Description
Pour ce poète qui voit en l’écriture le « seul bien, celui [qu’il] n’a jamais monnayé et que personne n’a jamais pu acheter », la vie continue, et la littérature, qui se confond avec elle. Un beau livre ; une lecture revigorante, indispensable à qui s’intéresse à la vie des idées dans le Maghreb d’aujourd’hui. Mahi Binebine, qui expose aujourd’hui aux quatre coins du monde (et a publié son cinquième roman, Pollens, chez Fayard), accompagne ce texte de sa peinture. Le texte a été écrit en 1995 ; Laâbi, incarcéré au Maroc huit ans et demi pour délit d’opinion, passe vingt ans en France puis revient à Rabat pour y fonder une maison d’édition… Désillusion. De cette période d’incertitude et de doute sur le sens de l’engagement et de l’écriture, ce livre témoigne. Ecrire encore ? Pourquoi ? Laâbi marque un temps d’arrêt, et réfléchit. En écrivain qui ne transige pas avec les principes qui donnent leur sens aux livres et à la vie.
« (…) j’ai essayé de comprendre le pourquoi, le comment de l’engrenage qui a fait de moi un écrivain. J’ai essayé de comprendre en quoi cette position qui est la mienne m’a permis ou non, me permet ou non de me tenir sur mes deux jambes, d’avoir la force de garder les yeux ouverts, les mains ouvertes, de ne pas renoncer à l’essentiel des valeurs grâce auxquelles je peux revendiquer l’humain, soigner les mots blessés, traînés dans la boue par le mensonge triomphant, aller en quête du sens quand ce dernier s’évanouit, et puis refuser l’asservissement, la bêtise des consensus, l’achat et la vente de la conscience.
Et voilà qu’aujourd’hui je me sens de nouveau désemparé, comme si toutes ces questions et les tentatives de réponses que j’ai cru apporter étaient déjà loin, très loin, et que ma soif des interrogations était restée inassouvie. Quelques années ont suffi pour que de nouveaux périls surgissent et qu’un vent violent d’horreur et d’irrationnel vienne s’attaquer aux fruits de l’arbre de la connaissance et de l’espérance, ainsi qu’à ses racines les plus enfouies, les mieux protégées. Me voilà debout avec les quelques forces qui restent, murmurant ma litanie de questions : pourquoi de nouveau ce vide dans mon cerveau, cette sensation d’être aux abords d’un désert glacé qu’il faudra traverser, ce froid dans le coeur que le soleil réputé chaud du pays retrouvé n’arrive pas à dissiper ? Pourquoi cette ténèbre qui descend et voile ma page, naguère prodigue d’illuminations et de transes visionnaires ? Pourquoi ai-je peur alors que je me suis toujours voué à façonner du courage à partir de n’importe quel matériau, fût-ce la pâte à modeler du désespoir ? Qu’est-ce qui a changé en moi, autour de moi, pour que je bégaie au lieu d’empoigner la parole par les cornes, la crinière, et de la lancer à l’assaut des injustices et du règne tenace de barbarie ? Qu’est ce qui a pu détraquer mon écriture pour que je mette toute mon expérience entre parenthèses et, par une fuite en avant ou en arrière, veuille la lâcher dans des territoires hostiles, inconnus d’elle comme de moi, dans le tunnel d’un purgatoire qui ne doit rien au mythe, où il va falloir qu’elle s’évertue à une autre genèse, qu’elle réinvente le bien et le mal, le paradis et l’enfer, l’humain et l’inhumain, où elle devra reconquérir l’amour, le seul, l’unique, sur les décombres d’un continent dévasté par la haine, l’argent et le pouvoir ? Et d’où vient en fin de compte cette intransigeance entre elle — l’écriture — et moi, comme si nous étions deux lutteurs qu’une implacable histoire d’amour soude et déchire à la fois, et qui s’apprêtent à livrer un combat décisif non pour vaincre ou perdre mais pour s’assurer que l’autre existe encore, avec sa hargne et sa fougue, sa mémoire démesurée, son appétit de ce qui brille et flambe dans les yeux, de ce qui s’inscrit d’imprévu sur les lignes de la paume, de ce qui se murmure entre la terre et le ciel, la glaise et l’eau, l’oiseau et l’arc-en-ciel, de ce qui voyage entre la pierre et la pierre, de ce qui se murmure entre les arbres faisant semblant d’être immobiles ?
J’ai peur, ai-je dit, et ce n’est ni de la mort, devenue familière comme ce stylo qui me colle aux doigts, ni du tortionnaire à la retraite que j’ai absous dans un accès de compassion, mais de cet état entre vie et non-vie où mon protagoniste — l’écriture — pourrait se dérober et laisser planer le doute sur l’heure, le jour de son rendez-vous habituel. Et moi qui suis exact aux rendez-vous, qui arrive même avant l’heure pour déguster mon attente, je redoute l’absence et répugne aux adieux.
Quel est donc cet autre bilan que j’essaie de tresser là comme une couronne d’épines et où les mots, mes chers complices, ont du mal à me venir en aide pour que j’entrevoie un mince filet de clarté ?… »
La critique
Entre le chaos et l’espérance
L’Ecriture au tournant est le dernier texte en date de Abdellatif Laâbi, paru aux Editions Al Manar, accompagné d’une illustration du peintre et romancier Mahi Binebine, représentant un visage humain fixé comme dans une eschatologie sans rédemption, dans la douleur qui tord et déplace la bouche ouverte, (on y entend presque un gémissement de souffrance), un visage pétri dans les couleurs cruelles et sèches de la terre brûlée. Cette illustration convient tout à fait au désespoir à peine atténué des 24 pages du livre, à lire sans interruption. On y apprécie lucidité, intelligibilité, gravité sans grandiloquence, décence, profondeur, perspicacité, sagesse, sérénité du ton, beauté de la langue. Ce petit grand texte, foncièrement chaotique, écrit par un des rares écrivains intransigeants que le Maroc connaît actuellement, se veut un bilan. Celui de Laâbi par lui-même. Rien à deviner, à interpréter. Aucun interstice. L’auteur explique tout. Comme dans d’autres textes précédents, il y est question de littérature (de son sens, de sa finalité, de ses artifices, de son impact ou de l’absence de son impact, de son rapport à la vie), du statut de l’écrivain en général et de l’écrivain du Sud en particulier, (de son utilité ou son inutilité, de son engagement, de sa responsabilité), de la chasse aux hérésies et du conformisme moral, des nouvelles formes de l’étranglement de la liberté, il est question du nouvel apartheid entre le Nord et le Sud qui a achevé, au regard de l’auteur, de mettre en échec la croyance en l’unité de l’esprit humain et de la condition humaine, du monde arabe, de l’Occident et de l’urgence d’une nouvelle lecture de l’histoire de l’humanité. En définitive, rien de beau à voir. Le bilan, au regard de Laâbi, est cruellement sombre : Le monde s’écroule et le Sud est emporté par la dérive. Pourquoi les mots de Laâbi sont-ils pesants ? D’autres écrivains, parfois incantatoires, jouent héroïquement aux Cassandre et aux illuminés criant pour qui veut bien les entendre que les mots possèdent le tranchant du glaive, sans que leurs mots fassent mouche. La différence, la seule qui existe, réside dans le fait que les mots de Laâbi ont un contenu qu’ils puisent dans l’histoire que l’on connaît de l’auteur. L’Ecriture au tournant doit être lu par tous ceux qui se gargarisent bruyamment de littérature. Il les édifiera correctement, car l’on y apprend que ce personnage qu’est l’écrivain n’est pas aussi exceptionnel qu’on veut bien le supposer et sert à si peu de chose. Mais pour cet utopiste au regard fixé sur la laideur et la cruauté du réel qu’est Abdellatif Laâbi, l’espérance est toujours présente. Elle réside dans l’altérité, le prochain, l’émerveillement. Une vie, écrit-il, fait après tout partie de la vie, celle de tous les autres, et, eu égard à cette dernière, on ne peut pas baisser les bras car c’est la seule chose sacrée en laquelle nous pouvons encore croire. C’est ce feu qui aide à supporter le doute sans fin et l’écharde meurtrissante des interrogations sans réponse, et qui donne, selon Laâbi, à l’écriture tout son sens, celui du pain distribué jadis, après un deuil, aux pauvres de la ville de Fez par le père de Laâbi. La correspondance a une odeur messianique, mais elle est en même temps terriblement significative de l’indigence de l’acte d’écrire
Abdelhamid IBN EL FAROUK
L’Opinion, septembre 2000
Laâbi par lui-même
(MFI) Sans doute lassé de devoir toujours répondre aux mêmes et lancinantes questions sur le pourquoi, le pour qui et le comment de l’écriture, l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi a choisi de poursuivre et d’anticiper la demande dans un petit livre significativement intitulé L’Ecriture au tournant (Editions Al Manar). Il y confie ses propres interrogations et certitudes sur la place et le rôle de l’écrivain, sur la validité de sa démarche, ou, plus simplement sur l’acceptation par les autres (le groupe, la société, les représentants de l’ordre et du pouvoir, etc.) de son existence. Un petit livre, loin des bruits et des fureurs médiatiques qui offre aussi une réflexion sur la singularité de l’« écrivain du Sud ou de la périphérie », dans ces terres souvent hostiles où le seul fait d’écrire est déjà « transgression ».
Figure singulière et solitaire, bouleversé et tourmenté comme le suggère la toile du peintre Mahi Binebine reproduite dans cet opuscule, le poète « chassé de la cité et, sur la voie de l’errance où il s’est engagé, se trouve à lcart de la caravane ». Mais au-delà de tous ses doutes et de tous les obstacles qu’il se doit de vaincre, il demeure guidé par une extraordinaire énergie, par cette étrange et exceptionnelle activité créatrice, tout à la fois source vitale et raison de vivre : « L’écriture est pour toi comme une prière adressée à la vie pour qu’elle continue de te visiter. Si tu écris, c’est parce que tu es encore vivant. Qui peut te le reprocher ? »
RFI, Bernard Magnier