Description
Quatorze dessins de Rachid Koraïchi accompagnent les textes de Anne Rothschild. Chacun des exemplaires de tête est rehaussé d’une encre originale de Koraïchi.
La critique
Anne Rothschild : Tout commence la nuit Dans le droit fil de son précédent recueil, Le rêve de la huppe, chez le même éditeur, Anne Rothschild continue de s’insurger contre les guerres fratricides du Moyen Orient, territoires occupés contre terre promise, djihad contre diaspora, symbole contre symbole, mémoire des uns contre désespoir des autres. Si Daniel Barenboïm qui fait jouer ensemble musiciens israéliens et palestiniens a opté pour la double appartenance à l’état d’Israël et à la Palestine, l’union des deux identités aujourd’hui ennemies, Anne Rothschild, pour sa part, oppose la paix du poème à la violence borgne de tous les nationalistes sourds au discours de l’autre. Démarches convergentes. Le message de paix s’inspire lui-même des textes sacrés dont se prévalent la plupart des protagonistes de ce conflit sans fin ou, plus exactement, sans autre fin possible que négociée, dans le respect de la dignité et du droit de chacune des parties. Tout commence la nuit s’ouvre sur une dédicace à la mémoire de toutes les victimes de la guerre du Liban de l’été 2006 et par l’annonce plusieurs fois millénaire d’une sortie de chaos avec la levée de l’ancêtre commun aux trois monothéismes, un juste nommé Abraham… Plusieurs citations en exergue encadrent l’œuvre, tressent des filiations, du Zohar à Ibn Arabi : » Nous sommes dans la nuit / en pleine lumière du jour, » de Jean de la Croix à Mahmoud Darwich : » La paix, chanter une vie, ici, dans la vie / sur la corde de l’épi… » Ménaché
Avec ce long poème, l’écrivaine et plasticienne belgo-suisse Anne Rothschild poursuit sa confrontation au conflit israélo-palestinien, qu’elle interrogeait déjà dans son recueil précédent, en collaboration avec le même peintre algérien Rachid Koraïchi. Dans Le rêve de la huppe (Al Manar, 2005), la poétesse faisait dialoguer les voix de la huppe, messagère de l’invisible pour les mystiques musulmans, de la Sulamite, de l’amant et du choeur des filles de Jérusalem pour donner à entendre un espoir — fût-il fragile — de réconciliation. Un espoir que l’histoire a tôt fait de démentir : dès juillet 2006 éclate le conflit israélo-libanais et «la huppe avale son rêve». Ce deuxième recueil fait donc tragiquement suite au premier pour faire entendre, à travers une polyphonie énonciative plus indistincte, le chant de désespoir et d’impuissance des femmes, dont la fécondité semble vouée à l’affrontement. Est alors invoquée l’unité spirituelle des trois religions abrahamiques face à leurs promesses non tenues : «Bien que nos livres aient puisé à la même outre / vous vous êtes dressés contre la maison qui vous a chassés / au nom d’un même père / nous avons rasé vos murs et vos enfants lapident nos fils.» Un chant plus que pessimiste donc. Pourtant, «Tout commence la nuit» : ce très beau titre résume magnifiquement la tension originelle de l’obscurité et de la clarté à laquelle Anne Rothschild semble ici rapporter l’horreur du présent. Comme si, lasse de constater la contradiction entre les promesses en gestation et l’engrenage de la destruction, la poétesse interrogeait cette fois la faille au coeur du magma originel : «La lourde torsade de chair, de sang, et de sperme que déroule la nuit tourne et retourne dans l’ornière de sa cassure.» Cette tension poétique est finement rendue par l’alternance formelle de poèmes en prose et de poèmes en vers libres, alternance qui met en scène le dialogue entre la parole mythique des peuples fondateurs et l’histoire individuelle. Une grande force se dégage du foisonnement énonciatif du texte, qui culmine en un avertissement répété, aussi lucide qu’universel : «Nous sommes tous des errants promis au désastre.» Pourtant, l’imminence de l’horreur coexiste toujours avec l’espoir. Peut-être parce que, si la violence est atavique, le tissage des générations, «que nous, femmes, aurons l’infinie patience de rapiécer fil à fil» est aussi appelé à garantir une mémoire salvatrice. Peut-être aussi parce que, au coeur des meurtrissures des peuples, des voix individuelles peuvent encore échanger leur intimité, «tendresse aussi frêle que buée sur les lèvres / genèse du souffle / mêlant salive et semence / concert de voix mouillées […] le temps d’une respiration et je serai celle qui ouvre la voix de la paix». Que la gravité d’une telle thématique ne nous empêche pas d’évoquer la netteté toute tranchante de certaines images : «Des voies que nos rivages ont emportées / Traversent le monde d’un bout à l’autre / Comme des cris d’arbres qu’on abat», ainsi que le bel équilibre du texte et de l’image à travers les dessins, à la fois sobres et fourmillant de symboles, de Rachid Koraïchi. L’art ne peut sauver le monde, certes, mais il témoigne ici d’une collaboration réussie pour en questionner l’insensé. Geneviève Hauzeur |