Description
La critique
Emmanuel Moses, Tout le monde est tout le temps en voyage
D’un titre qui résonne – en ces temps de Covid 19 – comme un détour ironique, puisque tout voyage est désormais interdit, le poète tire toutes les ficelles de voyages imaginaires entre peinture, terre sainte et traces familiales.
En plusieurs sections, puisque le réel est lui-même sectionné, Moses décline son amour de la peinture, qui puisse condenser la réalité et qui sait , mieux la refléter. Tel poème cligne la référence à Brueghel, d’autres à Poussin, certains à de vraies natures mortes, où Moses, tel un Quignard classique, évoque « un moustique qui a dépassé Dieu » ou encore, « deux guêpes bourdonnent autour de mon sexe ».
Le sentiment de la perte est aigu (« Tu as encore ton ombre/ Ton nom et tes chagrins »), il cisaille ces poèmes où des « moineaux me suivent/ Comme une langue maternelle ». Le chemin est ardu : les traces que l’on souhaitait retrouver sont invisibles, et le fils a beau remuer la terre de Pologne, rien n’y fait. De quoi est faite notre généalogie ? Notre âme ? Dispersée ? Sans doute.
Comme l’enfant du « Silence » bergmanien, le poète se colle le « nez au crépuscule », dans une attente fiévreuse, son « plancher est criblé de trous », la mort rôde et complique les choses. Quant aux jardins de l’espoir, il sont entretenus « par des mains invisibles ».
Emmanuel Moses, Tout le monde est tout
le temps en voyage, Al Manar, 2020, 68p.,
16 euros ; Très beaux dessins de Tereza Lochmann
Moses a beau se muer en « verdier » et se poser « sur son épaule de mort », « les mots sont des revenants » têtus, tenaces, et « la saison d’homme » se doit d’être assumée. Sinon, il reste à longer la mer, à se mettre en surplomb, pour oser regarder le monde, tout le temps absent, tout le temps en voyage.
Il y a, dans certains poèmes de ce recueil lunaire, écho de « Monsieur Néant », où, à force de tisser des liens impondérables entre l’intérieur et le monde, entre la chambre et l’espace, le lecteur n’en finit pas de creuser sa propre route « nourri par une rage de mainmise et de destruction ».
Dans l’attente des sens.
Ou de soi.
par Philippe Leuckx, Recours au poème, 6 février 2021
VERS UN REGAIN DE LUMIÈRE / LE VOYAGE SOTÉRIOLOGIQUE D’EMMANUEL MOSES
Tout le monde est tout le temps en voyage. Sauf peut-être le poète, qui, « le nez collé au crépuscule », contemple, de haut, de loin, de derrière sa fenêtre, ce que lui offre la vie. Peut-être est-il cet homme chenu qui, depuis le balcon de la première de couverture, se penche pour regarder la vie qui passe ? Ou cet autre, plus loin, « accoudé à la rambarde », qui « fume et regarde les ronds qu’il fait se / mélanger à l’air bleu »… N’est-ce pas là une manière originale de voyager, l’air de rien, entre intérieur et extérieur, dans la mémoire et dans les songes ?
Tout le monde est tout le temps en voyage. Sous ce titre aux accents familiers, empreints d’une bouderie enfantine qui fait sourire, n’est-ce pas tout l’humour d’Emmanuel Moses qui se profile, entraînant dans son sillage une invitation au voyage immobile ? Car chacun des poèmes qui composent ce recueil est à lui seul une invitation vers l’ailleurs. Souvent sur/en quelques vers à peine. Un ailleurs multiple, secrètement abouché au temps, fait de souvenirs heureux, liés à l’enfance, de généalogie familiale douloureuse, exils errances « enfer des camps » ; de cérémonies festives « aux parfums de Terre Sainte », de déambulations au Louvre qui conduisent le poète vers les cinq grandes réalisations bibliques de Nicolas Poussin, de séjours au bord de la mer, de visions déroutantes et de rêves. De réflexions sur l’après-vie.
« Tout allait bien jusqu’au moment où tu es mort ;
C’est alors que les choses se sont compliquées… ».
Car, derrière l’humour, pointe le sérieux des réflexions, lequel ouvre sur les abîmes philosophiques qui habitent le poète. Ainsi, de la pensée du « hasard » et de « la nécessité », héritage de Démocrite ; de ce verset de la Genèse, illustrant l’aveuglement des hommes ; ou encore de ce rêve où se pose la difficile question du pardon.
Il arrive que le monde extérieur se révèle agressif et violent. Le poète se replie alors, fenêtres closes, pour échapper à la destruction. L’espace réduit en « cendres de silence ». Les poèmes sont une étoupe dont il faut tirer les fils, l’un après l’autre, pour se rapprocher du centre et peut-être en cerner le secret. Les questions se pressent, qui interrogent le travail entrepris. Quel en est le but et le sens ?
« Les fils ramassés en écheveau
Tout ce travail de la pensée vain comme le mouvement des vagues et des nuages
Quel est cependant son secret ?
De quel voyage est-il le but ignoré ?
Comment trouver le sens de sa peine perdue ? » .
Le poème peut se poser en énigme où s’affrontent, en quatre vers, infiniment grand et infiniment petit. Le poète n’a pas son pareil pour pirouetter entre absurde et fantaisie. Puis, tournant le dos à son constat premier, laisser ses auditeurs à leur perplexité:
« Un moustique a dépassé Dieu
Mais peu importe au fond
Je ne sais pas pourquoi je vous annonce cette nouvelle
De toute façon il n’y a rien à voir. »
Derrière la fenêtre, paupière qui ouvre et ferme sur le rêve, les voyages, multiples, prennent des voies inattendues. Des sirènes séductrices entraînent le dormeur dans des espaces nimbés d’érotisme imprévu. Ailleurs, les extrêmes se rapprochent comme dans la Bethléem « flamande », souvenir de l’univers de Brueghel. Le dernier vers qui clôt la section « Tardives » — « Oiseau, poisson de l’éternité » — fait résonner en moi ces deux vers de Bestiaire d’Apollinaire :
« Est-ce que la mort vous oublie
Poissons de la mélancolie ».
L’oubli ? Présent dans les poèmes d’Emmanuel Moses, il l’est jusque dans la peinture de Tereza Lochmann en hors-texte dans la partie médiane du recueil. L’artiste en propose une interprétation personnelle. La toile représente un homme en pleine réflexion, les yeux bandés. Devant lui, sur un carton, sont inscrits ces mots : « Our sensuality is a longing for oblivion » / « Notre sensualité est un désir d’oubli ». Tirée du Guépard (œuvre de Tomasi di Lampedusa), cette phrase est adressée par le Prince Salina — dernier représentant d’un monde ancien en train de disparaître — au sénateur Chevalley. La sensualité est chez le prince perçue comme un remède pour oublier que l’homme est mortel ; pour oublier que tout ce que l’homme entreprend et à quoi il reste attaché est voué à l’effacement et à la disparition.
Fidèle à ce qui l’habite en profondeur, Emmanuel Moses décline pour notre plus grand plaisir ou notre tout aussi grande perplexité, nombre de paysages et de récits qui façonnent son arrière-pays culturel et sentimental. Lequel ouvre, à la manière des poupées russes, sur des perspectives inédites et des interrogations nouvelles :
« Je me rends compte – autre découverte — que ce texte a pour sujet secret l’abréviation graphique « etc. », comme si son thème souterrain était cela : et ainsi de suite ce qui correspond finalement à son idée première : je suis la suite de mes ancêtres et après moi mes descendants prendront ma suite. Etc. » (in « Une tombe dans la plaine »).
Il inclut dans cette suite son fils Jonas, à qui il lègue ce lourd patrimoine et à qui il dédie le second texte en prose de cette même section qui n’en comporte que deux :
« Mon fils, en caressant du doigt leur absence [l’absence des objets] chuchotait quelque chose comme on murmure à l’oreille d’un mort ce que l’on veut qu’il emporte avec lui comme message pour son dernier voyage. La cage d’escalier baignait dans une lumière irréelle, celle de l’enfer, sans aucun doute, un enfer qui ne serait pas au-delà de cette vie mais en retrait d’elle, dans son dos. »
Semblable à l’ange de la mélancolie — peinture de Tereza Lochmann —, ailes repliées et visage reposant entre les bras croisés, le poète veille. Perdu dans la « selve obscure des rêves », il s’offre cet inconnu que le cœur lui réserve, palpitant entre diastole et systole.
« Le cœur s’ouvre et se ferme
Il est une fenêtre rouge
Qui donne sur l’inconnu. »
Un inconnu palimpseste, qui, bien souvent, gît dans le nombre 3.
Trois vers, comme dans le Mardi des « Quatre jours » (première section du recueil) ; ou comme les 3 nom(bre)s de Promenade : « Ton ombre » / « Ton nom » / « tes chagrins » ; lesquels complètent les trois mots clés du premier poème de cette même section : « Ma langue » / « Mes souvenirs » / « Mes chagrins » ; ou encore comme les trois rêves présents dans « Une collection de rêves » ; ou dans « trois syllabes » — « de son prénom » — « qui se sont dissoutes dans l’air/bleu du jour » (dans la section « Fougeroles »).
Tout un décor crypté se dessine dont l’on pressent qu’il est parfois difficile de se séparer tout comme il est difficile pour le poète de se défaire de ses propres contradictions. Ainsi en est-il de semer « les moineaux » (« langue » / « souvenirs » / « chagrins ») qui l’assaillent et que pourtant il ne cesse de nourrir ; ou d’échapper aux symboles qui toujours le poursuivent. Quant au temps, si difficile à cerner, il l’est tout autant à définir. Seules des comparaisons inattendues permettent d’en approcher les contraires ;
« Le temps s’enfonce de plus en plus dans son contraire
Comme l’aiguille d’acier dans la peau tendre
Comme les bêtes noires dans les buissons enneigés ».
Le lecteur pourrait penser qu’avec les poèmes rassemblés dans « Fougeroles », dernière section du recueil, le voyage entrepris gagnerait en légèreté printanière. Il n’en est cependant rien. Même si le renouveau de la nature se manifeste par éclats de beauté et de lumière, l’esprit du poète demeure le même. Meurtri par les séparations, hanté par les ombres, rivé à l’obsédante « attention aux signes du passé », le poète est toujours habité par la pensée fidèle de la mort :
« Parvenu au seuil
Dépose les insignes de la vie
Montre, clés, lunettes
Et franchis-le d’un bond
Entre
Une fois dépassée la fin — enjambée —
Dans l’éternel entretien. »
Des fragiles fougeroles, il ne restera entre les amants que « le souvenir / des
fougeroles
fixées, frôlées, foulées, froissées. »
Rien d’étonnant dès lors que le recueil d’Emmanuel Moses se close sur le plus étrange des poèmes. « Extraterrestre ». Un hommage singulier — détourné peut-être — au « grand poète victorien » Gerard Manley Hopkins. Poème visionnaire « irrévérencieux » dans lequel Emmanuel Moses associe et assemble ce qui, en poésie, et plus encore dans un « envoi », peut passer pour une remarquable inconvenance. De ce mélange des tons et des genres, le poète fait un cocktail macabre dérangeant et néanmoins drôle. Ce qui n’est plus vraiment pour nous surprendre. Ainsi peut-on lire dans le même poème (le plus long du recueil) l’admiration sincère que voue le poète français à son homologue britannique, et la marque de son ludique irrespect :
« Je pense sincèrement qu’Hopkins était un ange
Il a vécu en ange, il est mort en ange et lire ses
poèmes c’est entendre parler un ange.
[…] C’est irrévérencieux d’associer dans un même poème
Hopkins et un rectum, j’en conviens.
Je n’y peux rien. »
Ainsi Emmanuel Moses, pour qui « les mots sont des revenants/[a]uxquels nous donnons une nouvelle vie », fait-il revenir par les siens, sur les devants de sa scène poétique, le nom de ce poète « ardu » qui influença les plus grands : T.S. Eliot, Wystan H. Auden et Dylan Thomas. Et peut-être même, plus près de nous, Emmanuel Moses lui-même.
Un « revenant », Hopkins, sous la plume d’Emmanuel Moses ? Un « élu » plutôt, promis à la Rédemption ? Peut-être faut-il lire sous les mots de la poésie de Moses un tremplin pour accéder au salut ? Même éphémère, même ludique, le salut respire sur la page.
Dans le vers de Léon-Paul Fargue choisi par Moses en exergue à ce recueil : « Il fait si doux qu’on est sauvés ». Puis dans le premier poème de « Spectatrice de l’océan » :
« Ici, voyageur, tu seras
un homme nouveau,
Et toi qui l’accompagnes
Silencieuse, âme cachée,
Tu seras récompensée d’un regain de lumière. »
Par ce « regain de lumière » et pour cet « homme nouveau » qui se fraie un passage entre les vers, le voyage sotériologique d’Emmanuel Moses ouvre une fenêtre sur l’espoir. Et, pour cette raison même, vaut la peine d’être entrepris.
Angèle Paoli
Tirage de tête
(photos : Yann Bohac)