Description
« Elle approchait de notre station, le regard baissé, imposant à son pas de ne pas ralentir. Respectant les frontières sexuelles de la ville, elle rasait les murs et ne s’en écartait que pour échapper à la charge puissante de nos corps, transis, alignés, silencieux, une armée en embuscade. A tout prix, fuir pour ne pas trébucher dans le ravin que creusait le torrent de la rencontre, à cet endroit-là de la rue et que venait parfois nettoyer une autre armée, celle des pères excédés. Elle était souvent seule mais il lui arrivait de passer accompagnée d’autres de ses amies ; ces fois-là, elle les couvrait de sourires. Normal, ils nous étaient adressés. Elle nous encourageait à tenir les murs de la ville, des murs qui sinon s’effondreraient contre le rempart de la tentation… »
La volupté entretient une énergie secrète, elle traverse l’enfance, la honte, la guerre, la maladie, le temps, les voiles et les interdits… Dans ces onze nouvelles, elle est l’apprentissage d’une perception intime du monde qui rend au corps toute son intelligence.
La critique
ROUGE SANG VIERGE : Un style esthétique et audacieux
Le recueil de nouvelles de Karima Berger ROUGE SANG VIERGE progresse par une série d’instantanés juxtaposés proposés dans des registres variés et nombreux. Les tonalités poétique, réaliste, pathétique, humoristique se succèdent en autant d’instants de vie fugaces et intenses dessinant avec finesse l’imaginaire et la réalité de l’Algérie.
Certaines nouvelles de l’ouvrage de Karima Berger comme « Rouge Sang Vierge » sont de véritables poèmes en prose à l’écriture très soignée d’esthète qui fait fusionner les différents sens : « J’ai froid, j’ai chaud, je trébuche dans le rire trop rare de manman, je me noie dans les plis de l’écharpe qu’il déroule… ». Très souvent, on passe rapidement du quasi irréel au réel. Rouge, couleur personnifiée comme dans un conte de fées « Rouge vint alors, il me rendit visible, il me frappa de sa volupté. Il envahit ma vie » emporte l’adolescente dans un univers onirique exaltant. Mais très vite et en quelques mots, la Beauté sombre dans toute la noirceur du réel. Le sang qui coule n’est plus celui de la jeune vierge emplie de rêves voluptueux mais celui de la violence : « la vision Rouge du sang s’écoulant sur la blanche bure des moines ». On quitte de temps à autre le poème pour effleurer, en quelques mots ou en quelques lignes subtiles, un récit anecdotique constatant, sans éreinter, des figures d’une Algérie fangeuse où les valeurs s’effondrent. Dans « L’argent et son corps » Sabrina « s’enfui(t) de son village (…) et vient se terrer parmi les rats de la capitale ». Inadaptée à la vie citadine, à cause d’une société rigide, de la pauvreté et du chômage, Sabrina « se mêle à ces autres filles venues du fin fond du pays, meurtries, leurs consciences souillées, se consolant à coup de drogues, d’amnésies, de délire (…) et de violences parfois inouïes… » et elle vend son corps.
Dans ce recueil de nouvelles, la narratrice donne à voir une femme souvent niée en tant que telle. La fille reçoit une éducation différente de celle de son frère. Sa virginité s’impose alors que « « les frasques » du garçons « sont » considérées comme « des expériences viriles ». La femme est soit la mère (« les baisers de Nadia »), soit la vierge, soit la prostituée dans une société manichéiste où s’opposent le Bien et le Mal, le moral et l’immoral, le sacré et le profane. Loin de « la chaste » Algérie, dans une Algérie corrompue, la mère disparaît au détriment de la femme objet. Sabrina est perçue par son fils, devenu un débauché, comme une simple denrée : « lorsqu’il rabattait les hommes pour les filles de Moh, il vantait les charmes de Sabrina ». La femme n’est pas toujours reconnue comme un être à part entière. Seule la femme rêvée, celle que l’on imagine sous « son vêtement passe-muraille et son hidjab », belle, mystérieuse et sensuelle, existe dans certains esprits masculins. La femme n’a pas droit à la parole. La malade de « Formols » ne peut que se taire et accuser le Destin. Mais malgré tous les principes phallocrates, la femme arrive à s’imposer : elle « viole en secret la loi du hidjab » à la faveur de son parfum, « laissant flotter une ondée, de jasmin ou de muguet » après son passage. Dans « quarante jours », avatar de lysistrata, elle s’unit aux autres femmes pour rejeter, afin de respecter la Vie, les rites sanguinaires destinés à « honorer (des) dieux cannibales » édictés par Abraham . Karima Berger égratigne parfois au passage, en l’occurrence dans la nouvelle au titre provocateur « Téophanies », d’un léger coup de griffes humoristique le « sacré » avec des apparitions qui n’ont rien de divin. Mais elle ne dénonce pas.
Karima Berger ne rédige pas une œuvre féministe ou militante. Elle est avant tout une orfèvre de l’écriture. Elle se contente de montrer la société maghrébine dans un style esthétique et audacieux. Les différentes histoires de Rouge Sang Vierge malgré leur brièveté permettent de traverser différents milieux de la société algérienne tout en révélant les qualités littéraires de leur auteure. Karima Berger ose dire la société arabe sans sombrer dans la critique, laissant exister un horizon d’attente où le lecteur arabophone se reconnaît.
Annie Forest Abou Mansour
L ‘écritoire des muses, 23/01/11
Rouge Sang Vierge. Karima Berger Al Manar
Lors de ces étés torrides, dans l’Algérie du centre, l’enfer caniculaire s’est emparé du dehors. Dedans à l’ombre des corridors parfois, sous la treille, souvent sur le ciment frais qui dame le parterre des chambres, les corps pantelants se défont, se délassent se relâchent, pétrifiés par la géhenne.
C’est un peu le décor de l’enfance que nous propose l’écrivaine Karima Berger dans ce recueil de nouvelle brûlantes.
Intitulé Rouge Sang Vierge il vient de paraître aux Ed Al Manar Neuilly.
Née à Ténes près de la mer, Karima a passé une partie de son enfance à Médéa une ville rigoriste de moyenne altitude . Elle est connue pour son air sec et vivifiant une végétation verdoyante a quelques lieues de Tibhirine-les deux jardins, tristement célèbre depuis l’assassinat tragique et mystérieux des moines trappistes en 2006.
Le sang et le corps c’est dans ce diptyque christique que s’est nourri l’imaginaire de l’adolescente qui doit faire face aux yeux lubriques du masculin, et à ses caresses violeuses à ses regards injecté de sperme. Frustrations, désirs réprimés, sensualité cadenassée, volupté souillée, paroles obsédées.
Le corps d’une vierge est un sanctuaire, sur lequel veille scrupuleusement le collège des femmes dont la mère matrone érigée en mère supérieure des jeux interdits. La fillette doit faire attention à tout pour préserver cette pellicule invisible de l’hymen qui cèle tout l’honneur du clan;
Dans le clan il n’y a pas que des saints. L’oncle lui, fait peu de cas de la pudeur ambiante. Il profite des zones d’ombre pour exhiber son artillerie devant des fillettes effarouchées.
Rouge c’est la couleur du suc des figues ou des cerises c’est celui du sang qui perle de la blessure intime et mystérieuse, rouge c’est le sceau de la défloration forcément violente qui enluminera la nuit de noces des adultes rassurés sur leur horma.
Rouge était notre destin de vierge, écrit Karima. Sortir vêtue de rouge était interdit, sa flamme appelait les regards.
Curiosité compulsive… Les fille veulent se faire une idée de leur ouverture si fantasmée. Aidées d’un miroir elles se penchent sur le bidet, les fesses écartées, pour mesurer l’importance et l’apparence
de cet inter-cuisse inaccessible .
L’ignorance en la matière est la mère du vice . Voir et montrer. Quoi de plus voyant en rêvant de plus excitant que le rouge. Le rouge des joues de l’écolière qui sur le chemin se fait importuner par le Voyou. Son regard vissé sur les fesses de la gamine il la suit, la complimente sur ce goût de cerise dans les lèvres sur ces grenades éclatantes qui encadrent son visage.
Douce souillure visuelle initiation extase j’éprouvai le plus grand des désordres . L’innocence se trouva livrée en moi à l’empire du lisse et à la beauté du rouge. Confusion des sentiments Puis le voyou disparut.
Obsédé il ne pouvait se laver l’âme que dans le rigorisme intégriste censée être le beaume purificateur.
Or la pureté tue. On élimine ce qui souille Haine de toute source impure . Haine du féminin insaisissable. Haine de soi…
Sauvagerie dans la vengeance au nom de Dieu : Il devint Emir il consomma de nombreuses femmes : barbe bleue assis sur le Coran et des moines sans tête comme offrande .
On dit qu’il n’embrassait plus sa mère . Diable elle a beau être la mère de ses jours c’était quand même une femme, un suppôt de Satan.
Les photos de Joel Leck en ouverture illustrent l’esthétique troublante du récit tranchant.
Le rouge est conjugué au noir pour fomenter des symboliques contradictoires . La mort est aussi une forme de volupté. Mais pas toujours pour la victime
Cela s’appelle Rouge Sang Vierge Un très beau recueil de nouvelles signé Karima Berger
Djilali Bencheikh
Radio-Orient, 27/12/10
Rouge Sang Vierge de Karima Berger
Le premier mouvement vers le recueil de nouvelles de Karima Berger est dans le plaisir de tenir le poids du livre en main, d’en sentir la densité et le grain du papier sous les doigts, d’y voir saignante et poignante la lithographie de couverture de Joël Leick.
Aucune des nouvelles de ce beau recueil de douleurs et de joies ne fait l’impasse sur la morsure du réel pour l’être née femme.
A mi chemin entre le poème et le récit, chaque nouvelle saisit l’instant pour en ciseler les pulsations. On ne rentre pas dans un livre mais dans une chair d’où l’infinie mansuétude du cœur n’est jamais loin. Karima Berger y parle des mères, des filles, des putains tendres, des fils enfermés, des enfants exilés, des servantes éloignées. Des femmes comme d’un espoir, comme d’une perte, comme d’un flamboiement, comme d’une révolte, comme d’un désir d’être au-delà. Elle y parle des agneaux qu’il faut sauver du sacrifice.
Se dessine alors, par allusions et petites touches légères, le treillis serré de l’oppression sociale, pleine d’une créativité sans limite, pour étouffer le féminin. Oppression à laquelle chacune d’une manière ou d’une autre doit payer son tribut, à la recherche de son fil d’Ariane entre fatalisme et grâce de Dieu.
Par on ne sait quel détour derrière l’ombre, la plume est légère et l’humour affleure. Le quotidien dans la force du jour éclaire les événements. Il y a toujours un geste qui vient soulager du poids du malheur. Le sourire nous vient aux lèvres devant les enfants mangeant avec leur père les figues dont il s’est servi un instant auparavant pour les projeter avec sa colère sur ses filles perturbatrices de sieste.
Dans la durée de chaque lecture, nous sommes l’enfant, la mère, la pute, l’exilé, le peintre, le bébé bulle. De l’intérieur de leurs perceptions, nous atteignons leur humanité primordiale. Ils deviennent notre famille. Nous ne les oublierons plus. Le rouge sang vierge est aussi celui de dire l’autre avec passion, d’élargir la béance sans y tomber. La force du sang renouvelé qui pulse dans toutes les veines du monde, nous offrant, trésor sacré, le fragile territoire de la vie en mouvement.
Le livre clos, une chose demeure : la force des femmes vient à bout de tout, sauf du remords qui les tue plus sûrement que l’épreuve.
El Manar, « Collection nouvelles du Maghreb », 2010,
Marie Malaspina Grenoble 9 janvier 2011
BERGER,KARIMA Rouge Sang Vierge
Après quelques beaux romans et essais sur la biculturalité franco-algérienne et la spiritualité musulmane, Karima Berger se concentre dans ces onze nouvelles sur des portraits de l’Algérie de son enfance ou d’aujourd’hui. Ces textes forment une mosaïque en camaïeux de rouges, et la première histoire éponyme donne le ton : sang de la puberté, rouges de l’obsession de virginité, de la confusion entre volupté, abus sexuels et obscénité, de la violence et des interdits dans le vêtement et les contacts humains, ou du sentiment de culpabilité. Berger esquisse des individus enfermés dans des tradtitons caduques dont ils parviennent peu à s’échapper sinon par la révolte, le fondamentalisme ou le rejet de l’Autre, particulièrement si cet Autre est femme. Ces nouvelles sont poétiques, poignantes de vérité. « L’argent de son corps » est l’histoire d’une jeune femme venue de Blida (le « fin fond du pays »), tombée sous l’emprise d’un proxénète puis de son fils arrivé à son tour à la débauche. Peut-être est-ce le portrait d’une descendante de ces Ouled-Naïls, jeunes femmes dites danseuses-prostituées qui enflammaient l’imaginaire des orientalistes au dix-neuvième siècle ? Dans « Châtiments » c’est un narrateur à la première personne qui parle du sort peu enviables des frères aînés. Mâles privilégiés mais pourtant eux-mêmes invisibles au regard des parents, ils sont uniquement chargés, par des pères pervers et des mères complices, de surveiller leurs soeurs. Les filles, elles, ont peu droit à la parole, même si elles savent ne pas garder leur langue dans leur poche : elles n’existent sous la vigilance des familles que proportionnellement au châtiment qu’on leur inflige.
« Formols », texte bouleversant de compréhension sur des personnes âgées face aux altérations de santé ou à la mort, cerne « la maladie du silence » ou la façon dont de lourds secrets de famille longtemps murés dans les individus craquèlent parfois – à peine – la carapace du mensonge. Berger n’oublie pas d’inclure avec « Pas maintenant » une Française, séparée de son mari algérien, qui va en Algérie retrouver sa fille qu’elle n’a pas pu voir depuis trois ans : pleine d’espoir, elle souffre néanmoins de migraines révélatrices qui se confondent avec la douleur morale de se sentir rejetée par la société algérienne. Dans « Les baisers de Nadia », c’est au contraire une Algérienne et son bébé malade qui font le voyage pour la France, où il doit être soigné : pathétiquement, elle se trouve séparée de lui par une bulle stérile et ne peut lui communiquer l’affection qui pourrait le guérir. « Le feu sous l’arbre » traite du traumatisme d’un enfant pied-noir sur le départ à la fin de la guerre d’Algérie, puis de l’anticipation et des demi-ratages de son retour cinquante ans plus tard, et « Zenzla » fait le portrait d’un autre traumatisme, celui d’une femme née un jour de séisme et depuis happée par son attraction du vide, goût mystique pour le vertioge qu’elle considère comme un « culte à l’univers ». « Théophanies » montre un peintre subissant des apparitions qui rappellent humoristiquement certains contes fantastiques orientalisants. « Quarante jours » est une nouvelle plus légère et plus optimiste : des femmes, qui n’en peuvent plus d’immoler les bêtes pour le Ramadan, bravent la colère des époux, refusent de participer au sacrifice d’agneaux « ornés et parés comme les femmes », entrent en résistance, invoquant toutes sortes de superstitions sur la vue du sang qui menace leur fécondité.
Les textes proposent autant de questions récurrentes : Comment devient-on intégriste ou prostituée ? Pourquoi, dans l’Algérie contemporaine, une femme est-elle toujours, peu importe la façon, dite « violer en secret la loi du hijab » (« La jeune fille, les parfums et la mort »)? Survit-on au sentiment de culpabilité ? L’auteure crée des personnages attachants, en fait des types, la plupart traversant la vie sans contrôle sur leur parcours Mais elle se retient de les juger.
Catherine Slawy-Sutton, Davidson College (NC), French Review 2013