Description
Avec Divan (1982) Jaume Pont, avait déjà fait quelque incursion dans la poésie d’inspiration andalouse, découvrant avec jubilation sa propre voix dans la tradition qui aujourd’hui encore constitue le terreau de la meilleure poésie espagnole. Le Livre de la Frontière (2000), à travers les multiples voix qu’il présente, féminines ou masculines, ouvre la poésie catalane à tous les possibles : l’éloge, la complainte amoureuse, la satire, l’aphorisme, l’élégie, la pointe d’esprit… qu’assume, avec brio, un je polymorphe. Chaque poète de cette anthologie apocryphe donne lieu à une brève biographie littéraire, où le poète ne dissimule pas son plaisir de plagier la critique, tout en ébauchant peu à peu une véritable galerie de portraits, au milieu de figures historiques. De plus la traduction supposée de textes arabes anciens qui suit chaque biographie se prête à toutes les libertés au regard de la tradition classique. Car au-delà du jeu et de la contrainte se joue, en un lieu où toute distance est abolie, le dialogue entre deux poésies, la catalane et l’arabe, deux civilisations, la musulmane et la chrétienne, deux époques que près d’un millénaire séparent. La représentation d’un islam éclairé, que Jaume Pont brosse avec respect et enthousiasme à travers ces quatorze voix, dont une juive convertie, renverse, en s’appuyant sur les travaux des meilleurs spécialistes, tous les préjugés sur la poésie amoureuse et les mœurs du Moyen Age. Enfin, au-delà de la virtuosité de l’exercice, c’est surtout un poète habité et profondément humain auquel a voulu donner accès cette traduction.
Le Livre de la Frontière a obtenu le prix ‘Critica’ (la plus importante distinction espagnole pour la poésie) en 2001.
Sa thématique, ses enjeux, font de ce livre l’un des titres-phares des Editions Al Manar, qui depuis bientôt dix ans oeuvrent à faire circuler les textes et les idées entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée.
Chacun des exemplaires de tête est rehaussé d’un dessin original de Rachid Koraïchi.
Quatorze poètes, dont deux femmes, dont une juive convertie ; quatorze bio-bibliographies d’une confondante érudition ; un long texte introducteur exposant les pérégrinations du manuscrit jusqu’à son éditeur… Et derrière tout cela, Jaume Pont : Borges n’était pas loin, lorsque notre Catalan se lança dans l’aventure…
La critique
Des vers d’amour, de guerre et de vigueur, en une anthologie aux origines mystérieuses, pour revivifier la tradition poétique des premiers troubadours. Un trésor de Jaume Pont, enfin traduit en français. Entre deux êtres ou deux cultures, entre soi et le monde, entre Dieu I’homme, la frontière est ténue, parfois, mais le plus souvent présente ; elle s’impose et traverse, (dé)limite et cloisonne les espaces réservés, inatteignables. Bordure et paroi, espace ambigu, la frontière est à fois une barrière et le lieu par où elle s’efface. Selon la façon dont on la considère – tout comme la peau de notre corps – elle est écran autant qu’interface. En Espagne, la frontière entre la culture d’AI Andalus, période de l’occupation de la péninsule par les Arabes (711-1492), et veine poétique chrétienne, essentiellement castillane, garda longtemps une allure de duègne impénétrable – malgré les efforts des arabisants, E. Lévi-Provençal en tête, pour souligner la parenté entre les troubadours occitans et ces poètes de l’Espagne médiévale. Aujourd’hui, la poésie espagnole a renoué avec ses métissages – et décidé d’en jouer. Traverser la frontière, explorer l’inconnu, ou danser sur sa peau tendue comme un tambour et en faire jaillir des accords à la fois familiers et inattendus. Peu savent aussi bien s’y ébattre que Jaume Pont, poète catalan, doté d’une rythmique tour à tour feu grégeois et soupe claire, et qui ne cède en rien à la virtuosité des poètes des Xe, Xl e et XIIe siècles qu’il introduit malicieusement dans cette anthologie exhumée d’une bibliothèque poussiéreuse du Caire. L’origine du Livre de la Frontière de Musâ Ibn al-Tubbi, évoquée en préambule -épopée gigogne, tapis volant pour folâtrer dans les jardins de la langue – mérite que l’on s’y attarde. Un érudit de père égyptien et de mère italienne l’a découvert, traduit, annoté, commenté, puis l’a transmis à l’auteur avant de disparaître ? la dernière fois où il fut repéré il était à New York. Travail de forcené, qui prit quinze années. Somme d’érudition et d’amour de la parole, iss Sous la plume de Pont, quatorze voix ? dont trois femmes ? chantent à l’unisson l’amour et la liberté, l’honneur et la fierté, la loyauté et la blessure. Ironiques et lapidaires » La balance de Dieu a rendu sa justice : tu boites de la plume d’en haut comme de celle d’en bas « , languides » Sois humble et tremblant : ce sera ton meilleur trophée / et l’offrande la plus douce / que tu puisses m’offrir « , élogieuses » la rumeur de ses yeux versait sur nous / le miel de cette nuit infinie « , sensuelles » La demi lune qu’il me montre fait moins / grandir mon désir que celle qu’il me dérobe « , érotiques » A quoi nous sent d’être des héros / s’il me manque le fourreau / s’il te manque l’épée dure ? » , fiévreuses » Verse moi du vin, jeune homme / jusqu’à la joie extrême / que l’aube nous prépare. / Et que le scorpion pique ! « , tendres » Je t’aime de deux amours :/ l’amour où règne la passion / et l’amour que vraiment tu mérites « , oniriques » Et je garde l’eau où les puits couvent la fièvre des prés » ? foncièrement libre » Les poètes écrivent sur le clignement de Dieu « . Quatorze portraits, et autant d’occasions d’éclairer les multiples facettes du poète dans la société raffinée de l’islam éclairé – vizir, trouhadour, poète de cour, négociant, vagabond, noble ou danseuse, esclave ou guerrier – en contraste sensible aux rôles rébuits qui lui ont été accordés par la chrétienté ? occasion d’éradiquer les préjugés. Réalités historiques autant que métaphores de sa place, de son identité et son intégrité, tissées au fil de notices bio-bibliographiques mélange d’anecdotes savoureuses, analyse critique et références académiques convoquant les plus grands arabistes ? Jaume Pont est aussi essayiste. Au fil des pages, et des dessins de Koraïchi, la barrière des langues se brouille, se dissipe comme une vapeur aux senteurs délicates. Cet opus, paru en 2000, reçut le prix » Critica « , l’une des plus importantes distinctions espagnoles de la poésie, en célébration au bonheur des cœurs vivants et des passe-murailles. Lucie CLAIR LE LIVRE DE LA FRONTIÈRE DE JAUME PONT, traduit du catalan par François-Michel Durazzo,
Jaume Pont : Le livre de la frontière de Mûsa ibn al-Tubbî Le livre de la frontière aurait pu n’être qu’un canular littéraire, histoire de bluffer ou divertir un public rendu versatile par les media et toujours à l’affût d’une rumeur à répandre. En ouverture, Jaume Pont nous conte l’histoire de son livre. Cheminement de la copie en traduction italienne et française d’une anthologie apocryphe en arabe classique. Le manuscrit original trouvé au Caire daterait du début du XIIIème siècle. Quant à la copie, elle aurait été envoyée de New York, après sept ans de silence, par un mystérieux correspondant. L’expéditeur prenant tout son temps, Mohamed Omar Sumi, ex-ami de Daniel Cohn Bendit, connu à Paris un certain mois de mai, serait né à Palerme. De Sicile au Paris des barricades et d’OULIPO… Mais c’est au Caire que se cache le précieux ouvrage dans sa version première jamais visible ! Autre figure surprenante, ce poète au nom compliqué, Hisham ibn Halid al-Zebrun, surnommé le Chauve de Rufea et le Silencieux. Loué pour son laconisme, il touche la sensibilité du lecteur dès les trois premiers vers d’un emblématique poème : » J’ai un olivier / où dort chaque nuit / la lumière de l’aurore. » Ménaché Présenté comme la ‘redécouverte’ miraculeuse d’un poussiéreux manuscrit du XIIIe siècle, cette belle anthologie de poésie amoureuse arabo-andalouse est un admirable exercice de style, que rehaussent les 22 planches dessinées et calligraphiées par Rachid Koraïchi. Le Livre de la Frontière ( Kitâb al-Zugr ) est une aventure imaginée entre divers personnages, ou plutôt entre diverses facettes d’un même personnage : Jaume Pont (universitaire catalan et lauréat de nombreux prix littéraires), un certain professeur Mohamed Omar Suni (bibliothécaire de l’Université d’al-Azhâr et découvreur-traducteur du manuscrit), et enfin le mystérieux Musa ibn al-Tubbi, grand calligraphe du XIIIe siècle, compilateur ou copiste dudit manuscrit. Il faut leur adjoindre les quatorze poètes de cet inventaire ayant vécu aux Xe, XIe et XIIe siècles au nord-est de l’Al Andaluz, soit peu ou prou l’actuelle Catalogne. Musa ibn al-Tubbi fut lui-même originaire du district arabe ( a’mâl ) de Lârida, l’actuelle ville de Lérida ou Lleida en catalan, où vit et travaille l’auteur. Genèse d’un Exercice de Style A l’évidence bon connaisseur et grand amateur de poésie arabo-andalouse, Jaume Pont prit grand plaisir à ce voyage temporel dans la culture mozarabe, tout en se fondant dans les personnalités fictives de quatorze poètes de cette lointaine époque. Le chiffre même de quatorze interpelle comme moitié du mois lunaire, si présent dans la culture arabe : quatorze est donc l’équivalent des phases croissante ou décroissante de la Lune, selon qu’on considère la créativité ou l’immersion dans les sentiments. Tous les poètes ou mystiques cités, qu’ils soient hommes ou femmes, ont une voix personnelle, un verbe et un style propres, qui témoignent du talent littéraire de Jaume Pont. Extraits Les formes poétiques alternent et varient entre les quatorze poètes, à savoir fragments ( qitâ’a ), poèmes ( qasîda ), satires, ou encore aphorismes, comme ceux de ‘Abd Allâh ibn Yahyâ ( extraits, pp.34-36 ) : » Ecrire avec son sang le livre de l’esprit » « D’abord tes lèvres, puis le vin » « Cet œil qui écoute parmi les ombres » « La joie est la semence de l’âme » « Ce n’est qu’avec la mort que nous apprenons à être seuls » « Le bûcher emportera mes livres, pas ma pensée » Il y a aussi quelques femmes ; personnellement, c’est justement l’Eternel féminin de Jaume Pont qui m’a le plus interpellé sous l’identité de Halwâ al-Abbâr » al-Miknâsiyya » ( † 1064 ), dont voici deux des huit poèmes (centrés dans l’original) : » Tourment (p.60) Naguère nos corps ne faisaient Voici le fruit d’une vie tourmentée Elle ne l’empêcha pas d’entrer Dans un tout autre registre, la leste et mordante Zaynal bint Yûsuf (994 – 1072) montre une intelligence affranchie, toute féminine du reste, qui littéralement crucifie l’ego de ses benêts d’amants : Si un jour ma langue Pourquoi tant insister sur les dociles préambules de l’amour D’où te vient cette manie de prolonger l’office ? […] […] Je savais que tu étais un peu aveugle Je ne me plains pas du choix, Remue donc ton petit cul d’anguille, Lettre au même (p.43) Je vois à ton billet rimé Si tu fus un amant mou et maladroit, Il te reste au moins la consolation d’être un homme De fait, la satire est récurrente aussi bien chez les hommes, comme ces deux citations tirées des biographies respectives d’Abû-l-‘Abbas al-Magribî (1102) et de Muhammad al-Amir ibn Shâraz (1121) : » En raison de sa vie dissolue, dit Ibn al-Tubbî, ses nombreux détracteurs le nommaient malicieusement ‘l’étoile à cinq pointes’, deux pointes pour se maintenir debout, deux autres pour compter l’argent et le cinquième, on ne la voit pas, car elle est toujours fourrée dans le premier trou venu. S’il faut en croire Ibn al-Tubbî, sa renommée était rehaussée de touches de cruauté au raffinement d’un goût douteux : ‘Il avait pour habitude de cultiver dans ses jardins toutes sortes de fleurs, cultivées avec art dans les crânes de ses amants et familiers disparus’ (p.86) « . » Très jeune, il était déjà connu à Lârida pour son habilité et son génie dans l’improvisation de vers et pour fréquenter les tavernes des chrétiens. En revanche les critiques ne lui manquèrent pas. Ses détracteurs disaient de lui que dans sa vie il avait fait plus d’enfants que de vers, ce qu’Ibn Shâraz prenait vaniteusement comme un éloge (p.103) « . |