Bennani à la proposition de Kacimi en mars 1977, de faire s’exprimer des adolescents malades au moyen de la création artistique. L’idée était d’organiser un atelier de peinture où une douzaine d’adolescents, choisis sur le volet, avec l’implication active de Kacimi et de Bennani, viennent tous les jours faire de la peinture d’après des thèmes définis. »Dans cet atelier, écrit Kacimi, Les adolescents et nous, sommes dans une zone de liberté (…) il ne s’agit pas de former des artistes, mais d’un travail qui fait appel à des zones d’ombre, à la transe du geste sans référence immédiate : une parole du corps et des résonances « . Pour emprunter une belle formule poétique d’André Breton, il s’agissait de « retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte. » Jalil Bennani rappelle dans ce livre que d’autres expériences de thérapie par la peinture ont été entreprises un peu auparavant dans les mêmes années 70, à l’hôpital de Berrechid par le docteur Ziouziou, qui, malheureusement, sont restées sans lendemain. « Dans cet atelier, écrit Bennani, nous nous sommes engagés, nous avons peint, manipulé la matière. Nous nous sommes aussi révélés, racontés, tout en écoutant. La communication s’est créée autour du geste peint et des paroles échangées, du graphisme et des mots » C’est de ces graphismes et de ces mots qu’il s’agit dans ce livre.
Extrait
» Comment un artiste s’intéresse-t-il à d’autres problèmes qui ne sont pas normalement dans son champ de vision ? En fait, ma démarche est fondée sur la multiplicité des visions, des gestes. Ce comportement stimule mon propre art. Il me conduit à mieux méditer les formes, les volumes, à relativiser leur structure, qui risquerait de devenir définitive. C’est tout le travail entre le formel et l’informel. Je ne procède pas comme peut le faire un scientifique. Tout cela est plutôt de l’ordre du subjectif, du poétique, du gestuel. »
Abdelaziz Mouride
LE MATIN, décembre 2008
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