Quand le langage déshabille le cœur
La poésie peut-elle quelque chose contre le chagrin ? Ou bien peut-elle quelque chose pour lui, comme si le chagrin était une personne au secours de laquelle se porterait l’écriture ? Siham Bouhlal ne savait sans doute pas ce qu’elle réclamait au langage lorsqu’elle écrivit «Mort à vif» , le recueil qui vient de paraître chez Al Manar avec des dessins de Mahi Binebine. Elle ne savait que le chagrin, la douleur. Son compagnon disparu, il lui restait étrangement les mots pour le dire. Le texte poétique naît de cette détresse. C’est un acte de protestation, une revendication de rémanence, le récit d’un combat contre la perte de sens.
Il y a l’avant de la mort du bien-aimé, mais comment
le dire ? Il y a le temps impossible à compter de la disparition, comme si c’était la disparition de tout, la suspension voire l’abolition du sens du monde. Y a-t-il encore quelqu’un ? A qui faire confiance ? A qui faire confidence ?
Siham Bouhlal ne nous donne pas à lire avec «Mort à vif» un recueil qui ressemble aux autres. Il est passible de l’accusation d’expression impudique. Or, nous lisons l’expression vitale de l’amour éprouvé, reçu et donné, perdu et imperdable.
Le lecteur n’est pas tenu à l’écart du dilemme. Le texte plonge dans le dilemme. Ce qui est avoué, chuchoté, chanté, cela ne pouvait tenir dans des phrases toutes faites comme dans des sachets destinés à n’importe quoi et à son contraire.
La radicalité de l’amour se mélange de musique intérieure et de conflit avec l’extérieur. L’amante de Driss se décrit devenue la femme à abattre, du fait des hypocrisies, des haines même.
C’est un combat qui nous est raconté, mot après mot, comme une marche pour retrouver l’Autre en ne cachant rien des tourments et des rêves. Pour dire l’exceptionnalité de la fusion connue avec l’aimé : «Je suis la femme/ Sans papiers/ Je ne me froisse/ Pas/ J’ai juste dormi/ Dans ton être/ Ainsi/ Sans façon».
L’identité de la personne se trouve comme réorientée par l’amour ressenti, brûlant sous la menace. C’est de mort que parle le poème, comme si le deuil avait une voix et qu’on entendait cette voix, qu’elle venait se poser sur la page et n’en plus partir. Les silhouettes dessinées par Mahi Binebine ont une étonnante proximité avec l’intention de Siham Bouhlal qui est de restituer la fragilité physique du malade en instituant sa force mentale comme une évidence, deux forces alors convergeant, s’alliant, chacun se dédoublant.
Que peut-on encore partager avec qui n’est plus là pour recevoir sa part ? La poésie est sûrement ce qui reste alors, sinon d’échangeable, du moins de communicable à soi-même et le langage invite à réanimer l’alliance en apparence seulement interrompue. Cela permet à Siham Bouhlal d’écrire : «Ton rire/ Pur/ Suspend/ L’éternité/ Au-dessus/ De moi».
Ce qui semblait rompu ne se rompt pas. Ce qui semblait éteint continue de luire et l’inimaginable est vérifié : «Je mentirais/ Ma foi/ Si je n’avouais/ Que ton amour/ Court encore en moi/ Me parcourt/ Que cette mort/ Noue encore/ Ma gorge/ Explose en moi/ Que ton visage/ Absorbe mon regard/ Où qu’il soit/ Je mentirais/ Ma foi/ Si je n’avouais/ Que tu dors en moi/ Encore/ Que cette mort/ N’a rien pris de toi».
Ainsi s’exprime une forme de victoire commune à laquelle le lecteur est invité à participer. En se demandant qui il aime et comment mieux aimer qui il aime.
Si commun que ce soit de proclamer sa méfiance à l’égard de l’exhibition des sentiments, on reconnaîtra l’art de Siham Bouhlal qui consiste à se libérer des convenances, lesquelles conviennent si peu à la poésie. Mort à vif est un titre à peu près inconvenant qui dit absolument l’insupportable de la disparition de l’aimé et le refus de considérer l’histoire amoureuse comme achevée, achevable.
Il faut du courage pour se donner à lire comme on déshabillerait son cœur.
Salim Jay
Le Soir, 14/06/2010