Horizon incendié (L’)

A partir de 14


1.000 exemplaires courants sur Centaure ivoire

20 exemplaires de tête tirés sur Vélin d’Arches,
rehaussés d’une peinture de Mohammed Kacimi

Ouvrage publié avec le soutien du Centre National du Livre

Dans ce livre Tahar Bekri mêle les espaces et les temps, réels ou imaginaires, dans une traversée habitée par les questionnements de la vie et de la mort, et l’espérance, impénitente. Marqués par le voyage (Sénégal, Mali, Belgique, France, Tunisie…), l’enchevêtrement des paysages, des sentiments et des émotions, ces poèmes tentent de capter des rayons de lumière dans l’obscurité menaçante. Dans leur intériorité, ils interrogent l’être et le monde, en quête d’absolu, dans une écriture sobre et au rythme nouveau, à la limite du récit poétique et de l’invitation à la prière.

 

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Description

 

La critique

Paris X Info, n° 123

L’Horizon incendié

Recueil de poèmes publié par Tahar Bekri, maître de conférences en langue arabe, Paris X, Edition Al Manar, 2002. Ce recueil est placé sous le signe du voyage qui mêle espace et temps, réels ou imaginaires. Une quête d’absolu dans une traversée habitée par les questionnements de la vie et de la mort sans oublier l’espérance.

La Presse, Tunis, 16/12/2003

Vient de paraître
L’Horizon incendié
de Tahar Bekri

Cette quête du rêve chez Tahar Bekri, notre poète national, est d’un autre registre ; elle est plutôt “quête de vision”, celle de l’aède et du barde qui éclaire sa société. En exergue de son dernier recueil, L’horizon incendié, qui vient de paraître aux éditions Al Manar, cette lumineuse citation de Lao Tseu : “ Mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèdres ”, un conseil donc, ou plutôt une devise, un motto qui court en filigrane dans cette série de poèmes courts,
incisifs, d’une structure identique, sans ponctuation, des poèmes de huit vers dont le dernier se trouve détaché, ostensiblement mis en valeur comme s’il était le plus prégnant, comme s’il résumait, à lui seul, tout le poème :

Et l’éblouissement
Noué dans les blessures
Il remontait l’ocre terre
Captif des plantes prémonitoires
Crânes de singes et plumes dérisoires
Ecorces rares et racines pourrissantes
Il s’abreuvait de paroles savantes

Eprouvé par les marchands de sommeil.

L’horizon incendié n’est pas sans rappeler une autre œuvre de Tahar Bekri, Les songes impatients : même enchevêtrement de sentiments et de rêves, mêmes caractéristiques stylistiques et structurelles, même pouvoir incisif, enfin mêmes préoccupations, même si, dans ce recueil, l’accent est plutôt à l’effort à la persévérance : “Comment pourrait-on parvenir à la perle/en regardant simplement la mer ?” (Rûmi).

Rafik Darragi

un auteur à découvrir : Tahar Bekri dans les feux du voyage

(MFI) Depuis Le Laboureur du soleil en 1983, Tahar Bekri n’a cessé de jalonner le temps de recueils de poèmes, d’œuvres illustrées et d’essais qui sont autant de balises fraternelles dans la haute mer turbulente du monde. Il vient de publier un nouveau recueil de belle facture, exigeant et mature, L’horizon incendié.

Né à Gabès en Tunisie, Tahar Bekri vit en France (depuis 1976) où il enseigne à l’Université et ne cesse d’exercer ses talents afin de confronter les mondes, les rives et les langues, pour mieux les reconnaître. Passeur inlassable des mots qui peuplent sa terre et quelques autres lieux visités au hasard des festivals, colloques, biennales et autres voyages personnels, Tahar Bekri – et même s’il figure au sein des « écrivains de la jeune génération » – est aujourd’hui un sage qui fait autorité. Poète de l’élément plus que de l’événement, il sait aussi trouver les lieux et les mots pour dire l’insupportable, dénoncer l’injustice ou s’engager dans une diatribe contre les oppressions du monde.
L’homme est bonhomme mais peut être incisif quand la cause vaut à ses yeux une sentence. Elle tombe alors abrupte, avec l’assurance des certitudes éprouvées. Par son métier, par ses goûts et sa passion, il est un lecteur attentif de ses pairs, toujours en quête d’une nouveauté dans l’une ou l’autre langue. Il aime à dire ses textes et sait le faire, sans emphase ni lenteur mais avec le phrasé clair et le rythme qui sied à une bonne écoute. Cet homme aime la peinture et il n’est, pour s’en convaincre, qu’à consulter ses écrits et la liste de ses tirages de tête. Il sait être fidèle à ceux qu’il a choisi de ranger au plus près dans sa bibliothèque élective : des maîtres classiques arabes aux contemporains capitaux, des poètes amis aux rescapés d’un Panthéon universel, Dante, Pessoa ou Senghor, Malek Haddad le romancier algérien auquel il a consacré sa thèse ou Gaston Miron le Québécois…
Il en est des recueils de Tahar Bekri comme des journaux de voyage, il convient de les lire d’un seul trait puis de revenir ensuite et d’aller, ça et là, retrouver quelques vers devenus familiers. Le recueil n’est plus alors un ensemble de poèmes ajoutés l’un à l’autre selon une orchestration harmonieuse, mais une partition conçue et réalisée comme un tout. Il en est ainsi de sa dernière livraison : L’horizon incendié, un recueil composé de 60 poèmes de huit vers, ou plus précisément de sept plus un, détaché de l’ensemble et venant ponctuer chaque page.
« Le cœur rompu aux feux de la mer», le voyageur (l’errant), personnage central de ce recueil, mêle les souvenirs soudain ressurgis d’une mémoire aiguisée (le ficus de la cour du lycée, les caisses emplies de grenadiers, le vélo rouge, tour à tour évoqués n’appartiennent-ils pas au jardin d’enfance du poète ?) à des lieux d’aujourd’hui, de hasard et d’exil. Il convie les odeurs de jasmin de soufre et d’huile d’olive, l’asphalte et la mer, l’or des temps anciens, les « étés transhumants » et les « difficiles printemps ». Il invite à se rendre sur le port de Dakar, dans l’île de Gorée à la rencontre de son cortège d’ombre insoutenables, sur les berges du Niger (« O toi fleuve si large / dis-moi qui a travesti / L’or de tes royaumes / Tes illustres alphabets »), dans les allées du Jardin du Luxembourg ou sur les bords de la Sambre, pour d’autres lendemains, pour dessiner de nouvelles frontières à des pays en devenir, comme une impossible réponse à la question formulée au coeur même du livre : « C’est quoi un pays ? »
Le mot n’est pas rare ni abscons mais précis et parfois inattendu. Ici, « la nuit couverte de sanie », ailleurs « la crinière cardeuse de lumière ». Et c’est bien l’un des charmes de cette poésie en laquelle les oiseaux (mouettes, goélands, cormorans et tous les autres complices migrateurs) font une halte, où les semelles (de vent bien sûr !) trouvent traces à leurs mesures, où les glycines se mêlent aux acacias, où les flamboyants côtoient les pinèdes et où chacun peut adjoindre son rêve à celui du poète.
Ainsi, au fil des recueils, l’œuvre se fait plus altière. L’horizon incendié est un recueil d’une maturité exigeante qui engage le lecteur sur des chemins de crête, sans doute pour mieux accomplir la phrase de Jaleleddine Rûmi, mise en exergue du recueil : « La parole est l’ombre de la réalité et son accessoire ». Ainsi en va-t-il de cette strophe, élue parmi d’autres pour l’élégance elliptique de son image et pour sa résonance avec le titre du recueil : « Si tu n’as le souvenir / Ardent comme un flamboyant / Demande à la terre / Sa couleur ou sa braise / Pour retenir l’insouciant soleil / Et le sable désespéré de mourir / Les glycines aux sources des fêlures / Viendront enlacer tes vieux soupirs ».

L’horizon incendié, de Tahar Bekri. Ed. Al Manar, 70 p., 13 euro
Bernard Magnier

Hommes et Migrations, n° 1242 – Mars-avril 2003 :

P o é s i e
L’Horizon incendié Tahar Békri
Al Manar, coll. Poésie du Maghreb, 2002, 67 p., 13 euros

Natif de Gabès, ville tunisienne des confins sahariens, Tahar Békri, qui enseigne à Nanterre, a écrit en français et en arabe plusieurs recueils depoèmes, traduits en plusieurs langues, ainsi que des essais sur la littérature maghrébine, dont il est un des rares spécialistes.

Son recueil le plus récent, L’Horizon incendié, est caractéristique du stvle sobre et dépouillé de cet auteur dont l’exil est comme une seconde patrie, faite d’une topographie imaginaire, d’un temps hors du temps, d’un climat sans saisons. Mers, fleuves, déserts, horizons ouverts, espaces sans fin où s’effacent les traces, c’est l’univers que Tahar Békri matérialise poème après poème, un recueil après l’autre, sondant des émotions sourdes, descellant une parole muette happée par le repli, interrogeant l’oubli où survivent des lambeaux de mémoire vive, pendant que « sable après sable s’enlise le port ».Les images dépouillées, épurées, comme érodées, ramassées en un seul vers, s’ajoutent aux images, ouvrant des poèmes que l’auteur déroule comme Hélène l’impossible chemin de l’exil ; ni porte étroite, ni voie royale, mais fil contondant aux pieds du funambule ou fragiles chemins de traverses sur des précipices cachés. La douceur, l’infinie douceur du chant souterrain, sourdant des douleurs enfouies, de l’impalpablebeauté des formes échappées des paysages entrevus, traversés comme un rêve, telle est la poésie de Tahar Békri. Le chant soutenu, vaille que vaille, d’une vie intérieure dérobée à l’oubli : »Et toujours lui revenaient / Les appels de la mer / Vagues rebelles / Écumes brumeuses / C`est quoi un pays ? / Demandait?il à l’horizon incendié / Le sable sous le vent perdait courage

Hédi Dhoutar

La Presse, 21/02/2003 (Tunis) :

Les figures de jonction dans L’horizon incendié, de Tahar Bekri

I. Entre deux mondes… un poète
par Jalel El-GHARBI

Et voici que l’œuvre de Tahar Bekri, d’habitude si discrète quant au vécu du poète, laisse entrevoir dans ce nouveau recueil sa veine autobiographique évoquant çà et là des bribes d’une vie. Ce sont les souvenirs du lycéen à Sfax jusqu’à 1970. Ces vergers le long des chemins
Habillés de lumière Les tuiles mêlées aux terrasses
Confondaient plage et poudrière Il se revoyait sur son vélo rouge
Vénérées les heures tisseuses de vers Parmi les vieilles murailles sa tournée
Ravivé il atterrissait aux tréfonds des secrets (p.57). Plus loin, l’évocation est introduite par le même démonstratif, comme pour donner à voir l’objet du souvenir :

Ces ficus qu’il ne savait nommer
Dans la cour du lycée
Les souvenirs alourdis et titubants
Les amis rajeunis surprenaient
Sa silencieuse venue (p.59). L’homme nourrit sa poésie y apportant une cargaison de souvenirs entreposés pêle-mêle car il s’agit de souvenirs vécus plutôt sous le mode de la réminiscence discontinue.

Réminiscences parcellaires plutôt que prétention à restituer le souvenir dans son intégralité. Il y a chez Tahar Bekri comme un refus de l’épanchement. Je cherche à le dire autrement : sous la plume de Tahar Bekri, la lyrique absence a comme corollaire une absence de lyrique. J’appelle cela la décence de celui qui est ailleurs. Mais le souvenir surgit comme à l’insu du poète. Il y a peut-être un stade de la vie où on se surprend à se souvenir et où l’on hésite dans le chiasme que forment mémoire et oubli :

Mémoire contre l’oubli
Oubli contre mémoire (p.35). L’adjuvant du souvenir, c’est la marche : c’est elle qui le suscite. La marche peut être déclinée en cheminement, en quête. Voici un des motifs les plus persistants dans ce nouveau recueil de Tahar Bekri : le poète marche dans la ville (Paris, le plus souvent) et une résurgence advient au gré du hasard, dans le décousu de la mémoire comme dans celle qu’évoque le poème inaugural :

Il invitait la mer
Dans les bras de la ville sourde
Marcheur inconsolable
Et disait à l’asphalte
L’astrolabe
A égaré mes voiles
Mes rivages Dans les chaînes perfides le gouvernail (p.9).

C’est le comparable qui déclenche le souvenir. Les choses parlent dès lors qu’il y a similitude, comparaison, métaphore. L’éloquence est tributaire de la métaphore. Le souvenir dépend du «comme». Je me souviens parce que «ça me dit quelque chose», dit la langue vernaculaire :Et les pas Privés de rames Brûlé par le souvenir Il arborait des palmeraies absentes La voix tremblée et la savate lente Confondu par les vignesvierges Le long des murs blafards S’avivaient en bataille ses silences (p.10).

Une chose, en l’occurrence la vigne vierge de l’éloignement, appelle son autre, son comparant : les palmiers. C’est donc la semblance autant que la dissemblance des choses qui suscite le souvenir. Ce qui est visible est comme ce qui est lointain, invisible. La métaphore convoque l’absence, en fait ressentir la douloureuse rémanence. Autre exemple : c’est à la faveur de la similitude entre les cimetières du monde que lepoète revit ces matins où on lit des versets coraniques sur les tombes:

Il suppliait les glaciers
Dans le crépuscule des pôles
Mêlées à ses fontes les sourates
Si près des cimetières
Les aiguilles sans miséricorde (p.35).Incursions en pays natal

Ailleurs, le souvenir est déclenché par l’eau qui chemine. Car les éléments cheminent eux aussi, vont à leur perte et disent ce mouvement qui nous porte à la nôtre. Le fleuve donnant une vue héraclitéenne, allégorise moins la destinée que la source. Un fleuve laisse entendre sa source. L’eau ne charrie pas les stigmates comme nous l’apprend l’île de «Gorée inconsolée» (p.30).Ce sont de la sorte deux géographies qui voisinent, qui se superposent dans une stratification des choses qui fait que le vécu, celui du souvenir, est présent, élément du réel comme l’illustre ce poème évoquant les jardins du Luxembourg. Relisons ce poème où l’oasis fait uneincursion dans les allées du Luxembourg :

Au jardin du Luxembourg
Il revoyait ton ombre
Les grenadiers dans les caissesLes palmiers les racines en l’air (p.60).

La figure de l’arbre déraciné peut être lue comme hypallage : ce n’est pas de l’arbre qu’il s’agit mais de celui qui le voit. Le poète est l’arbre.On aura remarqué l’absence de motifs folkloriques dans l’œuvre de Tahar Bekri. La nostalgie ne verse à aucun moment dans le folklore quinuit tant à la poésie et à la culture tunisiennes les transformant quasiment en dépendances de l’Office de l’artisanat.

Ces incursions du pays natal ne se limitent pas à la flore; elles s’étendent à la faune et surtout au lexique. Il y a des mots arabes tapis derrière ces mots français : il s’agit de ces mots empruntés à l’arabe algarades (p.44), sourates (p.35), carmin (p.49), luth (p.56), sourate (p.35). Ce sont des mots chargés de mémoire. Des mots qui ont voyagés, apportant au lexique du français l’apport de leurs connotations étymologiques. Une langue en cache une autre. Un monde en cache un autre.La parabole de l’olivier

Il y a deux mondes dans le monde de Bekri. Mieux encore, son monde se situe dans le neutre du ni… ni. Il est à l’image de l’olivier coranique qui n’est ni oriental ni occidental. On pourrait trouver dans la biographie de l’auteur de quoi expliquer cette prédilection pour le neutre (ni… ni): le poète est natif de Gabès, oasis maritime, ville prise entre les néants marin et désertique. Ni terre ni mer ou et terre et mer. Gabès est une ville qui, à l’instar d’Utique, pourrait faire de la tortue son emblème. Un jour, Bekri m’a rappelé la souffrance jusqu’aux larmes de la tortue quand elle pond ses œufs dans le sable pour rejoindre très vite la mer laissant ses petits derrière. Et Bekri d’ajouter : « La douleur du poète est similaire… Et certainement la souffrance humaine d’une manière générale ». L’horizon incendié évoque cette tortue :Pourquoi abandonne-t-elle au large Ses larmes la tortue (p.11).

Ville amphibie. Ou encore, cet autre emblème possible pour Gabès : un oiseau marin comme ceux qui hantent le recueil : mouettes (p.31), cormorans (p.33) ou ces ‘‘mille goélands’’ (p.66). Mais l’on cherchera plutôt l’explication de cette propension au ‘‘ni…ni’’ dans le texte coranique : Bekri se souvient de ce verset coranique évoquant ‘‘un olivier ni oriental ni occidental’’ qui est, sans doute, un olivier céleste et oriental et occidental. La poésie de Bekri, poète parfaitement bilingue, peut se dire et orientale et occidentale. Et en cela, son mot favori est la conjonction de coordination ‘‘et’’ qui ajointe, fait vivre dans l’interstice de deux mondes appelés inexorablement à se réconcilier. Et il y a, chez Tahar Bekri, comme une crainte de l’oubli que les deux mondes ne s’ignorent, ne s’oublient; comme une crainte qu’ils ne se souviennent de leurs vieilles querelles. Il y a un ‘‘non-lieu’’ à atteindre pour que Orient et Occident fraternisent. Ce non-lieu trouve son illustration dans ces vers :Ici là-bas Ailleurs encore Il arpentait le désert.

L’absence de ponctuation met en contiguïté deux espaces ‘‘ici’’ et ‘‘là-bas’’, les enrôlant dans une tierce réalité qui n’est ni ici ni là-bas ou, mieux encore, et ici et là-bas. Un lieu qui n’est pas un ailleurs car l’ailleurs est sauvegardé comme tel. Il s’agit d’un lieu habitable fait d’une manière d’ubiquité permettant d’être ici et là-bas. Une ubiquité qui est peut-être un autre nom de l’être autre part.

II. Espérance irréductible, obscurité rampante

C’est peut-être un des sens qu’il convient de donner au thème de la marche, du cheminement chez Bekri. Il s’agit d’aller vers cette zone où Orient et Occident finissent par s’entendre. Mieux encore, le monde de Bekri tend à annihiler cette division du monde en deux : il y a des contrées qui échappent à cette division : l’Afrique (Sénégal et Mali). Dans ce recueil, Bekri mêle les espaces et les pays, brouillant ses propres pistes comme pour dire ce besoin de fraternité – que nous lui connaissons – dans un monde que les incendies menacent de toutes parts. Dans la cécité ambiante, le devoir du poète est de marcher vers l’horizon… non pas tant pour servir de jonction que pour faire fusionner le monde dans l’un (ou le tout) du poème. Suggérer par les mots Reprenons la même question : qu’est-ce qui fait marcher le poète – où l’expression est à lire littéralement et dans tous les sens – ? Le désir de marcher, la marche du désir et le désir. Celui qui est intransitif, comme chez Rilke. Celui qui court à sa perte. Et il y a chez Tahar Bekri une conscience tragique du passage du temps. Conscience d’autant plus poignante qu’elle est à peine perceptible. Ardeur des choses tues. L’homme nourrit sa poésie, ai-je dit. Et il le fait dans la délicatesse de ceux qui savent être discrets. La poésie de Tahar Bekri redoute les envolées lyriques. L’aveu autobiographique n’y tiendrait pas. Elle oscille entre la retenue d’un moi se refusant aux coulées lyriques et le besoin impérieux de se dire. Comment dire sans la pronominalité inhérente à tout dit ? La réponse du poète semble être de préférer la connotation à la dénotation. i.e. il s’agit de confier aux mots la tâche de suggérer. Ainsi, le mot signifie autre chose que ce qu’il signifie. Il vient au poème surdéterminé par ses connotations, par son étymologie. Les mots ont un vécu. L’astrolabe n’est pas que l’astrolabe. Il est d’abord son étymologie. Dit autrement, l’astrolabe est moins qu’un astrolabe. Il n’est que son étymologie.+ ou-, je ne sais. L’influence coranique – ce fait rhétorique se retrouve également dans la Bible – a comme manifestation rhétorique le recours à l’hyperbate qui fait que sur les soixante poèmes qui constituent le recueil dix, s’ouvrent sur la conjonction  »et ». Mettre la conjonction  »et » en tête de phrase signifie que le poème même est ajout, désir de jonction avec un dit antérieur. Une parole, toute parole, n’est jamais première. L’hyperbate insinue que toute prise de parole s’inscrit dans le continuum d’une parole commune, dans la nostalgie à l’égard de textes antérieurs. Dans le Coran, la conjonction  »et » s’explique par le désir du texte d’être un lien avec sa version complète, matricielle détenue par Dieu et dont le Coran n’est la révélation qu’en partie. Les mots disent toujours autre chose. Ils disent l’autre. Prenons la pluie : la pluie est un objet de désir, d’invocation. Avant d’être objet, elle est objet du texte qui l’implore : Toutes ces femmes indolentes Dans l’allante lumière Nous réappropriaient l’arc-en-ciel Bercé par nos prières De nos saisons sèches Renaissaient les pâturages Nous ne savions comment Nous nous déhanchions emportés dans les airs. (p. 22) Très souvent, dans le poème, la chose appelle son antonyme pour s’associer à lui. Tout se passe comme si la jonction syntaxique palliait la disparité des choses. Soit le cheval ailé qu’évoque ce poème : Il disait à la nuit hâte-toi Pour ôter au cheval ailé ses œillères L’âge lui empâte les traits (p.42). Elision. Liaison On serait tenté d’y voir une figure de l’inspiration poétique qu’incarne Pégase faisant jaillir la source d’Hippocrène ou un souvenir du Bourraq, cheval du prophète Mohamed, ou encore un cheval des féeries des Mille et une nuits. Il conviendrait de voir plutôt dans ce cheval ailé la jonction de deux éléments: terre et ciel.  »Le cheval ailé » est figure de symbiose, figure de jonction. Le dialecte tunisien dirait  »cheval et ailé ». Rien ne se passe de jonction ni de son corollaire syntaxique ; la conjonction  »et ». Chez Tahar Bekri, tout élément appelle son  »autre » n’est que par son  »autre ». La nuit hèle le jour, le soleil la terre ; la mer le feu. Tout est désir de l’autre. Nous sommes dans un univers : Où la nuit s’alanguit du jour (p.44).Ainsi donc, la séparation du déracinement se trouve transcendée en rapprochement, transmuée en jonction, sublimée en fusion. Ainsi donc, dans l’espace du poème, l’élision se fait synonyme de liaison. Mais l’univers qu’évoque Tahar Bekri est moins euphorique qu’il n’y paraît. Les laideurs du monde étant ce qu’elles sont, elles ne sont pas à ressasser en poèmes. Ici encore, la connotation suffit. On comprendra le titre comme allusion à l’actualité, comme référence à ces cieux embrasés : New York, Jénine, Jalalabad, Bagdad ou des incendies à venir : Bagdad. Les laideurs du monde sont signifiées par nos détritus : « Les villes perdaient leurs visages Cernées par les dépotoirs » (p.36). Le poème est sans doute une évocation réaliste, mais l’évocation revêt ici une tout autre signification : les laideurs du monde sont à lire aussi en écho à cela qui ne peut laisser indifférent. Ce sont des figures de la déchéance généralisée. Le registre de la laideur dit ces villes qui consomment, consument, rongent la mémoire et le corps qui se souvient. Les détritus, c’est aussi ce qui fait vivre une humanité démunie. L’ordure allégorise les travers de l’humanité, celle qui consomme, jusqu’à ne plus être qu’un tube digestif et qui laisse mourir de faim des enfants. Elle signifie notre propension à produire de la laideur – dans toutes les acceptions du mot, notre inaptitude à ne pas en produire. Et l’art ? – une conscience tragique qui laisse entrevoir une destinée tragique : Dans le cercle du vide L’illusion marâtre souveraine Révélé à ses dépens Au crépuscule Le squelette gourmand qui attend (p.17). Dès lors où demeurer, où habiter dans l’inhabitabilité croissante de la terre ? Et où (se) poser cette question ? – un poème de Bekri y répond ; peut être lu comme réponse : C’est quoi un pays ? Demandait-il à l’horizon incendié (p. 27). La question est à poser en poème, comme ici. Elle est surtout à poser à la poésie désignée ici par le titre du recueil. Nous le savions depuis ce mot de Hölderlin tant de fois repris : « c’est poétiquement que l’homme habite la terre ». La leçon de l’Horizon incendié est que toute question relative à notre habitat est à poser poétiquement. A Radio-France qui lui avait demandé une dédicace pour l’ouvrage (présentation du texte par l’auteur même), Bekri répondit avec ce texte que nous citons intégralement: « Depuis Sophocle, peut-être, la cécité est menaçante et la permanence de la tragédie humaine traverse la littérature et ses questions fondamentales: la vie, l’amour, la mort. Dans ce livre de poésie écrit à la troisième personne à la limite du récit, j’essaie de traduire ces émotions et ces sentiments conflictuels et antagoniques qui habitent mon être partagé entre l’espérance irréductible et l’obscurité rampante : violence, guerre, exil, errance, montée des périls qui guettent notre modernité. Pour déjouer la laideur qui pèse sur notre monde, et comme le dit Lao Tseu :  »mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres », je mêle les pays et les paysages (Mali, Belgique, Sénégal, France, Tunisie, etc.), les temps réels et imaginaires, les horizons et le large comme liens fraternels et nécessaires à la beauté du monde. De l’horizon incendié, brûlé comme un soleil qui se couche, peut naître, paradoxalement, une lumière intérieure et salutaire. Celle-là qui me donne la conviction que la parole poétique dans sa quête de l’absolu et des vérités profondes de l’humain, doit être sobre et essentielle, sans fioritures de style ni gratuité du langage ».J.E.G

Lundi 17 Mars 2003
Littérature

«L’horizon incendié» — de Tahar Bekri

Sangler les continents séparés Par Hédi KHELIL

Poésie d’un globe-trotter! Poète errant à travers le monde, la poésie de Bekri se caractérise par la multiplicité des lieux. Mais, l’errance, une fois hissée au niveau de la conscience poétique, est promue en quête. Aussi, son errance est-elle une quête. Celle d’une identité, cel
le d’une langue, fatalement vouées à l’instabilité et au changement. Sagesse de ceux qui quêtent en changeant de lieux, car ce poète ne sait «quelle sagesse pour ceux qui restent immobiles ?». Tahar Bekri «[…] aimait les hirondelles par dessus la mer et ne savait pourquoi» (premier vers du premier poème, Imri’ al-Kaïs, dont il chante le choix-douloureux-dans Le chant du roi errant (L’Harmattan, 1985), il se sent partout chez lui dans sa transhumance. Ce poète transhumain, passant à travers les frontières comme l’homme invisible à travers les murs ne se sent nulle part étranger. «Errance» devrait être glosée en «mouvance», car seul un incapable se sentirait étranger en un autre pays. Les frontières doivent être des passerelles et non pas des murailles. Les racines ne doivent pas non plus être des attaches contraignantes (cf. T.Bekri, Les chapelets d’attache. L’Harmattan, 1994) mais plutôt des promesses de fleurs, comme dit Tahar Bekri: «Les racines, c’est bien, l’essentiel ce sont les fleurs». On est loin du poète de janvier 1978 qui écrivait avec ses larmes son Carnet de départ du pays natal, souffrant de l’éloignement. La poésie brûle les horizons et élargit les frontières. L’Horizon incendié de Tahar Bekri dit à sa manière la terre des hommes.

La présence insistante du « signe visuel» se concrétise dans l’hypotypose, expression par l’image comme une peinture vivante. La parole de Bekri est une allégorie filée. Un grand signe, un monde en images où les séquences appellent les séquences. Les images se fondent, les mots deviennent spectacle et se donnent en spectacle. Objectif du poète, peindre l’insolite en le concrétisant. Rapprocher les images éloignées, les faire vivre, sentir, partager.

Fleurs et racines

Pourtant, l’insolite est passible d’exclusion ! La transgression, comme acte d’insoumission au modèle dominant, appelle la sanction : la marginalisation. Ce n’est pas par hasard que «étrange» et «étranger» soient tirés du même radical. La langue de Tahar Bekri (puisqu’il est parfait bilingue et écrit en arabe aussi bien qu’en français) lui a enseigné que c’est le même mot qui sert à dire ces deux nuances en arabe : «gharîb» signifie à la fois étrange et étranger. Or, le coran a été le « gharîb » par excellence. Sa sanction a été l’hégire et ses formes d’expression sont restées à nos jours orphelines et sans filiation. C’est en changeant de frontière que ses racines ont fleuri. Car, c’est en traversant la terre qu’on voit la lumière du jour. Et, il n’y a pas de sagesse à rester immobile.

Plus qu’aucun autre recueil de Bekri, L’horizon incendié définit la poésie comme acte de liberté, «un affranchissement de l’esprit de ses innombrables interdits, une transgression du conformisme ambiant, une résistance contre la laideur qui menace» (2) : «Plus que jamais l’acte poétique est un acte libre et qui refuse le cloisonnement et l’enfermement».

L’invitation de la mer

Plus que de circularité, il s’agit chez Tahar Bekri de spirale qui remonte «le cours du fleuve sec» comme le laboureur (cf. son recueil, Le laboureur du soleil, L’Harmattan, 1991) revient non pas sur le sillon, mais en le remontant à contre-courant, comme un saumon. Parce qu’en lisant à l’envers (comme l’écriture arabe se lit de droite à gauche et non pas de gauche à droite) les choses rentrent dans l’ordre comme dans un palindrome. «L’invitation de la mer» est à reconsidérer sous la plume de Tahar Bekri. Ce n’est plus la mer qui invite, qui appelle :

Et toujours lui revenaient
Les appels de la mer (p.27)

T. Bekri tire profit de cette ambiguïté (ici triple sens) pour déconstruire puis reconstruire cette devise, dans son incipit :

«Il invitait la mer».

Les appels de la mer! Tragique dispersion des sens, dont l’aboutissement demeure le même. C’est la mer qui appelle à sa perte le faux marin comme les sirènes. C’est lui qui appelle la mer car on achève bien les chevaux. Ou ce sont des appels de détresse qui proviennent de la mer. La paronymie entre l’asphalte et l’astrolabe :

Et disait à l’asphalte
L’astrolabe
A égaré mes voiles
Mes rivages (p.9)

achève de tresser les passerelles de la dérive des frontières,de l’appel à l’émigration. Partir à l’assaut des «turpides murailles», des «murs blafards», incendier ces frontières, comme on «brûle» aujourd’hui, privés de rames (p.10), «emporté comme étoile filante», n’ayant pour tout bagage que «des palmeraies absentes» est en un mot «un rêve errant». Rêve qui alimente le mythe. Mais ce mythe n’a pas la clémence rassurante des palmeraies. Ce n’est point l’éternel retour. Mais l’éternel départ. On ne peut impunément inviter la mer ni répondre à son invitation. Entreprise suicidaire que de défier l’infini, l’inconnu, la mer, la frontière, sans voile, sans rame et sans astrolabe. C’est le non-retour assuré, qui avive la «danse des vautours» :

«Leurs sels dîme pour le non-retour» (p. 12)

«[…] au gré de ce qui ne pourra revenir» (p.16)

«Sable après sable s’enlise le port» (p.23).

L’horizon appelle la mer, l’eau fuyante défie les «déserteurs en quête de lumière» vers la course du mirage, «attelé aux exils sauvages».

Qu’est-ce qu’un pays?

Question lancinante, mais question unique comme l’unique cordeau des trompettes marines d’Apollinaire, comme le sens unique du départ sans retour :

C’est quoi un pays ? (p.27)

Question sans réponse quand on la pose à la nuit brûlée, à «l’horizon incendié». Le poète s’y risque autrement : «combien faut-il à l’orage de foudroyés», mais sans point d’interrogation.

Car le pollen peut voyager, traverser mers et océans, prendre racine, germer, donner des fruits et des fleurs, sans payer la dîme que payent «ces enfants errants». La clameur des cormorans au passage chante les «pays sans terre». Les «appels de la mer» de ces naufragés des traversées immobiles, crient qu’il y a des terres sans pays ! Absurdes ! ? Peut-être mais pas plus que :

«Les palmiers les racines en l’air
Les étés suspendus à ses paupières» (p.60)

C’est l’arche de Noé, à l’envers. Le cœur comme rameau d’olivier devient roc en plein vent.

L’eau n’a plus où se réfugier, s’engloutit dans le «squelette gourmand qui attend» et disperse les cendres du rêveur dans l’océan. L’horizon incendié nous apprend que mourir est un pays.

H. K.

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1). Tahar Bekri, L’horizon incendié. Editions Al Manar, collection «Poésie du Maghreb», publié avec le concours du Centre national du Livre. Paris, 2002. 2) T. Bekri, «Le poème ouvert», La Presse littéraire, 16 août 1999. Cf. aussi La Presse littéraire, «Rencontre avec Tahar Bekri» du 6-11-1988.

Le Renouveau littéraire, Tunis, 26/02/03
Lu pour vous

L’Horizon incendié
de Tahar Bekri

J’ai gardé de mes quelques rencontres avec Tahar Bekri un sentiment que je retrouve aujourd’hui à la lecture de son dernier recueil de poèmes, L’Horizon incendié. C’est que la voix du poète et celle du poème reposent implicitement sur un mot : « prière ».
Les soixante fragments de ce recueil parlent à voix basse, à la limite du murmure, à l’image de l’homme qui dit sa prière non à une divinité, mais à ses semblables.
Tahar Bekri est à l’écoute de la « sourde mélancolie » qu’il rencontre dans les « pays sans terre ». Poète « aux semelles de vent », il va à la rencontre de l’autre. Le Sénégal, le Mali, la Tunisie, la France et la Belgique sont pour ainsi dire les étapes d’un parcours initiatique au cours duquel il se découvre « frère de tous les brûlis » / Le coeur rompu aux feux de la mer ».
Les épigraphes de Rûmi et de Lao Tseu, qui ouvrent L’Horizon incendié, affirment la complicité de la parole et de la lumière dans cette quête du sens. La poésie est ainsi le seul viatique pour celui qui se demande s’il peut « s’ébrouer au-dedans de lui-même ».
Tahar Bekri nous révèle une nouvelle mystique qui prend le parti de la « voix » contre « les silences », de la « chauve-souris / Contre les turpides murailles », du « rouge-gorge » contre « les vautours », des « marabouts solitaires » contre les « satellites », bref de la sensibilité contre le rigorisme.
Cette mystique ne se recroqueville ni ne se limite aux « plains-chants et litanies », mais elle « sonne l’hallali » des ténèbres et requalifie « le chant minéral » en vue d’un imminent lever du soleil.

Aymen Hacen

L’Arbre à Paroles n° 119, 1er trim. 2003
Maison de la poésie d’Amay

TAHAR BEKRI
L’HORIZON INCENDIÉ
AL MANAR

Les amateurs commencent à apprécier le catalogue de l’excellente maison d’édition dirigée par l’éditeur Alain Gorius, qui donne à lire quelques?uns des meilleurs auteurs maghrébins d’aujourd’hui, avec une présence marocaine affiirmée. Ici, c’est un poète fraternel, Tahar Bekri, né à Gabès (Tunisie) en 1951, qui se voit proposé dans cette collection sobre mais élégante, raffinée même, dont les exemplaires de tête des tirages sont souvent rehaussés d’œuvres dues au talent de plasticiens et de calligraphes contemporains (ici, Mohammed Kacimi). Tahar Bekri écrit en français et en arabe. Il est maître de conférences à l’Université de Paris X ? Nanterre et a publié jusqu’ici une quinzaine de livres (poésie, essais, livres d’artistes). On retrouve dans ce volume marqué par les voyages effectués par le poète au Sénégal, au Mali, en Belgique, en France, en Tunisie, l’enchevêtrement des paysages, des sentiments et des émotions, certes, mais aussi une constante : des métaphores signalant l’exil, qui n’est pas seulement nomadisme ou déplacement physique dans le monde, mais aussi sentiment profond de l’exclusion d’un accord parfait avec la réalité ultime. Le poème alors tente de dire, puis de capter des rayons de lumière dans une obscurité que l’on ressent comme menaçante. On y retrouve aussi une caractéristique de l’écriture de ce poète tunisien contemporain : le sens du récit poétique en vers libres est souvent proche de l’invitation à la prière. Son poème est une invitation à nous arrêter un moment, au milieu de nos humaines pérégrinations : nostalgie, colère et dénonciation, émotion et empathie, réflexion sont alors comme des variations autour d’un même motif. Le motif de la grandeur et de la fragilité humaines. Cet Horizon incendié est celui du désert, qui peut être partout, et pas seulement en rétérence à un lieu géographiquement ou culturellement connoté. On sera frappé par le sens de la symbolisation, qui fait que Bekri est aussi un conteur, un suscitateur de mondes à partir d’un enchaînement de nominations botaniques, géographiques, animales, émotionelles :

Parfois
Il implorait le fleuve
Les arrimeurs debout
Comme des raphias
Dans le vent grondeur
Les bateleurs volaient
A l’eau fuyante la course du mirage

Attelé aux exils sauvages l’horizon.

On perçoit bien comment, dans cette écriture souvent nominale, où l’action est indiquée parfois par des contractions et des rapprochements de métaphores qui fixent en contrepoint aux groupes verbaux l’action décrite dans sa nouaison la plus essentielle, se joue un double mouvement : celui du passage et celui de l’arrêt. L’eau et le vent sont ici tout autant convoqués que les irnages disant le feu, la clarté, la lumière ou bien leur antithèse, la noirceur, la calcination, la brûlure, afin de montrer encore ce double mouvement de navette entre le permanent et l’éphémère, entre l’ombre et la plénitude, et qui indique la déchirure ainsi qu’une possible ré?union :

Mémoire contre oubli
Oubli contre mémoire
Il suppliait les glaciers
Dans le crépuscule des pôles
Mêlées à ses fontes les sourates
Si près des cimetières
Les aiguilles sans miséricorde

Ponctuaient ses défiantes omissions.

Et c’est de la condition humaine encore que parle ce poète chaque fois qu’il questionne le monde et scrute au plus profond de lui-même l’état des lieux : il demeure concret et ne touche à la métaphysique que par l’apprentissage des situations, non par un effort de spéculation :

Imprudentes les étincelles
Ensemençaient ses arides steppes
En dépit des étés transhumants
Parfois les éclaircies |nébuleuses
Appelaient ses frivoles abandons
Il réapparaissait frère des brûlis
Le cœur rompu aux feux de la mer Dispersées ses cendres dans l’univers.

Et c’est bien là un des attributs majeurs du poète et ce en quoi il touche son autre, son frère.

Éric Brogniet

La Presse, Tunis, 14/04/2003

L’horizon incendié – de Tahar Bekri

Les villes ont-elles perdu leurs visages ?


Le poème, seul, par son jeu, sa gratuité, est capable d’appréhender le monde. Il élimine autant qu’il choisit.

Il ne fuit pas le réel, il le qualifie. Il accompagne le jaillissement de la vie, il rend signifiant son éclair.

Le poète ne parle pas dans le vide.  » ll est l’avocat perpétuel de la créature vivante, parce qu’elle est vivante « , précise Albert Camus. Dans la poésie de Tahar Bekri, outre le refus, il y a un enfantement constant. Pour recréer un espace ouvert et un temps permanent, le poète exalte la matière, bâtit une ville dans une ville par un arrangement nouveau.

Sait-on quand commence le poème, pourquoi il rejoint l’oubli ? Il n’y a pas de formule, de précepte dans cette poésie habitée par l’interrogation, plutôt un face?à?face, un peu-à-peu, un côte-à-côte, disons un lent travail du mot et de la phrase. Peut-être touchons?nous ici l’esprit des vers de Bekri.

Cherche-t-il la réconciliation des contraires ? Le poème est souvent dans cette conjonction de l’ombre et de la lumière, dans ce rapprochement difficile. La conquête annonce?t?elle la défaite? Tout passe. Rien n’est définitif. De fleuve en fleuve (p.19), Sable après sable (p. 23), Les appels et les rappels (p. 27) traversent les pages et signent leur liberté. Quoi d’étonnant à ce que l’horizon « se trouve » incendié ? Chaque adjectif rend plus vrai le mouvement, rythme le poème tout en l’ancrant dans un cheminement incertain. Le marcheur est « inconsolable », la voix « tremblée », la savate « lente », la ville « sourde », l’étoile « filante » promènent avec elles leurs intériorités, splendides ou inquiètes. L’adjectif au détour de n’importe quelle copule donne à voir l’insaisissable, poursuit l’irréductible. Son absence signifie : « C’est quoi un pays » (27), se dit le poète. Sa présence est rarement « menteuse ». Tahar Bekri ne se sépare pas de la vie. Sa poésie n’embellit pas le réel, mais le  » trahit « . « Nous revoilà / Dans les pièges de la victoire / les tambours ravivant nos morts / l’écho en guise de dédicace / Pour l’amnésie qui se défend / les jetées flottantes si insidieuses » (p.23). Les fragments donnent l’impression que, par la magie de l’enchevêtrement, la parole continue à vivre. L’entrelacs du palpable et du féerique ouvre la voie de l’arc-en-ciel. Le vers en retrait passe de nouveau, soixante fois. Suivons-le dans ses affirmations successives :  » le squelette gourmand qui attend  » (p.17) ; réel ou sur-réel ? « Te revoir dans l’insomnie si décidée » (p. 27); rêve ou hallucination ? . »Ils rencontrent les paroles gelées » (p.38), langue ou langage ? « Le trottoir comme un butin de guerre » (p.50), lutte ou trahison ? Pour comprendre le monde, il faut parfois aller jusqu’au bout de l’énoncé : un sujet, un verbe et un complément. Les phrases sont trop pleines de doutes, de rumeurs, de murmures. On aurait tort de croire que le poète cherche la station définitive, la porte fermée. Le but est envisagé comme un trajet, un transit. Le lecteur prend un fragment (prend la route du poème) ; il y entre (est-ce facile ?), en sort bouleversé plus que séduit, transformé plus qu’informé : cette tâche, il est vrai, n’a pas de fin. Combien de fois lit-on un poème ? .Et jamais / Ne s’achèvent les défaites / Les guerres naissaient des guerres / Les rois tombaient de leurs trônes / Mendiants de leurs orgueils déchus / Tant d’archers aguerris / Inutiles pour des troupes déployées (p.63). Disons que l’intelligence dans les guerres perd parfois en lucidité ce qu’elle gagne en horreur.  » Quelle tristesse de voir des grandes nations mendier un supplément d’avenir « , affirme le philosophe de l’amertume (Cioran).

Habib SALHA
Tahar Bekri, L’Horizon incendié, Al Manar, 2002, 68 pages.

L’Essentiel, Rabat, juin 2003

L’Horizon incendié de Tahar Bekri

Poète et écrivain tunisien né en 1951, Tahar Bekri écrit en français et en arabe. Il est considéré par la critique internationale comme une des voix contemporaines les plus importantes du Maghreb. Sa poésie est traduite dans plusieurs langues. Il est maître de conférences à l’Université de Paris X – Nanterre. Son dernier recueil est intitulé L’Horizon incendié (Editions Al Manar, Paris).

Poète du Sud, mais également d’autres lieux du monde et de l’Universel, Tahar Bekri est un écrivain qui a vécu et su exprimer l’inconnu en lui et hors de lui, à partir d’un vis-à-vis poétique et existentiel concret et épineux avec l’expérience, la sienne, celle de l’exil dans ses rapports avec ses nombreux corollaires, telles l’errance et la nostalgie.
Pour. ce barde, « l’exil, l’errance, l’absence de pays reviennent souvent. Aujourd’hui, l’exil, l’éloignement doivent aussi être chargés de nouvelles connotations, car on peut les transformer en quelque chose de positif, sauf si l’exil est condamnation. » (1986)

Or, dans le cas précis de Tahar Bekri, l’exil n’est pas une condamnation. Il est l’horizon de la création que tous ses livres célèbrent. En témoigne L’Horizon incendié.
Ecrits entre le Sénégal, le Mali, la Belgique, la France, la Tunisie, les poèmes qui composent ce recueil surgissent des tréfonds des mots qui, tous, disent la rencontre fraternelle des souffles de l’Afrique, de l’Europe, des Amériques et de bien d’autres lieux célestiels du possible.

On le sait très bien, quand T. Bekri voyage, c’est toute la mémoire littéraire qui se met en mouvement. Sagittale, telle une vague océane, cette mémoire creuse et fouille en même temps qu’elle accomplit sa descente dans les abysses d’une conscience infatigablement puisatière.

Infatigable, cette mémoire, toujours elle, lutte contre tout ce qui est figé. Pour elle, en tout cas lorsqu’une ouïe comme celle T. Bekri, ce poète des oasis de nulle part, des oasis dont les rares mais fugitives brumes qui en couvrent les matins et les palmes suffoquent rien qu’à l’idée ou à la folie de ne plus voir le firmament lacté, – pour elle (la mémoire), donc le poème n’existe pas uniquement depuis les aurores qui lui ont donné naissance ; mais encore il est un puisatier rêveur : « Fallait-il / Au lutteur exsangue / Tant de fierté pour être battu » (H. I., p. 17)

Comme les recueils bekriens. qui l’ont précédé, L’Horizon incendié est traversé par l’éloge des contrées célébrées que leur homérique poète rencontre au fur et à mesure qu’il s’enracine dans l’exil et l’errance. Qu’elles soient choses, éléments, entités botaniques ou espaces, ou saisies dans leur étrangeté et leur familiarité, ces contrées exigent toutes, chacune dans son régime propre, un regard vrai qui les restitue derechef. Ce regard ou ce ton qui est de T. Bekri, et grâce auquel celui-ci dit les pays et les choses et en dit l’être et la persévérance, est générateur d’une poétique vigoureuse de l’exil, des errances constitutives et d’une nostalgie inquiète, tout ensemble : « De fleuve / En fleuve / ll dérobait à la nuit ses feux/ Les moires menaçantes / Les pirogues à vau-l’eau / Les rives.jamais atteintes / Dans la distance se perdaient ses cris / Etouffés comme des sanglots » (H. I., p. 19)

Ce voleur d’infini (H. I., p 19) et de l’opacité ardente voleuse à son tour, de la proximité.des mythes ou des énergies, des forces.de la matière ou, en tout cas, des maux de la fleur (« Les acacias miraculés / Refuges pour la nuit frondeuse / Ne peuvent cacher le sang fielleux », in H. I. p. 21), ce ,marabout découronné qui veille.sur la dense clameur muette du fleuve Niger (H. I., p.p. 13-15), ce tanneur des souvenirs sinon des sources des sons qui caressent les tam-tams et les corps ébène effleurant la lune-, bref, T. Bekri, ce guide des métaphores a cessé d’être la proie de l’exil et d’être seul dans l’exercice nostalgique de ce que l’exil n’est plus après la poésie de l’exil.

Dans L’Horizon incendié, mais également dans les autres recueils poétiques de T. Bekri, tout autour du poète reflète le décentrement et le déracinement : « Palmeraies absentes / murs blafards / rêve errant / étoile filante / caravanes chancelantes / arbres aux branches nues / marabouts solitaires / cités empaillées / vent effaré / chants égarés… ». A vrai dire, c’est « Dans la distance [que] se perdraient ses cris / Etouffés comme des sanglots » (H. I., p. 19).

Si chez T. Bekri, la mise en poésie de l’exil et de l’errance devient une nouvelle manière de penser, de percevoir et de sentir, la création ou le vécu concret du poète ne va pas sans l’appel nostalgique lancé en direction de sa Tunisie natale, mais également en direction du monde : « Comment supplier le vent effaré / Pour retenir ton souvenir demeure et raison » (H. I., p. 16), « Au loin apparaissait ton ombre / Comme sourde mélancolie », (H. I., p. 24).
La halte, l’égarement et parfois la lassitude extrême du poète lui permettent: paradoxalement de se ressaisir, d’espérer, bref, d’écrire et de méditer : « C’est quoi un pays ? / Demandait-il à l’horizon incendié / Le sable sous le vent perdait courage / Te revoir dans l’insomnie si décidée » (H. I., p. 27).

Ce n’est donc pas sans raison qu’on rencontre chez Bekri l’image du poète exilé, errant et nostalgique du pays natal. La valorisation poétique de l’exil, de l’errance, du nomadisme, du cosmopolitisme ou de la nostalgie est un des moyens fondamentaux qui permettent une recherche d’un nouvea u souffle, d’un nouveau départ, d’un renouvellement de l’acte d’écrire poétique : « Le cœur rompu aux feux de la mer / Dispersées ses cendres dans l’univers » (H. I., p. 68

Ce sont ces années d’exil qui ont permis au poète tunisien d’aboutir à ce qu’il appelle la transformation positive de l’exil. Notons aussi que c’est grâce à ces années d’exil qu’il est parvenu à « exploiter les dimensions poétiques de ce phénomène biographique pour appeler à l’ouverture et au croisement des cultures » (1989).

T. Bekri est objectivement soucieux de faire de son exil un exil positif et inventif, et ceci en ne cessant d’effectuer des voyages dans le but de multiplier les occasions de rencontres et de dialogues. C’est pour cette raison qu’il a pu dire : « Je peux dire que mes derniers livres ne sont pas très nostalgiques parce que je vais maintenant vers l’autre. Je découvre et je continue d’être émerveillé par le monde. S’il y a donc un aspect positif dans l’exil, c’est bien celui-là : la découverte de l’autre. [.:.] Mon exil est sous le signe de la rencontre » (1985).

Reprenant le même parcours que celui qu’il a recueilli dans son Journal de neige et de feu (1997), T. Bekri tente, dans L’Horizon incendié, de voyager dans les mystères des lieux. De nouveau, l’écriture bekrienne évoque des traversées de temps et d’espaces réels et imaginaires mais infinies. Elle est, telle cette caravane de la soif lapidaire que le poète célèbre dans son recueil Le cœur rompu aux océans (1988), constamment confrontée à son propre inassouvissement.

L’auteur de L’Horizon incendié, tel un « Marcheur inconsolable (H. I., p 9), un « Déserteur en quête de lumière » (p. 14), est « Brûlé par le souvenir / ll arborait des palmeraies absentes / La voix tremblée et la savate lente / Confondu par les vignes vierges / Le long des murs blafards / S’avivaient en bataille ses silences » (p. 10).

La nostalgie du pays natal est maîtrisée, parce que le poète peut voir sous d’autres cieux, et partout il se sent chez lui. Il s’agit, chez T. Bekri, de sa disponibilité concrète à aimer d’autres lieux et d’autres personnes humaines. Porté par l’ivresse du voyage, et par le désir d’être ici et en même temps ailleurs, son itinéraire errant lui ouvre les possibilités de sentir la « Douceur des palmestsi légères / Parmi tous ces enfants errants » (H.I., p.32).? « lci là-bas / Ailleurs encore / ll arpentait les déserts / Irréductible égaré / Lumières évanescentes / Jours oubliés / Dans la tourmente des soirs / Enchaînés ses lierres aux sables mouvants » (H. I., p. 34).

Ce qu’on remarque à la lecture de T. Bekri, c’est que sa poésie, outre qu’elle est l’expression d’une résistance authentique contre tous les risques d’érosions de l’esprit et du corps, est un voyage dans l’infini mystère des êtres et des choses, un chant illuminé, un éloge du monde, une chaude et savoureuse sylve qui nourrit l’épopée des jours, libre vent qui salue le pollen de la vie. Face à ces paysages sombres de l’exil, la mer (le seuil de l’absence du pays natal) est l’espace retrouvé, le paysage préféré du poète ; c’est le souffle du vent libérateur. Grâce à la mer – élément marin qui revient souvent sous la plume du poète et qui révèle une signification extrêmement symbolique -, le poète part à la redécouverte de nouveaux lieux et espaces avec comme seul et unique bagage, une parole poétique capable de transcender toutes les frontières spatio-temporelles pour s’enrichir des apports universels : « Il invitait la mer / Dans les bras de la ville sourde / Marcheur inconsolable » (H. I., p. 9), « Combien de. cris / Mer / Te faut?il / Pour pardonner /A nos voix leurs étés / A nos hivers leurs printemps » (p. 18), « Et toujours lui revenaient / Les appels de la mer / Vagues rebelles / Ecumes brumeuses » (p. 27), « Offertes comme des voiles / Aux lointaines mers / Ses vaines évasions » (p. 38), « Enrouée dans la pénombre / Comment te retrouver mer / Par nos fols oiseaux délaissée » (p. 56), l’avant-dernier vers fait allusion à cet élément tant chanté dans presque tous les recueils du poète tunisien : « Le cœur rompu aux feux de la mer / Dispersées ses cendres dans l’univers ».

La mer pour le poète de Gabès est un infini où il peut, insouciant, nomadiser. Les chants poétiques de T. Bekri ont, a-t-on dit, la douceur lisse des galets polis par les tempêtes et la houle ; des galets qui ne trouvent de repos sur aucun rivage.

Laïla PANI
Etudiant-chercheur, Université de Paris IV – Sorbonne

Références

– T. Bekri, « La langue francaise est mon exil », in « Le Nouvelliste », Haïti, jeudi 12 novembre 1985.

– T. Bekri, Le cœur rompu aux océans, L’Harmattan, Paris, l988. ~ – Tahar Bekri : la poésie du voyage et de l’étonnement », propos recueillis par M’Henni, in Le Temps, no 4424, Tunis, 16 mar 1989.

– T. Bekri, « Je ne rejette pas le poids de l’Occident – mais je suis vigilant », Propos recueillis par M’barck Ouled Bey, in « Châab« , Nouakchott, Mauritanie, 11 septembre 1986- T. Bekri, Journal de neige et de feu (en arabe), Ed. Lr du temps,Tunis, 1997.

– T. Bekri, L’Horizon incendié, Ed. Al Manar, Paris, septembre 2002

Le Temps, Tunis, 18 juin 2003 : L’horizon incendié de Tahar Bekri
La revanche des vers

La poésie moderne, c’est bien connu, est une terrible, fuyante, déconcertante bille de mercure qui glisse sans cesse entre les doigts de la critique, échoue immanquablement aux biens du poème, comme les vagues se heurtent, répétitives, au roc de la falaise.

Alors, que faire ? Question-impasse : il n’y a pas de recettes en la matière. Citer les textes sans les commenter ? C’est tomber aussitôt dans l’anthologie, et afficher du même coup une distance froide. L’honnêteté risque de tourner à l’indifférence. Démonter, mot après mot, l’architecture d’une page, décortiquer chaque vers, gloser sur chaque paragraphe ? C’est appliquer à la poésie moderne les grilles de lecture de la poésie classique, et dérouter tous ceux qui attendent d’un critique la preuve d’une secrète affinité plutôt qu’une explication de texte logique et autoritaire. Dans ce cas précis, la rigueur vire douloureusement au cours ex-cathedra. Entrer en poésie, comme en religion, et accompagner un poème sans le réduire à une thématique définitive ou un jugement professoral ? C’est sans doute la méthode idéale, mais aussi la plus délicate, la poésie étant affaire de sentiment plus que d’objectivité. Tout le monde n’a pas le doigté, le souffle inspiré d’un Bekri qui nous a donné les plus intelligentes et intuitives poésies dont on puisse rêver. Le dernier en date s’intitule L’horizon incendié, paru aux éditions Al Manar, dans la collection « Poésie du Maghreb ».

A lire ce recueil de poèmes, force est de constater que le poète Tahar Bekri n’est rien d’autre qu’une extraordinaire paupière, une formidable téléscopie : une manière de voyance, un immense opéra rétinien, un zoom qui chaparde la merveille.Les villes perdaient leurs visages
Cernés par les dépotoirs Dans les tunnels charbonnés en furie
Corps à corps Il limait les heurtoirs
Les entrailles sans brindilles Avec des cierges consumés
Troublées offensées dans les arènes Où avait-il immolé
Ses utopiques certitudes Ses insouciantes ivresses
Ses momies ses encensoirs Les rêves abandonnés
Feux et cendres Comme des pinèdes calcinées

C’est un ou plusieurs poèmes qui, quotidiennement, voient le jour comme une forêt qui avance. Des dizaines de milliers de vers disent l’essentiel de la vie devenue immuable et permanente, en abolissant l’écart entre le rêve et la réalité. Une voie intime colmate les brèches, les fentes, les plaies, la séparation, le déchirement et les distances, pour réhabiliter l’homme dans son environnement rendu à sa dignité redevenuimputrescible par l’amour et l’espoir, et débarrassé de sa pesanteur déforrnatrice.

Fathi CHARGUI

Poésie présente, n° 44, Nancy

Rouler, tanguer, déclamer sur place, marin trompé par les instruments de bord… Il faut avoir perdu la boussole pour demander alentour, par temps calme : « Combien faut-il à l’orage de foudroyés ». Le poète bat l’estrade dans les ornières de l’exil. Par aversion de repères, il s’en tient à ceux trouvés au hasard de sa marche et récuse les autres : il connaît de la géométrie l’équerre des minarets. Son délire dans les rues le pousse d’un pays à l’autre, au jardin du Luxemhourg. L’hibernal sommeil lui permet de retarder le moment de retourner dans sa « tanière », lieu de sa détention en 1989. Une interrogation occupe l’esprit de Tahar Bekri, dirige son souffle de marathonien à travers l’Occident : « C’est quoi un pays ? / demandait-il à l’horizon incendié… « . En fait, malgré le plaisir d’entendre le « chant minéral par l’ondée surpris », il reste hanté par les caravanes du désert. Ses racines prolifèrent dans le sable saharien. S’il presse la terre de lui rendre la couleur du flamboyant, c’est parce qu’un voyageur est docile aux caprices de la vague, aux prédictions astrales :  » Sable après sable s’enlise le port « .
Poète, essayiste, découvert grâce à ce dixième recueil, Tahar Bekri incarne le forçat sans ailes ni retour.
Artiste tour à tour en arabe et français, il impose ici sa voix. Son pas curieusement dansant est celui d’un homme rescapé de la mémoire historique, son amertume familière. Toute épithète superflue, il défend un « réel maghrébin », rusant avec les nœuds du bois et de la corde du marin, nœuds des cultures croisées : héritage islamique et héritage arabe. Habitué au tournis de l’errant, il danse et se réconcilie avec la tradition de l’Arabie païenne. Il danse clopin-clopant, claudique à longueur de nuit une jambe plantée ici comme un piquet, l’autre à la traine là-bas, quelque part dans le passé tunisien, Ici là-bas… irréductible égaré. Un chiasme souligne son écartèlement entre passé et présent, entre pays de l’enfance et régime renié politiquement, Mémoire contre oubli / Oubli contre mémoire. On est en droit de se demander devant son exercice d’équilibriste : tombera-t-il ? Ne tombera-t-il pas ? A-t-il encore toute sa tête, cet homme plein de souvenirs ? Succombera-t-il à la dialectique du malheur, cet homme qui crie à la mer ? Tombera-t-il sur les pierres en apostrophant l’île où l’or a disparu parmi les cristaux ? Ne tombera-t-il pas, homme de cœur qui prend le fleuve pour confident ? Clopin-clopant, sans bras, sans béquilles, va-t-il se coucher en fin de compte sous l’ombrage d`un manguier, au pied d’un baobab ? L`épaisseur terrestre vécue avec le pressentiment de la mort parmi tous ces enfants errants de Tunis, des Antilles, des mégalopoles de tous continents, donne du prix au recueil plein d’émotions. Elles n’ont rien à voir avec des frasques de jeunesse, les amis comme des verres bruyants, ni avec des équipées d`un solitaire désireux de vivre étranger aux plaisirs simples : toutes ces femmes indolentes / dans l’allante lumière / nous réappropriaient l’arc-en-ciel…
Ses poèmes ont la concision d’enluminures : brûlis du monde actuel, bûchers féodaux dans la nuit. La métaphore de l’étincelle sous-tend le feu sous le sable. L’étoile filante dissipe des cauchemars enfouis en nous. Ensemble, les espaces étrangers et oniriques, mis bout à bout, racontent un itinéraire incertain vers la lumière, une certaine lumière éteinte par les maîtres de l’ombre. Les pages multiplient les faux départs, les repentirs, les élans inspirés, les moments de doute au-devant de la tempête et les retours sur les lieux de naissance. Le lecteur est témoin d’une méditation devant des sourates, de prime abord hermétiques avant l’éclaircie où elle reprennent sens. La sensibilité profane est en peine de les traduire. Les images poétiques s’impriment sur la rétine. Les consonnes rugueuses, des détails inaccoutumés dérangent notre optique. Finalement, il est impossible de discerner chez le poète ce qui relève du métadiscours, de la nostalgie de l’horizon natal, de l’ancrage recherché dans son pays. Les pôles géographiques et humains sont réunis à travers le spectacle de la fonte de glaciers du nord et l’accumulation d’ordures, signes des temps modernes, dans le crépuscule où règnent les marchands de sommeil.

Poète prométhéen, prophète écorché, qui ne finit pas de poser des questions sur le pas des portes. Pourtant il n’a rien, ne veut rien proposer en échange de l’accueil de ses hôtes. Nomade dans l’errance enracinée de ses pas qui remplacent les rames, le poète passe le gué des saisons et endosse les identités que les circonstances lui imposent. Mais il n’éprouve le besoin de s’identifier à aucune. On pourrait le qualifier d’expatrié, de paria, de guerrier. Le registre épique, dans les dernières pages du recueil, déconcerte à tort. Accepter comme Tahar Bekri la vie avec ses trésors et ses sanies – le sang corrompu – demande une faculté d’adaptation, un endurcissement aux saisons, une persévérance rare dans sa marche. Le soleil refroidi nous désertait… dispersées ses cendres dans l’univers…

Le poète pratique le dépassement de soi et revendique le statut du nomade en résistance. La prière, dans le recueil, le ramène à s’indigner devant le désordre imputable à l’industrialisation. Il doit montrer un disponible au gré des circonstances qui varient selon le port d’attache, selon l’oasis où étancher sa soif de la douceur de palmes si légères selon le pays étranger – par ex. le Sénégal – où le souvenir de la traite gravé dans le mémorial de Gorée est couvert par l’animation de volière des marchés. Le détachement religieux convient à l’obstination du nomade. Le trait d`esprit va de pair avec le marchandage et la défense du patrimoine maghrébin : le désert embrasse l’univers couvert d’acacias et de braseros où brûle l’encens. Par des raccourcis et des traverses personnels, Tahar Bekhri, solidaire des maîtres fondateurs, renoue avec sa propre navigation. La caravane succède au bateau ivre de Rimbaud. L’absence de gouvernail est garante de sa liberté : L’astre a égaré mes voiles / mes rivages. « L’éveil maritime » est d’autant plus obsédant que la tentation de la nuit ininterrompue – la révolte sans laquelle il baisserait sa garde – imprime l’entropie (l’anthropisme) des images est le marcheur inconsolable, le déserteur en quête de lumière, capable de s’ébrouer au-dedans de lui-même : « l’homme aux semelles de vent tunisien »

L’imagerie marine marque les 60 poèmes du recueil composé de septains correspondant aux sept jours de la semaine. Un blanc, un saut de ligne, met en lumière le dernier vers hétérométrique : phrase nominale, proposition avec verbe inversé, énoncé autonome, rejet… La surprise vient dans chaque poème, moins de la couleur que de la mobilité des points de vue, des tours de parole dans la co-énonciation. Le pronom à la première personne est absent ou tenu en retrait devant l’emploi d’un nous inclusif où doit s`impliquer le lecteur, son frère nomade. L’apostrophe à la mer, la confusion des distances entre l’ici et l’ailleurs, ajoutent à l’organisation des mots décidés par la rime intérieure. Chaque page laisse entrevoir, dans le chaos des vocables, un ordre compressé par l’allitération et par la contiguïté des extrêmes : Les rapaces disaient aux mouettes / soyez fleurs de sel ou tigresses / les défenses d’éléphant ne sont / Que tristes canines de dents.

Alain Gnemmi


Né en 1951 à Kasserine, en Tunisie, Tahar Bekri est universitaire et essayiste, résident en France depuis 1976. Il publie ses premiers recueils en 1978, en quête d’une modernité puisée dans une descente vers les origines.

V I E L I T T É R A I R E

Littérature francophone > SOIRÉE LATITUDES

Tahar Bekri, Ulysse oasien

INVITÉ PAR LE CENTRE RÉGIONAL DES LETTRES DE BASSE-NORMANDIE, EN COLLABORATION AVEC L’ESPACE SENGHOR DE VERSON, LE POÈTE TAHAR BEKRI ÉVOQUERA SON ŒUVRE LORS DE LA PROCHAINE SOIRÉE LATITUDES.


Né en 1951 à Gabès, aux confins du désert tunisien, Tahar Bekri vit en France depuis 1976 et enseigne à l’université de Nanterre. Il a été arrêté alors qu’il était étudiant à l’université de Tunis, puis emprisonné avant d’être contraint à l’exil au mitan des années 70. Poète, critique et universitaire, Tahar Bekri est avant tout un passe-frontières invétéré qui trouve son sucre d’abeille aux croisements des langues, des cultures, des continents et des arts. Ami des peintres, chantre d’une Fraternité toujours à consolider, Tahar Bekri tisse d’une même haleine les dits des maîtres classiques (de Jaleleddine Rûmi à Léopold Sédar Senghor en passant par Pessoa ou Gaston Miron) et les pulsations du temps présent dont il sonde « les chapelets d’attache « . Si la figure la plus récurrente chez Tahar Bekri est l’errant, le troubadour et son  » coeur rompu aux océans », Ulysse mariant l’Andalousie et la Scandinavie, sa poésie est davantage qu’une invitation au voyage, une convocation de paysages, si sublimes soient-ils.
La douleur née de l’exil, très palpable dans les premiers recueils, s’est effacée au fil de cette œuvre riche d’une dizaine d’ouvrages. Elle a fait place à autre chose qu’on définirait non sans peine : à l’expression d’une intériorité, au ressac de la mémoire mais également à une soif d’altérité doublée d’un sens aigu de la compassion. Ne jamais renoncer à dire le monde, le comprendre. Tenter de vivre, toujours :  » Mieux vaut allumer une bougie/Que maudire les ténèbres  » nous susurre-t-il dans le sillage de Lao Tseu. Aussi le poète fait-il toujours assaut de mots, d’utopiesen élevant  » des digues contre l’éphémère « .

On retrouvera dans son dernier recueil l’univers poétique de Tahar Bekri car L’Horizon incendié est caractéristique du style sobre et dépouillé de cet auteur dont l’exil est comme une seconde patrie, faite d’une topographie imaginaire, d’un temps hors du temps, d’un climat sans saisons. Mers, fleuves, déserts, horizons ouverts, espaces sans fin où s’effacent les traces, c’est l’univers que Tahar Bekri matérialise poème après poème, un recueil après l’autre, sondant des émotions sourdes, descellant une parole muette happée par le repli, interrogeant l’oubli où survivent des lambeaux de mémoire vive, pendant que  » sable après sable s’enlise le port « .

ABDOURAHMAN A. WABERI


Latitudes, le 22 octobre, à 20h30, à l’Espace Senghor à Verson. Une soirée animée par Abdourahman Waberi. Les livres seront proposés à la vente par la librairie Hémisphères à l’issue de la rencontre. vvww.taharbekri.com
Centre Régional des Lettres de Normandie n° 24, octobre 2003

Coulés tous dans la même forme : 7 vers + 1, les soixante – LX en chiffres romains – poèmes de ce recueil forment un ensemble très homogène, sans ponctuation d’un bout à l’autre, où se mêlent interrogations et observations du voyageur contemporain qu’est le poète.

 » Voici les caravanes chancelantes
Cernées par les autoroutes « 

Un même  » il  » court d’un poème à l’autre, presque un récit qui se poursuivrait comme rivière sous les poèmes. Récit des fleuves et des peuples.

 » C’est quoi un pays ? Demandait-il à l’horizon incendié « 

Pays d’Afrique ou d’Europe que découpent des frontières arbitraires.
 » Le pollen éclatait par-delà les frontières.  » Ainsi éclate la parole du poète qui – en arabe et en français – porte le poème dans le dur étirement du temps à travers les recueils successifs, poésie et essais, publiés par Tahar Bekri. Ici, entre 1998 et 2002, entre Sénégal, Mali, Tunisie, France et Belgique.

CIP Marseille, MARIE-FLORENCE EHRET


Tahar Bekri (photo B. Bardinet)


Le Journal des poètes, n° 3, 2006, Belgique

Caractéristiques

exemplaire

courant, de tête

parution

Auteur

BEKRI Tahar

Artiste

KACIMI Mohammed

Collection

Poésie