Description
La critique
Abdelkébir Khatibi a plusieurs flèches à son arc. Celle de poète et surtout de passionné de la poésie lui réussit particulièrement. Dans Quatuor poétique, il fait d’abord étalage de sa capacité mystique à saisir les murmures du silence, avant de se tourner vers des poètes qui lui tiennent à cœur. Le premier, Rilke, parce qu’il vacille merveilleusement entre « le vœu de silence et la parole vive ». Le second, Goethe, parce qu’il simule la force prophétique du poète. Le troisième, Ekelof, parce qu’il trouve dans l’Orient le point nodal de sa géométrie de l’esprit. Et enfin, Lundkvist, parce que son Agadir fait écho à celui de Khaïreddine et reprend sens avec le tsunami. Une belle balade de l’esprit, en somme.
Quatuor poétique L’écrivain et penseur marocain Abdelkébir Khatibi poursuit ici, avec exigence, ses réflexions entamées depuis plusieurs ouvrages sur le sens de la littérature, ses croisements, ses connivences. Il quitte ainsi de nombreux sentiers battus, décloisonne le champ littéraire, déjoue les pièges des études trop spécialisées, pour donner à l’approche de la poésie des traversées et des complicités, parfois insoupçonnables mais toujours ouvertes, sur la beauté des rencontres. Dans ce livre, Abdelkébir Khatibi s’attelle à l’étude de quatre grands poètes européens, deux allemands et deux suédois. On connaît l’importance de Rilke et combien Gœthe était marqué par la poésie persane dans son Diwan occidental-oriental. Gunnar Ekelöf, lui, est l’auteur d’une trilogie orientale dont un magnifique recueil, La Légende de Fatumeh 1, inspiré par la mystique musulmane, notamment turque. Lundkvist, lui, après avoir survécu au tremblement de terre d’Agadir en 1960, a signé en 1961 un recueil poétique du même nom 2. Outre la présence de l’Orient, si évidente dans l’oeuvre de ces poètes – et qui montre à quel point la littérature est voyage de l’esprit, errance et foisonnement des sources -, le grand intérêt de cet ouvrage réside dans le questionnement de la poésie, son essence, ses fondements, son mystère. Chez Rilke, est abordée la question de la solitude de la poésie; chez Gœthe, celle du masque du poète et son double ; chez Ekelof, le rapport eros/thanatos ; et enfin, chez Lundkvist, l’homme au-delà du désastre, la poésie et le chaos. Le projet de Khatibi est de tenter de définir les rapports de la poésie avec la vie, l’amour, la mort, Dieu, l’éternité, l’infini humain, le cosmos, etc. Toute analyse de la poésie est un essai de pénétrer son inaccessible sens, et toute lecture nécessite d’autres lectures. Nous sommes loin de la sémantique sûre d’elle-même, loin des analyses formelles qui réduisent la face cachée du poème. Pour autant, Khatibi donne ici des éclairages saisissants sur une oeuvre poétique donnée qui génère l’oeuvre d’un autre poète, dans une chaîne littéraire libérée des frontières géographiques et intellectuelles. Les poètes analysés montrent à quel point l’interculturalité régit de nombreux textes de la littérature universelle. L’intertexualité guide le fonctionnement de la littérature vers l’infini, vers le grand « Livre de sable » pour citer Borgès. Le poème est une mer vaste qui accueille la pensée humaine dans sa complexité, dans sa mondialité. L’Orient à l’origine de certains grands textes européens est d’abord une métaphore sur la liberté de la poésie, son affranchissement. Il ne s’agit pas de l’orientalisme du XlXè siècle mais de l’invention des lieux, dans la dimension la plus intérieure, la plus subjective, pour bâtir un nouvel univers, une nouvelle vision du monde. Le salut de la poésie est dans sa migration, dans son appropriation du sillage poétique. Aussi, l’héritage universel devient-il un lieu généreusement partagé par le poème dans sa quête et son devenir. Dans un dialogue entre l’auteur et un ami, partie qui clôt l’ouvrage, l’auteur donne cette réponse : » Chaque poème est un horizontain de l’inconnu, d’un territoire inconnu, d’un désert à nommer, à déchiffrer en forme de sources de vie. » (p. 90). Si la lecture de la poésie fait prendre conscience du vertige du texte, de la limite de la qêÍte du sens, elle donne à l’approche littéraire une humilité, un visage humain. Le mérite de Khatibi, en vrai poète du Sud, est d’avoir noué des liens avec d’autres espaces du Nord pour rejeter les clivages et contribuer a l’élaboration d’une nouvelle célébration du poème. Tahar BEKRI
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