Description
Le Présent des bêtes suit le fil de la mémoire et du souffle. Fil capricieux, distendu, fragmentaire, mais tenace, il se déploie dans des images prises sur l’instant, qui tentent de restituer un peu de notre vie. On y rencontre des mémés et des oiseaux, la chair vive des caresses et, toujours, l’ombre qui fait le passage si précieux. C’est un recueil grave et léger où le poème en prose tend à rendre l’élan et l’acuité d’un regard. Il dit la disparition et le legs, un présent à vivre pleinement.
Le présent de la résilience, par Dominique Sampiero
« Posture des corps », « absence des voix », puis leur écho, c’est dans ce qu’il reste d’un geste, d’un passage ici, qu’Albertine Benedetto capte les remuements d’une prose comme sortie des murs et de la terre.
Le recueil s’ouvre sur des blouses ménagères à fleurs, à carreaux, accrochées à leurs cintres dans un marché et se referme sur le geste suspendu d’une vieille dame coupant minutieusement le pain que ses dents ne mastiquent plus, pour le partager avec les oiseaux comme le feraient les « ombres de nos mémés, jacassantes et sourdes. »
Entre ces deux fenêtres, le corps et son enveloppe, le geste et l’ombre qu’il laisse dans l’espace, s’enchaînent des tableaux où la précision figurative puis le tremblé impressionniste se croisent au service de cet autre monde caché dans le monde.
Proses bruissantes, serrées telles les pierres d’un mur, phrases qui froufroutent, flamboient, font cœur et arbre, jouant d’une partition à même la peau des images, pelant, épelant le fruit de ces visions une à une, savourées dans une parole d’écriture magnétique, attisée d’acuité et de clairvoyance, accueillent un récit rempli de gravats et de caillots, une langue qui s’invente, avance et nous emporte de tentations en tentations.
Du réel vers l’éveil de la sensation, dans un ici maintenant retourné comme un gant, au cœur d’un voyage intériorisé traversé de jardins, de cimetières, de vitrines du quotidien, « Les chaises font le cercle. C’est comme une veillée à ciel ouvert sous la voûte des arbres. »
Tout se rassemble au centre du lecteur autour de ce point d’immanence que creuse, explore cette écriture de cortège où objets, bêtes, lieux et figures se contaminent, se colorient, dans une résilience inattendue, la candeur infinie d’un vertige sans nom, sans visage, remonté des eaux noires de l’oubli.
Univers à la Breughel mais célébré, apaisé, franchissant au cœur de l’instant ses propres abimes, non pas pour fuir, trouver refuge à la haine des drames de guerre contemporains, mais ouvrant les yeux au contraire sur les crimes des ogres modernes, les Bachar assassins des femmes dans leurs voiles.
En travaillant sur son silence, sur son recueillement, une façon de se centrer dans le désordre du monde pour l’apaiser en soi, dans cette injonction intime d’un phrasé qui invente celui qui écrit, puis celui qui lit, Albertine
Benedetto guette le signe, « s’enfante et se tend vers la lumière, découd les poches de ses yeux, laisse sa bouche fleurir. Tous les jours, elle apprend à vivre au milieu des hommes, plus souvent à côté. »
De cette fraternité dont elle assume le travail et le souffle comme un engagement, une éthique du poème en prose, elle tisse et retisse les feuillages et les racines du langage qui, entre les bras d’une humanité aveuglée de pouvoir et de manque, entrouvrent le regard à la traversée des blessures et des célébrations au lieu de le clore sur la haine et l’exclusion.
Dominique Sampiero, Septembre 2018
La critique
Albertine BENEDETTO,
Le Présent des bêtes.
par : Geneviève Liautard, in Recours au poème
Albertine Benedetto signe son 9ème recueil, Le Présent des bêtes aux Editions Al Manar accompagné des dessins d’Henri Baviera.
Si cet opus comporte trois parties (la dernière ayant donné son nom à l’ensemble) nous faisant passer de l’humain, aux paysages et aux bêtes, Albertine nous conduit de bout en bout de la vie, à la vie, à la vie.
Dans cette suite, le titre placé à la fin de chaque poème est comme une clé accrochée en cas de besoin, parfois comme le nom d’une amie sur l’enveloppe du cadeau offert, et ce peut être aussi la date ou le lieu épinglé sur le calendrier du souvenir.
La langue belle, ciselée, tisse une prose dense et poétique, mesurée au sens où rien n’est à enlever, rien à ajouter, notes précieuses de carnet, bijoux sertis pour durer.
Et cette belle langue que parle Albertine Benedetto nous parle. Elle nous plonge d’emblée dans un univers qui conjugue le passé au présent.
Les blouses ménagères font la queue sur leurs cintres à fleurs et à carreaux criards. […]
Quand ça traîne trop les années…
Ainsi commence le recueil dans sa partie intitulée « Images » où se mêlent les temps, les âges ; usure des corps mais aussi fringance des sens puisque Leurs mots glissent se chuchotent à même la peau.
L’œil d’Albertine se pose avec affection sur ces femmes simples qui traversent les époques entre labeur mais aussi légèreté quand elles entrent soudain dans une eau vive et qu’assises elles s’en vont.
Se pose et se souvient des cortèges au cimetière où l’émotion en foule se masse et s’engage par la colonne d’air venant du ventre encore une fois jusqu’au puits de la bouche.
Mais cela n’est pas triste à cause des oiseaux et des fleurs nous dit-elle.
Dans le compte à rebours de son écriture, elle peint sous nos yeux un drame, un conte, un mythe, une vie de la Vierge, un tableau à la Breughel où l’on voit comme si on y était au centre la tache du pré qui grouille d’enfants semés en parterre. Car Albertine est restée proche de l’enfance et c’est la mère sans nul doute qui parle de l’Ogre Bachar, ogre(s) moderne(s) qui dépèce(nt) les enfants à la première page du journal. La mère qui appelle au secours des innocents, le génie des contes persans du temps où ils nous faisaient encore rêver.
Et puis il y a « ce qui reste », le dernier souffle bientôt coupé, la photo qui raconte une histoire ancienne, les poupées Barbie jetées en vrac sur le sol, les vieux murs reliés encore aux bruissements de la forêt, une odeur de tilleul qui court le long des pages, une vieille maison, même si on ne sait rien de ceux qui ont vécu là, juste qu’ils ont vécu, mais vivre est une énigme nous rappelle la poète qui se souvient, témoigne de ceux qu’elle a côtoyés, s’aventure à imaginer aussi en avouant que peut-être aurions-nous moins peur, de vivre là.
Il y a ce qui reste et dont nous faisons provision comme tout ce vert bu par les yeux, mis en mémoire pour les jours de carton.
Les vestiges jusqu’au vertige et c’est la vie à petits tas qu’on pousse devant soi.
Enfin, « le présent des bêtes » nous dit que nous ne faisons qu’un avec cette nature si belle que la poète ne se lasse pas de contempler : paysages d’Auvergne, douceur des vieux volcans, humilité des bêtes au jardin, placidité des ruminants.
À les regarder, on prend racine, on sent le pouls régulier des saisons, le temps se fait rond, nous dit Albertine Benedetto qui nous invite à sa suite à aiguiser notre regard, retrouver la capacité d’émerveillement de l’enfance. Nous n’avons qu’une envie, avoir nous aussi, le cœur décroché devant la merveille, pris de court comme devant le premier amour. Il a suffi que ces bêtes passent, nous dit-elle en évoquant ces bêtes légères. Chevreuil, peut-être biche, […] pour que s’ouvrent des clairières dans leur sillage, des puits de lumière où boivent nos yeux, fatigués de couper les ténèbres.
Il ne faut pas oublier les oiseaux, c’est la plus belle phrase du matin, comme une parole tendre, une caresse de mots pour les êtres menus, ces démunis qui vaguent ébouriffés, dépenaillés, entre ciel et terre, aimantés par la lumière. Qu’ils touchent notre front et les fenêtres s’ouvrent.
À l’instar des oiseaux, la poésie d’Albertine Benedetto ouvre pour nous des fenêtres. Il y a une sorte de grâce dans son écriture, légère et profonde à la fois. À petits pas, simplement, elle nous prend par la main, nous invite à nous réapproprier le passé pour un présent plus vrai, à nous nourrir de l’esprit des lieux pour y ajouter notre empreinte, à ouvrir grands les yeux sur la beauté du monde pour en supporter la noirceur.