L’ombre pour berceau

A partir de 16


Un beau livre de dialogue : les aquarelles de Caroline François-Rubino donnent à voir, rendent sensibles les rêveries d’ombre et de lumière, de ruisseaux et de sous-bois qui traversent ce livre. Presque tous les poèmes sont accompagnés d’une peinture… Un ensemble d’une grande délicatesse.

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Description

Qu’y puis-je si c’est le sous-bois, ce qui respire

dans l’ombre jalouse de ses secrets

qui m’appelle et m’attire ? […] Qu’y puis-je si

la lumière la plus précieuse

a l’ombre pour berceau ?

 

 

Béatrice Marchal

L’ombre pour berceau, aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar, Neuilly, 2020, 48 pages, 16 €.

Transparaît chez Béatrice Marchal un désir de quiétude à la fois simple, intense et profonde. Elle la recherche et la trouve dans la contemplation de la nature.

Forêts et fleurs, paysages et éléments fusionnent alors avec son jardin intérieur jusqu’à devenir « le juste poids d’un présent aussi dense/qu’un fruit rempli de graines. »

Il y a concordance des temps entre sa sensibilité et l’élément naturel. Les ruines s’y relèvent « au premier soleil parmi les chants d’oiseau » ou encore parmi « ces pommes suspendues à leurs branches » et qui deviennent signes et messages pour qui sait voir. Éloge de la lenteur qui annule l’angoissante emprise sociale. « En retard, toujours/je me sens en retard,/avec courrier tâches démarches (…) ». Or « L’oiseau, l’arbre, la fleur, sont-ils jamais/en retard ? »

Secouer l’angoisse dans les mailles du poème qui alimente, en retour, la philosophie de la vie.

Quête du simple et du peu, magnifiée par les peintures abstraites de Caroline François-Rubino.

On ne trouvera ici ni grandiloquence ni militantisme exacerbés, juste l’adhésion à une ligne de sauvegarde, le suc d’une quête de beautés, loin « d’une vie uniforme, engourdie d’habitude,/qui ne sait même plus ce qui bouge dedans. »

Dépouillement, paix, clarté, contre excès, agitation, obscurité, loin des « pas meurtriers ».

Une lecture bienfaisante.

Béatrice Libert / Le Journal des poètes, janvier 2021

 

*

 

Béatrice Marchal, L’Ombre pour berceau, aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar, 2020.

 

Béatrice Marchal est originaire des Vosges, pays de bois et d’eaux qu’elle chante avec un mélange de grâce et de sévérité « tour à tour riante et pensive,/ (…) à l’image/ du pays qui m’a façonnée ». C’est là qu’elle (re)trouve cette ombre où elle est née, ombre renforcée par le soleil et qu’éclaire la poésie. L’auteure manie avec précision la technique du vers pour associer la douceur de l’ombre à l’âpreté du jour parce que « le paradis peut disparaître/ d’un coup et laisser place à une perte sans remède ». Ainsi le vers coule comme la lumière sur les sapins, comme l’eau des cascades, pour atterrir sur des mots qui renvoient à la solitude de l’homme vers « une transparence nouvelle ». La référence à Proust est symptomatique à cet égard.

Les bois et les eaux appellent la voix du poète : « chers sapins, qui prenez soin même de l’inépuisable » ; « les bois où les herbes et les branches (…) font place à (…) de nouvelles traces ». Le poème, après sa chute de lecture, rebondit comme la chute de l’eau dont les gerbes offrent cet élan vers le ciel qu’on appelle avenir, espoir, élan.

Cependant l’interrogation demeure : « Qu’y puis-je si/ la lumière la plus précieuse/ a l’ombre pour berceau ? » dans une lancinante répétition qui révèle l’attirance des bois, des branches et des feuilles, de l’ombre pour en trouver le cœur clair. On lira dans le même esprit l’article que Sonia Elvireanu donne dans le numéro 76 de Poésie/ Première à propos du précédent livre de Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur, L’Herbe qui tremble, 2018.

Cet espace de clarté et d’obscurité, cet oxymore terrestre, appelle à l’effort, au rebond, à la vie : « regarde/ écoute/ respire/ accueille sur ta peau la caresse du monde/ laisse en toi entrer la force initiale (…) et sans plus de regret ni calcul, donne-les ». On devine que cet élan est difficile, qu’il demande un effort à cause de « la joie qui t’a manqué », à cause d’une force « qui ne fut pas ton lot ». Et l’on comprend l’attirance vers cette ombre comme vers cette lumière, force et réticence, appel et mémoire tuméfiée.

Et comme tout pourrait être simple quand on regarde « L’oiseau, l’arbre, la fleur (…) jamais en retard ». Le temps, en effet, est un baume -comme une déchirure- et la nature nous rappelle que tout vient à qui sait attendre. Alors seuls rviennent ces « buissons sonores de signes et de sens ».

Bernard Fournier

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L’Ombre pour berceau

Qu’y puis-je si c’est le sous-bois, ce qui respire
dans l’ombre jalouse de ses secrets
qui m’appelle et m’attire ? … Qu’y puis-je si
la lumière la plus précieuse
a l’ombre pour berceau ?

Ce qu’écrit la poète, dans la fragilité de l’espace du poème, est une eau limpide et silencieuse, peut-être comme les larmes, peut-être comme le filet de lumière qui perce un ciel couvert. Béatrice Marchal se tient dans l’espace d’une parole hors du temps, observatrice d’une vie qui passe, est passée. L’autrefois, fil d’Ariane des propos de la poète, s’échappe d’une linéarité pesante pour offrir une évocation kaléidoscopique des souvenirs. Avec une pudeur extrême, percent des touches d’existence transfigurées par l’écriture. Est-ce que pour autant ces éléments trouvent sens ? Non, et c’est là toute la beauté de la poésie de Béatrice Marchal. Il semble que comme le calme de l’arbre dont les branches se reflètent dans le miroir d’eau d’un lac paisible, elle restitue les images d’autrefois sans laisser sa subjectivité en troubler le reflet. C’est, cela fut, ça sera peut-être, mais dans tous les cas c’est avec une telle sérénité que les instants du passé quelle qu’en soit la substance heureuse ou malheureuse sont reçus, comme la nature accueille le dénuement de l’hiver et regarde le printemps comme un trésor inestimable, qu’aucune attente ne se dessine, qu’aucun jugement ne perce, mais qu’aucune résignation non plus n’est perceptible.

Béatrice Marchal, L’Ombre pour berceau, Al Manar, Poésie, 2020, 46 pages, 16 €.

Grandir, devenir libre, grâce à la transmutation offerte par les mots, dont Béatrice Marchal convoque la puissance réflexive et illocutoire pour les mettre en demeure d’ouvrir les dimensions d’un présent apaisé, est ce qui occupe l’acte d’écrire. Car dans cette poésie écrire est un acte, est agir, est se saisir des dimensions de l’expérience pour en dévoiler la substance, et l’offrir au partage du poème.

Il n’y a pas de résignation, pas plus qu’il n’y a de désespoir, ni de joie démesurée. Je dirais alors que la sagesse est ce qui constitue la posture de la poète, qui laisse transparaitre peu à peu l’édification de son être, de la solidité, et de la grandeur de celle qu’elle devient, tout entière dans l’instant qui alors devient un présent qui absorbe toutes les temporalités.

L’Ombre pour berceau est un très beau livre. Les poèmes sont accompagnés d’aquarelles de Caroline François-Rubino. Les camaïeux des bleus dont la qualité d’impression est remarquable construisent des lieux imaginaires, des paysages indéfinis et profonds. Les mots, des poèmes entiers, même, s’immiscent dans chaque interstice de ces aplats de couleur, comme l’être visite le lieu de soi-même à travers le souvenir, avec une immense force qui  alors n’est plus une lutte, mais une certitude, celle qu’exister est là, dans cet instant du regard, et dans le présent démesuré du poème.

 

Comme un château en ruine envahi par les herbes
où l’on flâne au premier soleil parmi les chants d’oiseaux
en quêtant, sans regret des traces d’une histoire
oubliée, d’inexplicables signes de joie. 

-ce qui reste à vivre quand il se fait très tard.

Carole Mesrobian, Recours au poème, décembre 2020

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In Le Miroir d’or de Sabine Dewulf, 25/10/2020

 

Un beau titre, et d’admirables aquarelles de Caroline François-Rubino (ce bleu, ce noir intenses…), voilà de quoi attirer notre attention vers ce nouveau recueil de Béatrice Marchal qui vient de paraître aux éditions Al-Manar : « L’ombre pour berceau ».

La poésie de Béatrice Marchal ne cherche pas à briller ou à surprendre. Elle reste simple, accessible, lumineuse, à peine arrachée à son berceau de prose (le « Narrateur de la Recherche » n’y est certainement pas convoqué par hasard). Elle est servie par un sens du rythme sans faille et une langue parfaite. Elle offre son creux de douceur à une forme de sagesse tranquille et bienfaisante, qui laisse passer les ombres, les inquiétudes, comme nos yeux acceptent le flot éphémère d’un nuage dans le ciel. L’enfance de la poète est fortement convoquée, à travers un paysage forestier et fluide, empreint des caractéristiques de ses Vosges natales : « Je viens d’un pays de ruisseaux et de cascades, / d’eaux fraîches transparentes ». Le ressourcement dans la nature, le guet d’un « sourire » dans le « visage espéré » de la sombre forêt, une rêverie parfois mélancolique (nous croisons Perséphone) au sein de cette « profondeur » et la quête de « mots libres » et « vifs » sous le « gel », tout cela forme la texture du poème qui emprunte – de nouveau – aux cascades l’art de son jaillissement (l’enjambement y est fréquent). En dépit de l’enfance perdue et de la « sourde angoisse de ne plus être / présent, parmi tous, de perdre sa place. »…

Ainsi l’obscurité du sous-bois peut-elle compléter le tableau, contribuer au « camaïeu » d’ensemble où se révèle « la couleur d’une vie », à cet ordre profond, invisible, qui soutient la quête de Béatrice Marchal. Ainsi l’ombre peut-elle devenir le berceau d’une vie, dans l’épreuve et l’accueil du mystère.


Béatrice Marchal, L’ombre pour berceau, aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar, 46 pages, 2020.

 

Dans ce recueil, Béatrice Marchal s’approche de « l’intérieur de la bouche noire », chemin obligé pour advenir à « une transparence nouvelle ». Ses origines vosgiennes ont inscrit en son corps des eaux calmes et vives. Les rythmes des poèmes en suivent les méandres, tantôt de gaîté, tantôt de mélancolie. Malgré la neige, la forêt donne la force de chercher de nouvelles traces, de futures pousses. « Le juste poids d’un présent aussi dense/qu’un fruit rempli de grains » s’offre immédiatement dans la contemplation de la nature ou doit se conquérir avec les petits cailloux du poème. Mais il ne s’agit pas, comme Poucet, de revenir à la maison d’enfance mais plutôt de sentir « les caresses » de l’instant et de les donner. Les mots liment les pointes, cousent à l’infini les feuilles d’un arbre où s’invente l’amour. Dans la faille noire de la cascade coule une eau porteuse de vie.

Mais comment supporter l’angoisse du temps qui passe ? En retard, toujours/ je me sens en retard ». Cependant :« L’oiseau, l’arbre, la fleur sont-ils jamais/en retard ? ils adviennent/…ils sont là ». Et comment apprivoiser les ombres qui rôdent, à la fois attirantes et effrayantes : « Qu’y puis-je si/ la lumière la plus précieuse a l’ombre pour berceau ». « La lumière est l’avenant du noir » dit Soulages, la lumière est transmutée par le noir. Et c’est dans une transmutation des ombres que se construit le jardin de la rêveuse : « dans l’espoir que longtemps/ fleurissent, pleinement épanouis, /ces buissons sonores de signes et de sens. ». Le lecteur ne peut qu’accueillir leur beauté ainsi que celle des aquarelles de Caroline François-Rubino où domine l’intensité d’un bleu ouvert à tous les possibles.

Jacqueline Persini


L’ombre pour berceau, Béatrice Marchal

(Superbes) aquarelles de Caroline François-Rubino, éditions Al Manar, 2020

 

La plus grande sincérité est celle de l’imaginaire. À condition que celui-ci ne soit pas arbitraire : il devient alors vite ennuyeux.

Non seulement Béatrice Marchal échappe à ce danger, mais elle convoque les images pour un voyage qui reconduit ici et maintenant. Pour cela, il faut passer par les rêves. Nulle contradiction ici : peu importe que l’appel à la nature vierge (« la coulée des glaciers, les futaies/ ployant de blancheur ») soit ou pas onirique, l’essentiel est que le réel devienne une alchimie. La poète subvertit ainsi la perception pour mieux en manifester la puissance.

La brume, le vent sont images de cette nature. Mais plus encore les arbres, chantres du dépouillement, et surtout l’eau. Béatrice Marchal est poète des eaux : celles des étangs où se côtoient sérénité et mystère, celles des torrents qui cavalcadent, eaux lustrales où s’enfouissent secrets et promesses. Entre plénitude et incertitude, elle arpente une étroite ligne de crête où le questionnement peu à peu devient prégnant (« Qu’y puis-je si / la lumière la plus précieuse/ a l’ombre pour berceau ? »). Les souvenirs d’enfance réchauffent (il y a beaucoup de froid dans cette écriture : neige, gel, glace), mais la mémoire est-elle reconstitution ou reconstruction du passé ? La clarté est récurrente, mais c’est à travers les feuillages qu’elle se dessine. Alors, entre mysticisme et panthéisme, la poète trace sa route, poreuse au monde saisissable. La ligne de crête est un fil pour la funambule intranquille, guetteuse invisible et pourtant si présente (« je guette sans répit, tous mes sens en éveil »).

En ces lignes prend corps l’intime nécessité d’alliages éminemment personnels. On est à la fois dans ce temps suspendu de la rêverie que Verlaine nommait « l’heure exquise ») et dans un monde lézardé dont l’auteure habite les fissures. Alors, carpe diem, dit-elle. Tentons de « vivre à cœur déployé », tous miasmes soufflés par le vent. Et cueillons les mots pour en faire un jardin, ces mots qui font signe vers l’écoulement infini des choses, ces mots qui pourront célébrer, si on les apprivoise, la cohabitation de la mélancolie et de la joie.

La poésie de Béatrice Marchal est une plaque sensible : elle existe par sa disponibilité aux formes, aux matières, aux êtres qu’elle évoque. Certains pourront parfois la trouver naïve. Il n’en est rien. Distribuant les signes pour ouvrir le sens, elle réconcilie le mystère et l’évidence. L’essentiel est sous nos yeux : que la poète soit remerciée de nous le remettre en question.

Jean-Louis Bernard


Béatrice Marchal : L’ombre pour berceau ; aquarelles de Caroline François-Rubino (collection Poésie, éditions Al Manar)

 

Lire L’ombre pour berceau, comme on entre en forêt. Sentir l’interpénétration des êtres et des éléments. Est-ce si évident ? L’intranquillité guette, la ville doit bien nous abrutir un peu, « avec courrier tâches démarches / en reste et l’impression diffuse / que le temps a manqué et manque encore », si bien que Béatrice Marchal en vient à se demander : « est-ce lui le coupable ou une volonté / défaillante, un désir mal éprouvé […] ? »

Pourtant, le monde parle, « on entend soudainement le bourdonnement / léger continu / de la forêt en été / et l’on songe à tout ce qui volette et s’affaire / en soi dans un murmure ». Écoutons et faisons usage de la « grammaire générative des jambes » chère à Jean-Christophe Bailly, rat des villes, qui sait que le regard du marcheur citadin, au gré des ruelles, des cours dérobées, tisse un « lien d’amitié entre la ville et ceux qui la traversent ». En est-il de même en forêt ? Suivons sa cousine des champs :

 

Que s’ouvre au travers des forêts

un passage jusqu’à l’orbe voilé,

 

qu’il diffracte ses rayons où voltigent

de transparents moucherons dans l’or automnal,

 

qu’il en coule au centre de la clairière

une lumière tamisée par le grand pin

 

avec nos cœurs dans l’ombre

vivante, brûlants attentifs

 

Attentifs : « Regarde / écoute / respire / accueille sur ta peau la caresse du monde ». Béatrice Marchal se rend disponible, mieux : se montre « curieuse » – puisqu’au sens étymologique, est curieuse celle qui prend soin. Elle écrit pour chérir ce qu’elle a perçu, de « ce pays qui [l’a] façonnée », et cultiver son jardin, « un jardin où le temps s’écoulerait à sa guise », un jardin « fait de mots [assemblés] en poèmes dans l’espoir que longtemps / fleurissent, pleinement épanouis, / ces buissons sonores de signes et de sens. » L’autrice recueille sur sa route les « beautés rencontrées entre ronces et halliers, ses énigmes, ses promesses » et consigne ces instants précieux pour s’ancrer dans un temps où règne le fugace, mais où ses « mots […] lestent / le présent et donnent l’élan d’aller plus loin ».

Aux abords d’« un château en ruine envahi par les herbes / où l’on flâne au premier soleil parmi les chants d’oiseaux », Béatrice Marchal [quête] « d’inexplicables signes de joie / – ce qui reste à vivre quand il se fait très tard ». Alors je repense au « Cerisier » de Philippe Jaccottet et à cette « joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. »

 

Dans la forêt de mes jours, si profonde

qu’on ne sait pas toujours où mènent ses chemins,

je guette sans répit, tous mes sens en éveil,

un signe une trace qui me soient les prémices

d’un poème, petit caillou supplémentaire

à semer sur ma route

 

« Forêt de mes jours » : peut-on se sentir un devenir forêt ? Alors on aurait tout pour être heureux, ou plutôt, pour ne rien regretter. Forêt qui s’élève en notre sein : et si notre curiosité était la manifestation du monde en nous ? Joachim Gasquet, cité par Bachelard, écrivait : « Le monde est un immense Narcisse en train de se penser ». Réhabilitons Narcisse, songeons que l’on ne peut se noyer dans un miroir, mais seulement s’y heurter, et citons L’eau et les Rêves : « Narcisse à la fontaine n’est pas seulement livré à la contemplation de soi-même. […] Avec Narcisse, pour Narcisse, c’est toute la forêt qui se mire, tout le ciel qui vient prendre conscience de sa grandiose image. Un narcissisme cosmique continue […] tout naturellement le narcissisme égoïste. « Je suis beau parce que la nature est belle, la nature est belle parce que je suis beau ». Plus que son visage, ce qu’admire Narcisse, c’est son âme mise en mouvement.

 

Visage de la forêt hachuré

de branches comme autant de rides […]

son reflet dans l’étang

découvrent un sourire – un pur sourire

 

visage de la forêt, visage espéré.

 

Ce visage hachuré, c’est bien celui que Béatrice Marchal prête à la forêt, et le désir de l’autrice, c’est bien la forêt qui le nourrit : « Qu’y puis-je si c’est le sous-bois, ce qui respire / dans l’ombre jalouse de ses secrets / qui m’appelle et m’attire ? » Se promener nous aide à nous comprendre, à nous retrouver à mesure que nous nous retrouvons dans les autres vivants et les éléments, sans nier leur altérité.

Dans ce recueil d’une extrême finesse, d’une extrême justesse, nous suivons Narcisse devenu sylvestre. Il emporterait des couleurs et un carnet, et ses aquarelles seraient celles de Caroline François-Rubino : les paysages de l’artiste répondent au texte intuitivement, le bleu de ses forêts minérales, imaginales, denses, forme dans son crépitement des sortes de vues alchimiques nées dans le bouillonnement de la cornue, comme saisies avant leur distillation.

Avec une économie admirable, Béatrice Marchal et Caroline François-Rubino cultivent leur jardin en Narcisse musardes, curieuses… en Narcisse heureuses.

 

Julien Nouveau


Voici l’un des 12 ex de tête de « L’ombre pour berceau : l’exemplaire n° 6. Tous sont uniques, car toutes les peintures de Caroline François-Rubino sont ici originales. L’artiste ne se répète pas – et son travail est admirable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


L’ombre pour berceau

Entre sérénité et mélancolie, mêlant subtilement contemplation et méditation, les mots vifs de Béatrice Marchal nous parviennent en trouées lumineuses dans l’ombre : « Qu’y puis-je si / la lumière la plus précieuse / a l’ombre pour berceau ? » Du dépouillement de son écriture se dégage une sensation intense de quiétude. Les « flaques d’ombre et d’eau » révèlent leur clarté frémissante et deviennent une source inépuisable d’une riche intériorité. Les aquarelles de Caroline François-Rubino, couleur des « matins d’été bleu », foisonnent de détails et de nuances qui composent les paysages changeants « d’un pays de ruisseaux et de cascades, / d’eaux fraîches transparentes ». Textes et camaïeux bleutés se conjuguent à merveille dans ce bel ouvrage qui enchantera les quêteurs de beauté.

Marie-Josée Christien, Spered Gouez / l’esprit sauvage n° 28. Octobre 2022


Béatrice Marchal, L’ombre pour berceau, Al Manar, 2020, par Eric Chassefière

Ce recueil est né du tissage intime de deux lumières, l’une qui est celle du bleu que la peintre Caroline François-Rubino fait vibrer de la couleur profonde des sous-bois et des chemins, toutes en ailes et balancements de ciel, l’autre qui est celle née de l’ombre, du berceau de l’ombre, dont la poète Béatrice Marchal se fait à travers la fenêtre du souvenir un guide vers le jardin enfoui de son enfance. Le bleu partout éclate en mille nuances, se resserre en mille confluences, à mi-chemin quelquefois du végétal et du minéral : l’entrée d’une grotte au sombre du feuillage, l’éclatement de la pluie ou de la lumière, on ne sait, feuilles ou ailes dispersées par le vent, oiseau de neige se dessinant dans un sous-bois, empilements plans sur plans d’arbres et de haies fleuries, cascade dans un brouillard de branches, duo de fines tiges aux bulbes légers de pétales, arbres qui paraissent se dessiner sur des falaises, on ne sait, du clair, du sombre, lequel dessine l’autre, si c’est neige sur nuit, ou nuit sur neige, que brille la forêt. Couleur vraie, d’une forêt, d’une vie, qui nait précisément du patient métissage de couleurs diverses, que leur juxtaposition, plutôt que de les brouiller, accorde en une unique profondeur de vie : « [la couleur] qui domine dans un tableau / coexiste avec d’autres tons, / du blanc au noir, d’intensités multiples, / elle risque le mélange, elles les intègre, / les ordonne pour un effet plus profond plus intense, // ainsi se révèle la couleur d’une vie / quand ce qui menaçait de la brouiller, / une fois reconnu, fait d’elle un camaïeu ». Et c’est bien de la diversité des bleus de la peintre que nait l’unité de ce recueil, de ces poèmes venus prendre vie et couleur aux jardins de la mémoire de la poète : « dans la campagne blanchie par le givre / on se rappellera / sans savoir pourquoi la forêt / par une nuit de grand vent la houle des arbres / et l’eau de l’étang qui brasillait sous la lune ». Les souvenirs s’enchainent, ceux de la petite enfance, avec ses joies et ses peurs, ceux de la jeunesse et de l’espoir de l’amour vrai, de la nuit qui n’ouvre que sur le jour : « chaque soir revenait le même espoir d’entrer / dans le jardin, d’aller / plus loin sans que la porte / s’ouvre sur le sommeil / la nuit », de la difficulté aussi à se résoudre à l’avancée : « Sur une prairie d’herbes tendres / quelqu’un était entré / par effraction, ce fut en permanence / le crépuscule, terre vaine / en dormance où l’oubli / ne laissa rien survivre que l’attente ». Cette forêt d’arbres et de bleus de l’ici réinventé, la poète nous dit que c’est elle qui tient ensemble l’infini, comme si le lointain prenait racine dans le proche : « Les sapins entaillent le ciel à l’horizon / des mille minuscules pointes de leur cime, // peut-être aspirent-ils à se coudre à / cet infini que leur ligne crantée/ empêche de s’effilocher, // chers sapins, qui prenez soin même de / l’inépuisable ».

Et il y a bien en effet l’idée d’une fusion avec le monde par l’opération de tous les sens : « penchée sur [les fleurs de l’azalée], me voilà soudain plongée, / par cette humble tâche, dans une matière / prodigieusement tendre fraîche délicate, / j’en éprouve la texture jusqu’à me fondre en elle », ou encore : « regarde / écoute / respire / accueille sur ta peau la caresse du monde / laisse entrer en toi la force initiale / qui ne fut pas ton lot, la joie qui t’a manqué, // et sans plus de regret ni calcul, donne-les », une communion dont on comprend qu’elle est tardive et que l’offrande en remerciement s’en fait d’autant plus pressante. L’omniprésence du blanc dans les aquarelles, dont les accumulations et les stratifications évoquent des feuillages maculés de neige, se fait pour la poète traduction de l’engourdissement de la vie : « obsession de la neige / dont les mille flocons ont ici la pâleur / d’une vie uniforme, engourdie d’habitude, / qui ne sait même plus ce qui bouge au-dedans ». Mais peut-être est-ce la fin de l’hiver, neige et glace fondent, une trouée se dessine vers la lumière : « La glace aura fondu, // d’entre les blocs où le gel avait enserré / le bleu translucide des mots / viendra l’appel // à qui osera gravir leur empilement / aux arêtes tranchantes, / pénétrer à l’intérieur de la bouche noire, / s’ouvrira un passage dans la roche // jusqu’à la trouée lumineuse au fond / où se profile une clairière », cette lumière dont la poète nous confie, « précieuse » comme elle est, qu’elle « a l’ombre pour berceau ». Un passage s’ouvre :

Que s’ouvre au travers des forêts
un passage jusqu’à l’orbe voilé,

qu’il diffracte ses rayons où voltigent
de transparents moucherons dans l’or automnal,

qu’il en coule au centre de la clairière
une lumière tamisée par le grand pin

avec nos cœurs dans l’ombre
vivante, brûlants attentifs.

Lumière et feu embrasent l’être. La forêt prend visage, cette lumière de l’échappée, la poète en compare le dessin dans le feuillage à celui d’un sourire : « la lumière à travers les feuillages / son reflet dans l’étang / découvrent un sourire – un pur sourire // visage de la forêt, visage espéré ». Il n’y a plus d’avant et plus d’après, le cours du temps se fait libre, chaque instant est temps : « L’oiseau, l’arbre, la fleur sont-ils jamais / en retard ? Ils adviennent, / conformes ou non aux prévisions, tout entiers donnés, / ils sont là, et peu importe pour qui entend / l’oiseau, embrasse l’arbre, voit la fleur, / à quel moment ». Cette forêt où la poète vient rêver sa vie, elle est son jardin d’Éden, où retrouver joie et innocence de l’enfance, un jardin où vivre « au rythme de ses pensées », « un jardin où le temps coulerait à sa guise / pour le voyageur enfin délivré / du désir d’ailleurs, un lieu paisible, accueillant / où il ferait bon vivre / seul ou en compagnie d’êtres selon son cœur ».

Comme un château en ruine envahi par les herbes
où l’on flâne au premier soleil parmi les chants d’oiseaux
en quêtant, sans regret des traces d’une histoire
oubliée, d’inexplicables signes de joie

– ce qui reste à vivre quand il se fait très tard.

Rejoindre, donc, « l’avenir gros de rêves incertains / et le présent plus riche encore de possibles » dont l’enfant tant se réjouissait à l’approche des étés, repeindre de ces bleus légers toute une vie d’attente et d’espérance, chercher l’ombre pour trouver la lumière. Un recueil à la sincérité touchante, dont chaque poème frémit comme un feuillage dans un vent imperceptible.

Éric Chassefière

Caractéristiques

exemplaire

L'un des 500 ex sur Bouffant de l'édition originale

format / papier

exemplaire courant, tirage de tête sur Arches

isbn

978-2-36426-267-6

nombre de pages

52

parution

,

Auteur

MARCHAL Beatrice

Artiste

FRANÇOIS-RUBINO Caroline

Collection

Bibliophilie

Poésie