Description
Je fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles. Dans la maison profonde, on croit toujours que rien n’a commencé et le destin s’en est allé.
Ceci peut-être afin que l’on se rende à l’émotion de Dieu.
Cependant d’autres tout petits destins depuis toujours croissaient et dormaient, comme mammifères en famille à tous les étages et la palette en demeurait si entière que les étoiles revinrent et voltigèrent aux fenêtres longtemps avant de s’attarder dans le battement des horloges au-dessus des collines d’en face.
Je demeurai perplexe puis je tendis doucement la main pour caresser l’un ou l’autre destin.
Je fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles. Dans la maison profonde, on croit toujours que rien n’a commencé, que le destin s’en est allé et le destin est là, qui dort en rond dans la nichée.
La critique
UNE TRAVERSÉE D’AMANDE NOIRE
par Angèle Paoli
Lumière amande beauté. Mais encore montagne azur âme. Ces mots, et tant d’autres, nous sont donnés pour traverser à gué La Cavalière indemne, dernier ouvrage de Gabrielle Althen. Qui est-elle, cette mystérieuse, qui annonce sa présence singulière dès le titre ? Singulière et belle. Singulière parce que déroutante. Inattendue. Belle parce que la beauté est au cœur du recueil, une beauté presque inaccessible, comme peut l’être l’azur auquel la poète aspire (la voix appartient le plus souvent à un narrateur masculin), beauté sans cesse ravalée au rang de « la tourbe de chez nous », liée à la douleur qui est aussi le lot des hommes. Là où passe « la cavalière indemne », l’orant demeure. Et « suintent partout les violettes fatiguées du remords ». L’immobilité comme une déchirure héritée de l’enfance. Une douleur inguérissable. Il faut attendre de remonter jusqu’à la prière au titre éponyme du recueil La Cavalière indemne, dans la toute fin de l’ouvrage, pour se saisir avec exactitude de la teneur métaphorique de cette image.
« Je vois la vie passer comme une cavalière indemne sur le chemin, et je ne suis pas assez vif pour aller vers elle et l’aimer. »
Quelques lignes plus bas, la même phrase est reprise, légèrement modifiée :
« Comme une cavalière étrangère et indemne, la vie ne cesse de passer et je reste. »
De cette comparaison insolite naît le chemin qui s’ouvre devant nous. Entre poèmes en prose et poèmes. Avec comme compagnon de route, ce « je » narrateur qui affirme sa difficulté à aller au-devant de cette « étrangère » et à l’aimer. Tout entier tendu entre la nécessité impérieuse de « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve » et la mort, le narrateur poursuit sa route âpre, laissant tomber ses « pauvres choses basses, avec le ciel cachant ses gestes doux et le lin de la distance qui blanchit le présent. » Le lecteur fait de même, qui a conscience que « la route est brusque entre la mort avide et la lumière. » Aussi est-il attentif à suivre les jalons qui composent l’ensemble de l’ouvrage. Contre-terreur / Sed libera nos a malo / Sans preuves / Le corps indélébile. Un cheminement de funambule qui se vit sur le seuil, entre la double aspiration de l’amour et de la mort.
« Seuil, seuil, la lumière ! Seuil, la ténèbre ! Je m’en fis un tremplin pour ne jamais faiblir. Seuil, la hache bleue du ciel, seuil, l’or jamais controuvé de l’instant ! Seuil, — qui sait ? — la promesse, la peur et le commencement… »
Face au vide sidéral qui est au cœur de l’expérience humaine, chacun s’affronte comme il peut à « la vague brute », victime de son propre enfermement, du repli sur soi et de l’incapacité à regarder au-delà. Tel est le triste constat du narrateur.
« Mais le cœur fatigué soupire et, dédaigneux de la navette qui le faisait tinter dans l’entre-deux des choses, il se mure : tête-à-tête de chacun et de son vain souci. »
Comment, dès lors que l’absence de Dieu a ouvert sous nos pieds un abyme, regarder sans ciller cette « fleur sans charpente » qu’est la vie ? Comment demeurer indemne sur la rive où s’agitent les contraires — lumière/ténèbre — sinon en prenant garde de donner prise davantage à la « vulnérabilité sanguinolente » qui guette ? Le pèlerin, dans la démarche solitaire qui l’attache à soulever tous les voiles, a découvert les vérités qui s’opposent et déposé ses faiblesses. Pour lui, l’apocalypse a déjà eu lieu, qui se vit dans l’acceptation de sa pauvreté. Pour qui a soif d’absolu, l’expérience du dénuement et du renoncement est expérience vivifiante.
Ainsi de cet aveu de la « pauvreté noire » originelle qui court dans le second texte de « Contre-terreur » jusqu’à son aboutissement :
« La pauvreté noire revint parce que je n’avais rien… » / « Le poing noir se montra de la plus usée des pauvretés, sans un clapotis d’âme »… / « Voici venir une pauvreté de saison nue où l’âme se tiendra comme un poing muet en même temps que connu… / Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi, aimons, aimons la pauvreté quand elle irrigue ».
Contre la terreur éprouvée face à la vie et au « vide inguérissable » qu’elle ouvre, l’avènement de l’écriture. Le temps du vitrail peut advenir, comme le suggère la peinture de Philippe Hélénon — peinture en forme de tesselles de verre translucide serties de noir — dans la page qui précède les poèmes de « Sed libera nos a malo ». Neuf très beaux poèmes, proches, par l’esprit, de la prière (Confiteor) et du psaume (Psaume 129). Des poèmes pour faire reculer la terreur, pour détourner l’absurdité des choses, pour tenter d’agrandir le monde au-delà de soi-même. Des poèmes pour contrecarrer la peur et « réapprendre la vie sauve ». Ainsi le suggèrent ces quelques vers :
« Le ciel vide de chimères
Est pourtant bien trop grand
Pour un lieu si petit
Marie-toi, étranger
Étranger, marie-toi ! »
Mais aussi des poèmes pour dire la beauté espérée du monde :
« Le regard tout là-bas danserait
Où la neige est lumière ignorante du gel »
ou encore le désir de mots autres que ceux du poète pour nommer ce monde :
« Les poètes ont des mots pour la beauté
Je voulais d’autres mots
Pour le monde qui ce soir accomplit son office de calme… »
Pour ouvrir à l’amande son chemin de rigueur ; rigueur envers soi-même rigueur envers autrui. Ou pour permettre au monde une extension bienfaisante. Ainsi du poème intitulé « Le dialogue flexible », où se dit la proximité-rencontre, chère aux surréalistes, de la fenêtre et de l’enfant :
« Face à face énervé de la fenêtre et d’une solitude
Un enfant à côté pris dans cette solitude
La fenêtre comme une femme fait glisser
Sa main dans ses cheveux
Avec un bras parti là-bas où traîne une lueur […]
[…] L’enfant le regard et la fenêtre sont roses de ce monde
— Roses profondes —
Lorsque la vie est sauve
Entre un babil de bébé et le silence »
Mais la terreur est toujours là. Tenace. Irréversible. Le sentiment de la perte demeure et, avec lui, celui du renoncement, de la défaillance, de l’insuffisance. Et au-delà, de l’incapacité de l’homme à aimer.
« Le crépuscule arrive j’ai failli
J’ai failli
Ayant fini mon jour hélas
Et non l’œuvre due pourtant à ce jour
Le paysage vire sur tons de roses veules
Autour d’un cœur
Pas assez cœur
— Comme chaque cœur » (Confiteor)
C’est pourtant au vif même de ces faiblesses que surgit la question essentielle. Celle qui repousse un instant l’idée du néant et le met en doute : « Y aurait-il pour rien tant de musique ? ».
Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans « Ateliers de Braque ». Dans le dernier poème de cette section, le narrateur-poète s’absorbe dans la contemplation des oiseaux du peintre qui habitent « un halo d’espace blanc / Tout frissonnant de foi prémonitoire… » Une foi qui « déplace les images » et conduit la poète à l’évidence :
« Tous ces oiseaux coulaient de source. »
Plus sûrement la réponse se trouve sans doute dans l’« Art Poétique » sur lequel se clôt La Cavalière indemne.
« Sans preuves ». Avec l’écriture comme ligne d’horizon, le narrateur-poète poursuit sa quête de l’inaccessible. « Je voulais voir le palais de cristal que je nomme le monde. Les vitres en sont de toutes les couleurs, mais je cherchais l’odeur qui, selon toute probabilité, est aussi le signe de mon Dieu. »
Sans preuves cependant que ce qu’il avance soit clairement défini ou vérifiable ; que ses méditations épousent l’exact contour de la pensée. Une question, surtout, obsède. La parole. L’immense parlure de notre temps a-t-elle remplacé la parole poétique ? C’est ce qu’énonce le narrateur-poète.
« Entre une fumée de cigarette et son refus de sourire, le poète, qui la croyait de verre, prit le temps de transformer la cage du monde en un gigantesque parloir. »
Serions-nous prisonniers de nos subterfuges de nos masques de nos fuites de notre déraison ? De l’immense cacophonie dont les poètes se seraient rendus responsables ? Peut-être, face à cette profusion incontrôlable, est-ce le silence qu’il faut choisir ? C’est ce vers quoi tend ici le poète.
Ainsi, en dépit de toutes les hésitations et de toutes les blessures que la vie inflige, le choix est-il conclu, la décision prise. Courageuse, exemplaire. Évidente :
« Je voyagerai avec les idées, parmi elles, contre elles, et me frayerai, entre leurs menaces, un chemin qui, dans un sens ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près, où pourra continuer de se jouer, entre deux comédies, ma grâce. »
Assoiffé d’azur et de cristal, le poète cherche des ponts. Passerelles et arches, bras et doigts, sutures ; et peut-être mots, susceptibles de recréer les liens entre l’ailleurs et l’ici-bas. Des mots pour rendre à la montagne toute sa force de temple et sa lumière. Et à l’homme sa modeste jubilation originelle. « L’homme humblement prenait le pouls du monde cependant que se rapprochait de lui une échancrure de la montagne. » Il en était ainsi jadis où « les doigts crépus de nos vergers tressaient des arches naines à l’allégresse ».
La poésie de Gabrielle Althen s’appuie sur une rhétorique recherchée, maîtrisée avec art. La métaphore, le zeugma, les enchâssements et les inclusions, les personnifications audacieuses, les constructions syntaxiques complexes, le passage entre concret et abstrait, les correspondances verticales, les répétitions et leur musique — « Musique et mots ! Musique des mots ! Retour du temps ! Retour du même ! » — sont pour la poète des outils dont il est impensable de faire l’économie. Autant de figures ouvragées qui permettent au narrateur de La Cavalière indemne d’apprivoiser les limites de ses questionnements, de dompter ses propres proies, de les transcender par l’écriture :
« Une pierre dans l’azur fut ma moisson de pensée pâle. Ce fut aussi un angle et la tendresse. Je ne savais toujours pas quel chemin allait de l’un à l’autre, ni si ce beau dessin pouvait se parcourir dans les deux sens comme l’échelle de Jacob. »
Cependant, et paradoxalement, le rêve de beauté alimente la peur. Il ouvre sur le vertige abyssal de ce que nous nous refusons de reconnaître et de nommer.
« L’abîme commence là-haut et nous le savons tous, puisque nous avons peur et que nous colmatons les fenêtres qui donneraient sur le cristal. »
De sorte que la peur se cultive, se dorlote et que le narrateur-poète en appelle à elle ; à sa présence intime consolatrice et touchante :
« Ô ma peur, ma petite compagne, précise et jeune sous le vent, reste avec moi dans l’air tendre. Tu me rappelles que je vis et mon visage cabossé d’émotions contraires connaît déjà la rectitude vampirique des corvées de lumière. »
Ainsi engendrons-nous nos propres monstres parce qu’inconsciemment nous chérissons nos souffrances et que nous nous nourrissons d’elles :
« Bien malgré nous pourtant, nous nourrissons de tout petits dragons, afin d’aimer plus sûrement le feu chaque jour. »
Nous faisons de même avec nos palissades. Sans cesse nous rebâtissons nos murailles. Nous habitons au centre même de la vie sans même en avoir conscience ni même avoir conscience de ce qu’elle est.
« La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil », constate le narrateur-poète dans « L’œil », texte d’ouverture du « Corps indélébile ». De sorte que la mort suit à notre insu « son imperceptible méthode ». Même au plus haut degré de la beauté — la beauté culmine avec le « Divin Mozart », dans cet « Art Poétique » final où coexistent les contraires — la mort applique pour nous — qui nous sommes cru un instant bénis — sa terrible « morsure ». Cependant, même avec la mort à nos côtés, « d’inexplicables perles volaient sous le nuage, une fontaine heureuse nous comblait. » Il fut ainsi donné à chacun de connaître la jubilation.
Portée par une réflexion dense et un style exigeant, l’écriture de Gabrielle Althen est une écriture de haut lyrisme et de spiritualité. Habitée par le souffle, elle est éblouissement. De cette traversée d’« amande noire », le lecteur ne peut sortir indemne. Quelque chose le touche de cette « crise de vide », qu’il reconnaît comme sienne et partage. Que faire alors face à « la mort nue comme une offrande sur du verre » ? Se raccrocher peut-être à cette phrase émouvante de simplicité énigmatique : « Les petites routes empourprées avaient cessé d’être fuyardes ».
Angèle Paoli
Gabrielle Althen « La cavalière indemne, » son dernier livre
On vieillit et l’espace fléchit. Il n’y a pas de sens. Il n’y a pas de sens! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre.
in La cavalière indemne éditions Al Manar Alain Gorius 2015, p.11
D’emblée, en quelques phrases, se dessine puis s’affirme la cavalière. Vulnérable mais sauve. Mieux, indemne! Et animée de la passion de transmettre l’expérience intérieure, comme elle a transmis la passion du savoir, des années durant.
Réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve! clame l’introduction à ce livre. Journal d’une vie, Livre de vie, qu’elle passe comme un flambeau et que chacun reçoit à sa manière, là où il en est de son chemin. Tremplin pour ne jamais faiblir.
Membrane, à même le sol, à même le ciel, à même la mer et ma substance, tympan, tympan nerveux où chiffre infime, s’inscrire!
S’inscrire, laisser trace et substance. Savoir, sagesse et fierté de femme et d’humain: il faut s’inventer de durer.
Pour tenter d’y parvenir l’auteur convie la terre entière, et trouve des accents, sensuels et religieux, à la manière d’un François d’Assise, pour scander une litanie moderne:
Ô nuit pensez pour moi! Ô brume, pensez pour moi, peupliers spirituels pensez pour moi! Ma pauvreté se lève à l’horizon, qui me dit nue de ma pensée. Oiseaux ivres de chanter votre lumière, pensez pour moi, spirales du soleil, pensez pour moi! Et vous, bénédiction venue de l’eau, pensez pour moi parce que la peau de l’eau ressemble à notre peau! Et vous, le froid, et vous, la faim, et puis la nuit qui se tapit, et puis l’absurde légèreté du jour, pensez pour moi! Mais vous aussi le vent, mais le courant, mais la joie de chaque chose à sa place, pensez pour moi!
(…)
ibid p.p12/13
Pourtant la route est cahoteuse et combien pesantes glaise et solitude.
La route
Au sol la carte de la terre
Lourde et noire où tu marches
Malgré la prairie qui fut verte aujourd’hui
Elle porte des étages de ciel mêlé de célibat
Tu n’avais pas compris combien tu étais seul
Où l’heure s’approfondit
La terre ne prend aucune initiative
Ni la brume venue jusque dans nos maisons
La route active est une corde lisse
Où des oiseaux soulèvent de gros mots
Funambule de ton rite
Ce sont des bêtes dans ta cage
Funambule de ton rite
Ce sont des bêtes envolées de ta poitrine
Et il t’en reste
Touffue et vide
La cage
Que tu balances à bout d’âme
ibid p.24
Douloureuse cage, dont libère peu à peu l’écriture, parce que tout dialogue est flexible :
Funambule entre l’avers et le revers de l’émotion, l’écriture
danse à l’étincelle de chaque pas. Ainsi la ligne d’horizon sans
la peur de tomber parmi les beaux moutons.
Sans me lasser, je regardais dans le lointain la belle tête d’air
indélébile, buveuse de présence.
Buveuse de présence, ô chère, buveuse, donneuse de
présence, était-ce peur, quand nous cherchions des passerelles
entre ici-bas et dépassement de nos proies?
ibid p.33
Entre une fumée de cigarette et son refus de sourire, le
poète, qui la croyait de verre, prit le temps de transformer la
cage du monde en gigantesque parloir.
ibid p.34
Transformer la cage du monde, c’est forer dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles. C’est s’atteler à un ouvrage de longue haleine, qui comme une Histoire Sainte, comporte diverses étapes et chapitres aux noms évocateurs, La Contre-terreur, Sed libera nos a malo, Sans preuves, Le Corps indélébile.
À vous de les découvrir, afin de baigner peut-être vous aussi, un jour, votre visage dans l’or de l’évidence.
J’erre où il y a des arbres simples dans le gouffre du ciel.
Parce que ce bleu trop juste a aboli toute demande de demeure,
on ne comprend jamais si la boule de la terre est sous nos pieds
où s’il nous faut la porter au-dessus de nos têtes.
Tu es inquiet parce que la charité du lieu sera d’ouvrir ses
portes sur une absence de cloisons. Voici que notre amour a
peur que ses bonheurs de nains détalent comme des rats sur
les pentes, mais nous étions si pauvres que nous avions tous les
droits, y compris celui de ne pas tant souffrir.
– Prends cet arceau de ciel planté à ton coté et portons-le
chez nous, dans la maison tâcheronne, entre le lit et le foyer.
Nous acclimaterons sans preuves les cris de joie qui couleront
de source.
ibid p.68
Bergère de la lumière, sans même savoir qu’elle était aux
aguets, elle tenait son cœur vert et nu spacieux assez pour y
loger des souvenirs et des arceaux de ciel.
La résonnance cherchait en elle le préférable et sa limpidité.
Un arbre pur en contre-jour lui écrivit dans la clarté.
ibid p.80
À l’invite du poète, tenons-nous un instant encore, à contre-jour, comme cette bergère de la lumière, dont le corps brille et se pose comme une offre sans chose et sans matière sur la ligne de l’émoi, dans l’espoir qu’un arbre nous écrive.
LE TEMPS BLEU, 27/03/2015
Poème pluriel, fait de tensions, authentique cri du cœur déployant ses cascadantes intensités et son art solennellement médité. La cavalière indemne caresse ses pertes comme ses seuils, les pauvretés qui affligent comme la reconnaissance qui ne cesse d’affleurer. Recherche de « plus que soi », le recueil hésite entre des immensités lumineuses et celles qui, ténébreuses, effraient. « Y aurait-il pour rien, demande le poème, tant de musique », question qui énergise un vaste et persistant vouloir et un urgent besoin d’épouser l’objet, spirituel, ontologique, qui plane à l’horizon du désir qu’incarne chacun des mots ainsi inscrits. Règne partout un sentiment d’insuffisance, de devoir inaccompli, que l’art de l’inscription de l’énergie vécue n’arrive pas à transmuer, le rêve persistant, irréalisé, d’une « épopée [allant] vers la chose qui habite la tête ». La protagoniste du drame poétique se trouve prise entre ces « deux miroirs » qu’invente ‘ »’ordinaire sujet », ses préférences consolatrices et la « peur de la parole nue ». Et, si « toutes les portes sont ouvertes », ontologiquement, et si des « offrandes » restent parfois palpables sur la scène psychique et spirituelle, convertir la finitude du doute en « infini » demeure toujours un défi que le cœur ne peut que rêver de relever.
La cavalière indemne permettrait ainsi à son auteure de pénétrer dans les « chambres secrètes » de sa psyché, avec leurs nombreuses « dépendances ». Rêvant inlassablement d’« acclimat[er] sans preuves les cris de joie qui couleront de source », la conscience au cœur du poème souffrirait du sentiment d’un manque d’amour face à ce qui l’invite. S’adresser au divin pour trouver ce que Rimbaud appelait le lieu et la formule ne résout pas la « question indécidable » qui à la fois aiguillonne et inspire, frustre et désole. L’impulsion qui pousse à « [s]e laisse[r] aller […] à baigner [le] visage dans l’or de l’évidence » est tout de suite bloquée par une impuissance et cette implacable peur qui guette. Assumer celle-ci dans un poème est pourtant un grand geste. Et l’Art poétique qui clôt le recueil, d’une grande beauté, en épouse pleinement l’émouvante et innocente authenticité.
Michaël Bishop, Poezibao 15 février 2016
Gabrielle Althen. La cavalière indemne. Al Manar, 2015. 85 pages, 16 euros.
DE MOTS À VOUS (11) : Gabrielle Althen, LA CAVALIÈRE INDEMNE
par : Sabine Huynh
Ce livre s’ouvre sur l’urgence d’une invocation : « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve ! » (p. 9). Un cri sort de la gorge d’une femme qui est de retour, et qui, après bien des guerres, continue à chevaucher vie et parole sauves, toujours attelée à sa quête de lumière. Elle a émergé des combats qu’elle a menés, et même si elle y a laissé des plumes, « indemne » elle reste pourtant, soit intègre, entière, intacte et fière, car elle (l’) écrit. Cette victoire fort émouvante rappelle la « renaissance » chantée par René Char au sortir d’une maladie grave, au début de Lettera amorosa : sa joie, son retour aux plaisirs charnels. René Char dont Gabrielle Althen cite deux vers en exergue à son texte « Le printemps » justement : « Du vide inguérissable surgit l’événement / et son buvard magique » (p. 15). Et la voix de la poète leur fait écho : « je me disais qu’une vie qu’approuve une caresse est plus grande que la montagne » (p. 48). Elle raconte les « vagues [qui] se dénouaient », le « triomphe sur la guerre, triomphe sur la nuit intestine et son paquet d’entrailles, triomphe sur nos peurs consanguines, duplice est le fond de la mer, triomphe sur le fond de la mer ! » (p. 14).
Les cavalières ont de tout temps enflammé l’imagination car elles respirent la désinvolture, l’indépendance et l’audace, mais aussi l’étrangeté, la solitude : tous les ingrédients de la liberté de pensée et d’agir propres à celles (et ceux) qui vivent en poètes. Leur langue suprême est celle de la poésie. La « cavalière indemne » est une femme d’action et de rébellion, une poète en puissance car une poète en vie. La rescapée est rentrée, elle raconte. Elle raconte car elle a vécu, sans séparer la tristesse de la vie, et la vie de la poésie : « La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil » (p. 57).
Au sein de ces textes lyriques sont évoquées diverses luttes contre la vie : contre la peur de vivre, contre la douleur de vivre, l’absence d’enfance (« vous dont fut mordue l’enfance », p. 23 ; « l’ensemble avait lieu, faute d’amour, sur une route dure où manquait une enfance », p. 51), l’absence de sens, la pauvreté (matérielle et spirituelle), la perte d’espoir, « le cœur cassé » (p. 69). Ce n’est qu’en vivant – et en aimant – que le cœur peut se briser. Ainsi, l’écriture vient à la cavalière, car l’écriture se vit. Et la poète de citer les mots suivants du Psaume 129 : « Tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse / ils n’ont pas eu le dessus » (p. 23). Cavalière indemne, qui doit la vie et la parole sauves à la poésie, et c’est pourquoi Gabrielle Althen nous livre un texte exigeant, sibyllin, qui appelle à la réflexion, à la méditation. Comme tout texte qui renferme un secret, il ne se livre pas d’emblée, sans être hermétique pour autant. Ses mots de divine tristesse étoilent la nuit noire d’un « ciel vide de chimères » (p. 21), éclairant le mystère humain, que Gabrielle Althen, en tant que poète qui recherche l’humanité, persiste à sonder, pour se souvenir de ce que c’est, que d’être humaine.
Élégance, finesse, souplesse d’une prose poétique qui révèle en même temps qu’elle déroule, sa colonne vertébrale de langue de « funambule entre l’avers et le revers de l’émotion » (p. 33), et de « danse à l’étincelle de chaque pas » (p. 33). Effets d’échos qui scandent la réflexion, invitent en douceur à la prolonger – à « s’inviter de durer » (p. 36) – sur une langue qui émeut car elle sait toucher « au front » (p. 35), avec ses images qui s’y ouvrent comme des fenêtres, sur « le feu de chaque jour » (p. 53), que la poète nous fait rechercher, aimer.
Des échos, des ondes, pour la fluidité d’une langue qui à la fois trace des chemins et se faufile dans ses rais de lumière. Une langue qui résonne avec les préoccupations de tous ceux qui écrivent, car il me semble que La Cavalière indemne porte sur l’écriture, plus précisément sur la parole poétique. « Bâtir n’est pas un geste simple » (p. 61) : quel est le mystère de l’écriture ? Gabrielle Althen pose la question ainsi : « Que veut me dire mon sang ? Je le demande du fond de ma poitrine. Je le demande à mes tempes qui battent. Nulle réponse qui convienne. […] j’apporte ma truelle et mes mains, avec un peu de ma mémoire, pour y bâtir – qui sait ? – moi aussi un hangar pour le ciel » (p. 60). Cette magnifique dernière phrase fait du ciel un avion, de l’écriture un abri ; et elle n’est pas sans nous rappeler le travail de bâtisseur de René Char. Maurice Blanchot en avait parlé en ces termes : « Sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie et, […] poème de l’essence du poème » (La Part du feu, 1949).
À la page 39, il y a ces phrases, que l’on pourait interpréter comme déplorant une certaine défaillance en poésie : « Il faut noter que, malgré la sincérité de son envie de pleurer, ses pleurs, comme lui, sont vacants. Le vent passe au travers, mais leur confie pourtant le son de ses volutes. L’homme, qui paraît n’en rien savoir, se blesse parfois au front sur le bord du premier miroir où il s’enferme ». Cependant, la voix qui énonce cela pardonne car elle « retiendra qu’il y a des offrandes » (p. 39). Et la voix de continuer sa méditation – « Si tu revêts une robe de mots pâles sans laisser place à ton silence, à quoi penseras-tu ? » (p. 40) – en suggérant que rien ne vaut, en poésie, ce qui nous effraie le plus : « la parole nue » (p. 40), qui « dans un sens, ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près » (p. 41), celle qui « fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles » (p. 42), et qui recueille « ce qui palpite » (p. 44). La parole poétique serait la « proximité du désastre, fin du caprice, dépaysement de l’idée, – vois-tu, mes mains ouvertes sont sans prises, mais la parole les regarde, asquiescement sans point d’étreinte, auréole sans effort, avec des ors flexibles comme d’absolues promenades » (p. 63).
Gabrielle Althen est de ces vrais poètes pour qui l’écriture est une affaire de voyage, de parcours, avec et dans la parole : ses textes révèlent le monde tout en montrant l’élaboration de la langue employée à le représenter, et à en raviver les couleurs. Il se produit donc une double exposition, comme en photographie, puisque sont juxtaposés ou associés des sujets et des niveaux de réflexion différents pour créer une image unique et encore plus chargée de sens, telle que celle-ci, magnifique : « Il y a simplement que se taire ouvre une cathédrale » (p. 13).
Recours au poème, 1/10/2016