Le regard
prélude au poème
à la toile
Le poème
prélude au fruit qui s’élève
se détache se délivre
tombe
s’ouvre en deux corps
deux solitudes
l’une d’ombre
l’autre de chair
*
La question est à présent
sur nos lèvres dans nos yeux
- avons-nous jamais cru au paradis ?
le petit bois des souvenirs s’enflamme
avec les images du vieux chêne
la volière aux perruches les dahlias
les haies noires de cassis
les montagnes de paille après la moisson
et l’odeur du poulailler
- qui les réveillera d’entre les morts ?
Nos rêves sondent ce qu’ils brûlent
dans l’onde froide des peurs
Où l’ombre s’incline
reste une voix sans personne
avec un peu de chaleur
veloutée
*
Nous avons voué nos mains
au silence de la toile
au bruissement des couleurs
à la lumière natale qui ne saurait se perdre
Nous avons voué notre chant nos mains
nos voix nos paroles à ces moments
où nous étions petite rivière
Parfois le temps s’allège
nous n’y sommes pour rien
s’allège et puis revient
jusqu’au vertige
et prépare sa chute
dans la lumière
*
Tremblantes feuilles roulées au sol
le temps d’une ondée de givre
le temps de ravauder le tissu des signes
nous entrons sous les feuillages glacés
glissons sur la surface du papier
et la grisaille du fusain
retombe sur nos cœurs
***
La ligne d’ombre, Marie Alloy, éditions Al Manar, 2024,
par Marie-Hélène Prouteau
Marie Alloy est à la fois peintre et graveuse et elle se consacre aussi à la poésie. Elle aime entretenir le dialogue avec des poètes d’aujourd’hui, en particulier dans la maison d’édition qu’elle anime, Le Silence qui roule. Ses nombreuses gravures répondent aux poèmes inédits d’Eugène Guillevic, Dominique Sampiero, Antoine Emaz, Pierre Dhainaut, Abdellatif Laâbi et bien d’autres.
Avec ce recueil poétique, La ligne d’ombre publié aux éditions Al Manar, c’est au coeur des relations entre peinture et poésie que Maria Alloy nous emmène, en donnant doublement chair aux mots du poème et à sept de ses aquarelles au fil des poèmes. 2
En peinture, la « ligne d’ombre » évoque précisément le dessin du tracé des ombres et le trait du graveur dont la pointe sèche donne des ombrages au trait. Tout au long du recueil la poète joue de la polysémie féconde du mot « ombre ». « Parfois dans le secret des ombres / nous retrouvons les vieux cahiers de nos ancêtres » écrit-elle. Désigne-t-elle dans ce beau vers énigmatique, l’ombre comme zone d’obscurité ou bien l’âme des morts, « ton père », « ta mère », « ton frère » qui passent dans ses vers ?
Le mot « ombre », à chaque poème, à chaque page, appelle par contraste la lumière. Marie Alloy est la peintre-poète qui habite la lumière et les aquarelles chaleureusement colorées du recueil l’attestent. Art du poème et art pictural se trouvent ici accolés, comme « en regard », pour reprendre le titre d’une des parties du recueil. Ainsi le poème, « Dans le sillage du poème », en page de gauche fait-il face à cet autre, en page de droite, « Dans le bleu du pastel ».
Le recueil nous emmène loin du tumulte du monde dans l’atelier de Marie Alloy. Les titres des parties du recueil, « En regard », « En silence », « En souvenir », « En partance », que ponctue cette préposition « en » répétée, laissent deviner une âme réceptacle des choses. La contemplative qui, dans plusieurs poèmes, use de la parole intérieure : « Tu voudrais en rendre l’écho/en quelque éboulis de mots ».
Un autre monde est là, dans son retirement, qui est un monde subjectif, coprésent au nôtre. Le royaume de la poète : celui de présences aimées et disparues, celui d’une aube qui se lève, du chant d’un oiseau. Celui d’un consentement à ce qui advient, à ce qui revient, parfois avec nostalgie. Les rêves, les « chagrins les tourments », « une stèle de regrets ».
« Nous voudrions garder de nos saisons/la demeure d’ombre où reprendre source », écrit-elle. De cette absence même émane une lumière. Tout se joue dans une sorte de balancement, de va-et-vient qui ramène sans cesse, par de secrètes et perpétuelles correspondances, à « l’émerveillement de la peinture/ le jardin d’enfance ».
La ligne d’ombre de Marie Alloy fait résonance avec le titre du recueil de Philippe Jaccottet L’encre serait de l’ombre. La formule suggère la ténuité du geste d’écriture. En ce point où se joignent monde extérieur et monde intérieur sur un chemin de clarté. « Au bout de la ligne d’ombre, il reste encore de la lumière, une ligne bleue, ligne de ciel, signe d’envol et de blancheur. C’est sa présence à l’horizon qui nous ajuste au monde et nous rend au silence ».
L’on pourrait reprendre ce que Jean Starobinski dit de la poésie de Philippe Jaccottet et l’appliquer à celle de Marie Alloy : « un amour professé de la clarté ».
Marie-Hélène Prouteau
Article de SABINE DEWULF , Terre à Ciel
Marie Alloy, La ligne d’ombre, éditions Al Manar, 2024, 115 pages, 20 €.
Ce nouveau livre de poèmes de Marie Alloy, qu’elle accompagne de huit aquarelles colorées où les ombres frémissent, me semble placé, tout comme ces oeuvres visuelles, sous le signe d’une recherche d’équilibre, même au sein du paradoxe : il se divise en quatre grandes parties, dont chacune contient une vingtaine de poèmes. Le titre d’ensemble évoque une ligne qui se trace en s’effaçant – qu’elle soit vers à écrire ou trait à noircir -, comme l’horizon inaccessible, pourtant toujours à portée d’oeil et de lumière. Cette ligne unique, énigmatique, illimitée, m’évoque un passage à emprunter par la plume ou le pinceau dans la profondeur du coeur, afin de se sentir vraiment vivant, dans une réalité plus unifiée et plus vaste : « C’est sa présence à l’horizon qui nous ajuste au monde et nous rend au silence. » Quant aux titres propres aux sections, ils confirment cette première impression d’unité, puisqu’ils sont tous introduits par la préposition « En », traçant à leur tour une ligne secrète, un chemin intérieur : « I. En regard » ; II « En silence » ; « III. En souvenir » ; « IV. En partance ».
Si le « regard » est immédiatement présenté comme » prélude au poème » et « à la toile », il s’agit en réalité d’un oeil intériorisé, comme l’indique la citation de Roger Munier en exergue (« Il y a dans la vue autre chose que la vue »). En outre, il paraît inséparable d’un autre, venu d’une autre rive (le soleil ? l’oeil divin ?) : « Un oeil te regarde / prend feu à l’horizon ». Ces deux regards se rejoignent en un seul, le nôtre, si sensible, si aigu qu’il n’a plus besoin du jour et se confond avec l’ouïe : « Nos yeux traversent des ombres / […] / Nos yeux sont à l’écoute ». Suivant la « ligne d’ombre », la poète-peintre cherche ainsi à puiser à la « source » de la « couleur », en amont du monde visible : « Où se perd le regard ? – à quelle source ? » L’espace perçu ici n’est pas celui dont nous sommes coutumiers ; nos sens nous trompent, nous oublions l’abîme, l’immensité secrète du réel : « De la pointe d’une herbe / la vue est immense / et la terre une pierre ». Cette vue est celle d’une conscience plus vive, qui embrasse également l’éphémère, le précaire : « Le monde se tient à l’extrémité d’une branche / qui peut casser à tout instant ». N’est-ce pas là l’oeil du coeur propre aux mystiques, où s’unifient les sensations, les sentiments et même les contraires, depuis un lieu immaculé, intraduisible ? « Ce qui tombe / tombe de neige / sous le ventre des herbes / brûlées de givre »…
Regarder vraiment, pour Marie Alloy, c’est donc revenir, à l’aube de toute pensée, au « silence » primordial. Significativement aveuglée (« Le temps semble s’écrire / en braille […] »), la poète-peintre s’interroge sur ce qui creuse sa soif d’un « paradis » et d’une relation à l’« Autre » – le tout Autre, orné d’une majuscule. Dans ce silence insondable, l’impossible surgit : « L’absence aimée se glisse là / là où nous n’avons plus de secrets / plus de mots pour la dire ». C’est le lieu inouï où résonne « l’âme de ton âme / ou le temps mis en croix ». Le poème se fait alors « prière invisible », fondamentalement adressée à « ce qui demeure », « libre du temps », située dans « l’ici », la paix, le « calme » d’où « perle le chant »… Le silence, c’est aussi ce que l’on ne peut nommer parce qu’il relève du tragique – par exemple « l’enfant mort-né ». C’est ce qui semble à peine exister, que le poème effleure : « C’est dans le presque que nous aimons / C’est dans le presque rien que nous vivons », un « temps » « si pur qu’en lui / même l’absence dure / et en jouit ». La seule écriture possible est alors la « parole / d’une voix sans personne ». 12
Impersonnelle, la « ligne d’ombre » nous dépossède, nous met à nu, nous rend à l’indicible joie d’être au monde.
Ce « silence » est suffisamment ample et dense pour mener au « souvenir » de ce qui s’est englouti : « La nuit est un lac noir / Les enfants sont perdus ». Le poème apprivoise peu à peu cet « infini » que seule peut mesurer « l’âme » et que Marie Alloy appelle « Dieu ». Celui-ci « se niche sur la ligne d’horizon / avec le chien battu » et « protège nos morts avec des feuillages / de mots que personne n’a jamais entendus ». Dans l’épopée de vivre, un élan de confiance reste possible vers l’ineffable qui transcende le temps, malgré la nostalgie inévitable, les souffrances, le tragique de l’existence, le passage inexorable : « Qu’importe ce qui est dit c’est le geste qui parle ».
Reconnaissant pleinement la nécessité de l’éphémère, la poète entre « En partance », de toute son « âme », « Dans le sillage du poème ». La « ligne d’ombre », à écrire ou à peindre, se révèle infiniment mobile. Elle s’avance dans la force étrange de son incertitude : « Les mots à découvert / traversent / peut-être une rue / peut-être un visage ». Ceux-ci n’ont plus qu’à « se franchir eux-mêmes », « seulement poussés / sur cette page / en partance », tandis que « La main errante sans dessein / attend la fécondité d’un geste ». Ce n’est alors plus « la mémoire qui parle / c’est une autre lumière », jaillie dans le « suspens », dans l’entre-deux d’un « vide ouvert et serein ». Les vers de Marie Alloy retissent un fil sans cesse interrompu, reliant la naissance et la mort, le jour et l’obscurité, la présence et l’absence. Ils nous invitent à « voir » vraiment « ce qui est qui est fluide qui file là / sous nos yeux en partance / sans repos et sans prise ». Ils accompagnent le mouvement même du mystère, donnent à entendre ses résonances infinies, depuis les profondeurs d’une âme qui sans cesse renaît de ses cendres :
« Nous sommes dans l’ombre des rumeurs
un peu de nuit à l’entour de nos mots
une fumée dans la voix un poème funambule
le corps dansant face aux étoiles
d’une faim d’enfance »
Sabine Dewulf, pour Terre à ciel (décembre 2024)
ARPA décembre 2024 N°145-146
Lecture de Jean-Marie Corbusier
Marie Alloy – La ligne d’ombre – Al Manar 2024, 112 p.
Peinture et poésie se mêlent dans l’ordonnance des jours dans un dernier sursaut mais tout est provisoire qui nous guide toujours plus loin dans la résonance du monde, de la recherche du ciel partout, nulle part à la recherche du geste qui parle. Les couleurs, les mots s’interpénètrent fouillant notre espace et notre personne, recherchant un témoignage de notre existence si même ce ne sont plus que des traces dispersées en archipel. Le lecteur aborde le monde d’une façon subtile et légère, tout un passage sans accroc, tout forme un tout de sensations et de pensées nous veillons sur l’inattendu, ce qui n’est pas encore révélé à nous, l’espoir, peut-être aussi furtif soit-il. Il y a une lumière douce et pénétrante qui illuminent les poèmes qui s’ écoulent vers des temps intérieurs. Ce sont des tableaux de vie où celle-ci apparaît dans ses moindres détails, dans ses répétitions sans aucune concession dont l’issue sera la solitude dont il restera encore cette lumière qui jamais ne quitte le poème.
La main, celle du peintre et du poète joue un rôle discret mais intense, elle convoque les couleurs et les mots et rappelle les temps effacés mais il est toujours temps de rallumer le feu. Pour Marie Alloy, la poésie est ouverture, espérance, elle convoque d’autres poètes, d’autres peintres que mon épouse apprécie surtout Vieira da Silva. L’auteur rassemble toute les parties du monde pour les temps vécus dans la belle unité.
Les mots forment un voile abstrait entre les mots et ce qu’ils désignent, il y a toujours une ligne d’ombre, nous ne pouvons pas vivre dans « le pur insurveillé ». Cette poésie les rapproche qui dit le monde avec simplicité et aisance où quelques mots suffisent à rendre la poésie au poème par notre émotion intellectuelle et notre sensibilité. L’humilité de la parole accueille le monde par-delà ses failles, ses hoquets, ses difficultés dans une acceptation qui réconforte où chaque lecteur trouvera une matière et une réflexion qui le concerne. Le réel se saisit par l’intime et lui donne toute son épaisseur, cette force qui bat avec la vie au quotidien avec ses exigences du dehors et du dedans.
Poésie sous le signe de la lucidité.
Laisser les mots en jachère
et peindre
Ouvrir nos mains
nos regards 15
Écrire et peindre
l’un et le multiple
et d’un élan fou
accueillir sur la toile
les floraisons
dans les dissolutions
de la lumière
Les aquarelles témoignent aussi des rapports des couleurs entre elles qui s’interpénètrent, se côtoient, livrent leur existence dans un jeu de force où elles s’imposent l’une avec l’autre, l’une contre l’autre. Comme dans le poème, une harmonie prend naissance qui nous apaise, nous rappelle que la vie aussi peut être sourire sur nos lèvres et sur le monde.
Jean-Marie Corbusier
LE TIRAGE DE TÊTE
En voici quelques pages rehaussées d’aquarelle (huit, en tout) :