Description
On a peu de prise.
Le ciel a son bleu, ses caténaires.
La vie pousse la vitre.
Il y a bien ce tulle si léger.
Et le temps sous les arbres.
Le traceur d’aube cerne la réalité proche, s’insinue dans la vie quotidienne. D’une fenêtre ou d’un coeur, il part à la recherche de soi, sans savoir où il va. C’est le destin minime de toute vie. L’on ne sait trop ce qu’elle confie à l’âme. Il en reste des traces, ce peu sous la paume ou sous le regard. Dans un monde confiné et ouvert, chacun peut être ce traceur de signes, ce vigile de l’intime. Cet errant des terres pauvres.
Tirage de tête en préparation chez l’artiste.
Philippe Leuckx au Poetik Bazar de Bruxelles, 2023, en compagnie de Laurence Vielle sur le stand Al Manar
Philippe Leuckx, Le traceur d’aube, poèmes, éd. Al Manar,2023, 20 €. Aquarelles de Caroline François-Rubino.
Au risque de me faire taxer de cuistrerie, j’aimerais partir, pour le compte-rendu de ce livre, de quelques recherches élémentaires au niveau du vocabulaire et des images qu’il évoque – en gardant bien sûr un œil sur la personnalité de l’auteur.
L’aube, avec ce qu’elle a en elle d’indécis encore, et cette espérance, à la sortie de la nuit.
Le traceur, qui n’est pas loin du dessinateur, de l’arpenteur, mais aussi, phonétiquement, du traqueur, de celui qui poursuit un gibier, parfois aléatoire.
L’aube, p.11 : S’il reste un peu de lumière/dans les mots dans le sang / comme cette trace d’ombre/Dans l’air ou ce souci des yeux/qui s’étoilent quelque part/en une halte du temps : ici, curieusement, dans le reste, c’est presque le crépuscule qui rejoint l’aube, dans l’essentiel, cette halte du traceur, échec au temps.
p.4 : L’inquiétude borne l’air : nous voici en plein cadastre, avec en prime l’alliance inattendue d’un sentiment et d’un élément concret.
p.6 : exister ne dure guère le vent a faim de tout : brièveté de notre temps, notre vie en proie offerte, et ce vent, métaphore de tant de tristesses.
Je pourrais ainsi continuer longtemps, mais nous pouvons déjà réunir en gerbes nos minces trouvailles : il nous dira encore, p.16, comme s’il fallait regagner / notre enfance perdue, p.8 : comme si l’arbre/s’était dépeuplé avait/oublié de vivre. P.9 : à toutes ces petites fêtes/pour le cœur, et plus loin, ; p.22 : Le traceur d’aube/efface la buée/et dessine/un enfant/ensommeillé de beau, avec en contraste, p.26 : Jours maigres de nos vies / rues et murs vides/ous étions relégués/confinés, et les mêmes thèmes reviennent tout au long du livre, ainsi, p.18 :Lentement la lumière affronte les arêtes, et p.19 : l’air éperdu de ce qui a été vécu/grave ou léger/dans l’éphémère de nos vies…et cela continue, avec une autre image récurrente, celle des trams, avec leurs caténaires, ces fils d’araignées dont ils sont prisonniers, promenés de long en large dans le dédale de nos vies/villes…
Je vous laisse savourer ces images légères et comme voilées, ces plaintes – à peine, et comme floues et retenues, avec la richesse, la douceur de ces images qui semblent sortir du brouillard.
Le romantisme n’est pas loin, avec son culte du souvenir, ses longs pensers, ses tristesses, mais ici point n’est besoin de cris : seule une évocation subtile de la réalité présente ou passée, ses images un peu floutées, qui se répètent et s’appellent d’un poème à l’autre, comme dans une chambre d’échos. La brièveté des vers et des strophes, les alternances de lignes plus longues et plus brèves, comme au rythme des pas d’un traqueur, tout cela, voyez-vous, mine de rien, c’est du grand art, et ce livre, une réussite pleine et entière. Comme le dit excellement Philippe Colmant dans sa préface :Offrande au lecteur, son écriture souvent concise, précise, prégnante, donne à l’évocation des choses de la vie – même dans la solitude la plus grande – une indescriptible densité. Et les aquarelles un peu floues, bleutées de Caroline François-Rubino y contribuent pour leur part.
Joseph Bodson
Les petits cailloux du conte…
Philippe LEUCKX, Le traceur d’aube, aquarelles Caroline François-Rubino, Al Manar, coll. « Poésie », 2023, 102 p., 20 €, ISBN : 9782364263864
Les éditions Al Manar, sous la direction d’Alain Gorius, publient non seulement des livres de très belle facture, mais ils sont aussi consacrés à l’espace méditerranéen : auteurs et autrices du Maghreb ou du Machrek et livres d’auteurs d’ailleurs ayant pour thématique ou évoquant des lieux de la Méditerranée et de son pourtour. C’est le cas de ce dernier recueil de Philippe Leuckx, né d’un séjour à Rome et mentionnant aussi la ville portuaire de La Spezia : il n’y faut pourtant pas voir un récit ou des poèmes de voyage au sens premier du terme. Le traceur d’aube, qui est aussi un traqueur d’ombre, est à la fois le voyageur et le poète, confondus tous deux dans la même recherche d’un espace intérieur. La ville, la chambre, les murs y sont les traces tangibles, parfois opaques, parfois éclairées grâce aux fenêtres ouvertes, aux perspectives, à la lumière, aux souffles, d’un monde où se dessine une géographie intime. Au-delà d’un paysage, d’une atmosphère concrète, d’une scène de vie, d’une description, le poète poursuit une exploration de soi dans son rapport à l’écriture et au monde. Il y désigne, dans une exploration à la fois phénoménologique et symbolique, les questions les plus essentielles qui se posent à l’être humain.
À la buée sur la vitre qui s’interpose entre la réalité et le réel, le poète — le traceur d’aube — oppose le souffle qui l’efface « et dessine / un enfant / ensommeillé de beau ». Le poème est le véhicule d’un éclaircissement du monde, d’une découverte d’un au-delà de l’apparence, d’un retour aux sources. L’adjectif confiné revient à de multiples reprises dans ces poèmes relativement courts ou circonscrits, nullement bavards ; il se trouve renforcé par des substantifs nommant des espaces clos ou aveugles, ou des états sensoriels et psychiques évoquant la tristesse, l’enfermement, la perte, la tristesse, l’éloignement, la solitude. Le poème serait-il alors aussi un exorcisme ?
J’ai habité mon souffle
d’un peu de résistance
à force de vivre ainsi
coupé des rues vives
le cœur en vient
à prendre mot
pour un rien de présence
Celui qui cherche l’aube ne le fait pas seulement en épousant la clarté du jour ; son autre visage, celui du traqueur d’ombre, longe sa vie à l’aune / des jours perdus : il n’est pas d’accès à la lumière sans devoir traverser la nuit obscure de l’âme.
Traceur d’aube.
Traqueur d’ombre.
Sans cesse.
D’un volet l’autre.
Entre lumière naissante
et repli en refuge.
Au cœur des mots.
Dans cette chambre
de l’écriture.
Les poèmes explorent les espaces naturels et les profondeurs d’une sensibilité entre pérennité et fugacité, fixe et figé, confinement et mouvement, murs et fenêtres :
[…] Vivre je veux bien
mais dans quel espace
qui ne soit pas
clôture esseulement ?
Les aquarelles figuratives mais épurées de Caroline François-Rubino épousent cette qualité du poème à dire le jeu perpétuel des mouvements de la vie et du cœur humain. Un des plus beaux poèmes de ce livre y fait écho en évoquant l’eau, la couleur, la lumière :
Le poème vient comme une eau
un baume.
Tu regardes ta vie à l’aune
des joies des peines
des séparations.
Tout a l’éclat du cœur
émotions déflagrations.
Les mots portent la lumière
diverse d’un temps
polychrome.
Tu vis dans l’instance
ouverte.
Entre absence et présence, nous trébuchons souvent et nous heurtons à la souffrance de l’existence. Comme le chien attaché qui jappe et appelle à sa liberté, l’homme éprouve aussi cet appel du lointain et du plus haut que lui. Il est pourtant des signes, en cette déshérence existentielle et spirituelle, qui indiquent le mouvement, l’ouverture et la rédemption. Tout n’est pas inéluctable. Dans l’image des trois petits galets, « entre bleu et gris », « veinés à peine du blanc de la ville »évoquée dans le premier poème où ils sont associés à la mémoire et à une forme de perfection, puis reprise à l’antépénultième, et qui évoque alors la guérison et l’ultime présence, le poète signale ce qui demeure tangible au sein de l’effacement même. Ces poèmes, ces galets ce sont les petits cailloux du conte, les balises mémorielles sur le chemin d’une réappropriation de soi, d’un retour à l’origine et au foyer de vie.
Éric Brogniet
LE TIRAGE DE TÊTE :
rehaussé de onze aquarelles originales