Description
Souviens-toi de mon chant
Je sais…
Toi damné à genoux
tes blessures lancinantes
tes joies décapitées
la chute de la nuit à la tombée du ciel l’effroi transparent des voix
dans ton regard humide
le collier âcre du soir à tes épaules
le cri fêlé qui surprend la terre
Mais je sais l’émerveillement contre tout appel Je sais
que la mer t’appartient
que le soleil luira sur tes chemins que le temps est un socle
Souviens-toi de mon chant dans le désert
comme d’une fontaine jusqu’à la montée des eaux
La Craquelure, Domi Bergougnoux (par Philippe Leuckx)
Composé de deux parties (Fêlures – Apprendre à voler), le livre de deuil de Domi Bergougnoux instille une souffrance perceptible dans les constats hissés à bout de poèmes, dans la sensible perception d’un monde raviné. Une mère décrit et pleure son fils, un homme jeune ravagé par l’alcool et la détresse de lui-même. Que peuvent les mots, les vers, les poèmes, pour soulager du pire ?
La première et longue partie de poèmes, dont les titres sont éloquents (Homme blessé – Loup blessé – Homme froissé, etc.), nous mène « cul-sec » dans la nuit de cet homme au « regard terrifié », « plein de silence », « dans l’étreinte douce du vide ». Ces textes, jamais larmoyants, gardent la gravité inscrite dans le regard d’une mère, attentive à détailler le « fracas des étoiles », « l’enfant plein de colère », celui d’« une enfance brisée ». La poète a les mots pour nous alerter de toute cette souffrance, et de l’aridité de « ces pierres ».
« Rejeté hors de lui », l’homme fait l’expérience d’une sous-vie, dans les débris, déchets, éclats d’un quotidien sordide.
Désormais
l’eau lui brûle les yeux
il fait tournoyer
dans ses bras désertés
le corps froid d’une bouteille
(p.38)
Ce gars, aimé, se fissure « de cris », hurle « en pleine nuit », « failles d’un homme penché ».
Le tableau, naturaliste, énumère les fêlures, les brisures, les petites morts agissantes.
« La bête au fond de toi » se désagrège, se meurtrit, « tu brûles sur les bords du ciel/ sourd à tes hurlements ».
« L’enfant muré en lui » dont « le cœur bégaie » nous touche, comme un proche, un ami ; ses douleurs sont les nôtres : qui n’a touché le fond ?
Dans une langue pure, sans apprêts, la poète sait donner à ce récit de vie qui frôle la mort les phrases sensibles d’une émotion pure (« un vent de solitude lente/ traverse ta nuque »), même s’il sidère, ce récit comporte aussi ses beautés, certes gâchées, serties d’« outre-noir ».
Quand la poésie réussit à porter témoignage d’une souffrance, elle gagne des lecteurs, elle s’ouvre à l’autre, à l’urgence.
Un très beau recueil, jamais lourd, dont l’écriture grave légère incise le cœur.
Philippe Leuckx
La Cause littéraire, décembre 2021
Domi Bergougnoux est l’auteure française de trois recueils de poésie, dont : Où sont les pas dansants ? (2017), Dans la tempe du jour(2020).
La Craquelure. Domi Bergougnoux; dessins Jean-Denis Bonan; Al Manar
Des fêlures à l’envol
Le titre claque comme une voile prête à se déchirer, craque comme un os qui se brise. En ce titre déjà la blessure primordiale que manifeste l’emploi de l’article défini la. Le dessin de Jean-Denis Bonan en couverture de l’ouvrage se présente comme une tache de sang qui s’étale, s’étend sur un sol. Le premier poème dont le titre est homme blessé confirme bien l’impression première. L’écriture est pour Domi Bergougnoux comme dans son premier recueil Où sont les pas dansants, un baume posé sur les blessures. Ecrire, aimer pour déjouer la souffrance et la mort : Oser le décalage/d’écrire encore/ sur le versant intime du chagrin/ toute la force de mon amour/ pour que la vie déjoue la mort. Son chant de poète comme un baume apaisant sur les blessures de l’autre, surtout lorsqu’il est la chair de sa chair et est devenu l’enfant-pierre. La maternité douloureuse et aimante dépeint avec une infinie justesse la souffrance de l’enfant et malgré la folie, elle le fait grandir en humanité, elle le relève, quoiqu’il arrive. La poète nous fait entrer au cœur de la douleur et de l’un et de l’autre, elle dresse un portrait au plus près, de cet homme muré, enfermé, froissé, de cet homme éprouvé mais aussi et là est le paradoxe de la vie et de l’amour, un homme ébloui, un homme dont « Le cri est muré » et qui « dit une prière/ d’étoiles à tout va. » Magnifique de réalisme ce portrait : « là/ devant elle/ il n’était qu’une forme tremblante/ à peine visible/ une poussière d’amour/dans le jour douloureux. » Pour tenter d’échapper à la douleur, l’alcool, pour essayer de la noyer, pour essayer de s’oublier. En perspective aussi , en contre-jour, le portrait de cette mère aimante dont tout le recueil crie sa douleur et celle de l’enfant. En ce recueil cohabitent deux champs lexicaux qui sont les deux faces de cette médaille de douleur que l’un et l’autre portent. D’un côté le champ lexical de la souffrance et de l’enfermement : souffrance, blessé, terrifié, décapitées, menacé, désespoir, cendre, barbelés… de l’autre celui de l’amour lumineux : battement de cœur, poussière d’amour, illuminés, la paume ouverte à la lumière… En ce recueil, deux parties qui emportent le lecteur des fêlures à l’envol. Si la souffrance ne disparaît pas, la vie toujours comme dans un sablier s’écoule pour en définitive s’ouvrir à la lumière, ce dont témoigne la dernière strophe du dernier poème : Un désir de doux/ de caresse d’âme/ de presque rien qui dirait tout/ de rejoindre/ la paume ouverte de la lumière. Le recueil témoigne aussi d’un combat mené par tous ceux qui souffrent, qui se battent, qui luttent corps à corps, cœur à cœur pour être survivants plus que vivants pour « porter beau le monde » et malgré tout le poids de la douleur, « déterrer le soleil ».
Ghislaine Lejard
Terre à ciel, février 2022