Je ne vois pas l’oiseau

A partir de 16


Cinq nouvelles d’une inquiétante étrangeté poétique, par le plus gracquien de nos poètes.

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Description

« Nous avons redressé la tête pour voir passer au-dessus de nous une volée de corbeaux dont la multitude masquait en bonne partie le ciel. Ils étaient si nombreux que c’en était oppressant. Battant des ailes dans un même ondoiement, unis en un silence impressionnant, les oiseaux noirs se dirigeaient vers la colline et le moutonnement de ses bois. Ils se fondirent bientôt dans la distance à la masse confuse des arbres.»

Cinq nouvelles d’une inquiétante étrangeté poétique, par le plus gracquien de nos poètes… Chaque texte est accompagné par Carmelo Zagari d’une encre originale, qui en traduit la dense profondeur.

 

 

 

 

 

Je ne vois pas l’oiseau de Jean-Pierre Chambon par Lionel Bourg

C’est au cours de cinq très beaux textes, cinq « nouvelles », que Jean-Pierre Chambon nous conduit par les chemins singuliers où, tout semblant s’enraciner dans une normalité de bon aloi, d’imperceptibles déplacements des points de vue transforment le moindre fragment de vie en instant si décisif que nul ne pourra prétendre ne pas avoir été bouleversé.

Des oiseaux en trament l’étoffe qui, s’apparenterait-elle à celle des songes, n’en demeure pas moins ici matière solide, les « personnages » qui n’échangent guère que des poignées de mots s’estomperaient-ils sitôt qu’ils entrent en relation avec des mésanges, des aigles, des pigeons, des pies, des corbeaux. Dès lors, du perroquet veillant sur le sommeil d’une jeune femme, aux faisans dont les plumes rousses striées de noir font office de talisman, des pigeons qui boitillent sur le rebord d’une fenêtre au dindon (« la roue parfaite de sa queue en éventail et les reflets de cuivre émaillant son plumage, et surtout l’étrange baroquerie de sa caroncule rouge et du masque bleu électrique entourant ses yeux, faisaient de ce gallinacé un composite de chimère phénoménale et de prodige ornithologique, chez qui la magnificence du maintien venait contrebalancer le grotesque de l’accoutrement »), des hiboux aux moineaux, une espèce de nature frémissante et une humanité en quête d’un monde enfin nouveau ne cessent de se fuir ou de s’apprivoiser.

Chambon en appelle alors à Guillevic.

Témoin privilégié, le vieil enfant « au visage rond et massif souligné d’une barbiche blanche » avait noté, « avec cet art lapidaire qui caractérise sa poésie » :

Je ne vois pas l’oiseau

Qui serait mon frère

Non plus celui

Qui ne le serait pas

si bien que pour clore le volume, ou l’ouvrir plus largement, toutes ailes déployées, Jean-Pierre rapporte que l’auteur de Terraqué, longtemps en fonction au ministère de l’Économie, rue de Rivoli, se rendait assez souvent au Louvre pendant la pause du déjeuner. « Je l’imagine alors, poursuit-il, posté devant le panneau au fond d’or craquelé de La Prédiction de saint François aux oiseaux, en train de contempler les volatiles peints par Giotto venus en couples écouter la bonne parole du prêcheur et recueillir à l’occasion, pieusement comme si c’étaient des bribes eucharistiques, quelques miettes d’amour et de pain échappées de sa main. »

Mais ces oiseaux, tendres boules de chaleur recueillies dans la paume, rapaces, loriots, canaris, n’ont au mieux de réalité qu’éphémère, pris qu’ils sont entre le remue-ménage des feuillages et les cages au sein desquelles trop de conteurs, trop de chamans en manque de champignons hallucinogènes, trop de prestidigitateurs enferment l’imaginaire : des dames fort élégantes leur distribuent des graines empoisonnées, un « marchand installé à quelques pas de la mosquée Nuruosmaniye et de ses fins minarets annelés plantés comme des seringues dans le ciel », revend, à Istanbul, des ramiers que l’on avait croisés « chez un colombophile patenté » de Grenoble ou de Paris, de Nice, de Cherbourg ou de Lyon, de Saint-Etienne peut-être.

Mieux vaut écrire.

Tracer avec beaucoup de soin et de respect des mots aussi vivants que des tourterelles, coudre, découdre ou ravauder sans trêve ce tissu dont se drapent les rêves. Jean-Pierre Chambon, comme toujours, y réussit à merveille.

Jean-Pierre Chambon, Je ne vois pas l’oiseau, éditions Al Manar, 2022, 64 pages, 16 euros. Encres de Carmelo Zagari.

 

Sitaudis, 15/07/2022

« Je ne vois pas l’oiseau », par Angèle Paoli

La Bretagne est au cœur du dernier recueil de Jean-Pierre Chambon. Je ne vois pas l’oiseau est en effet dédié au poète breton Marc Le Gros et le poète Eugène Guillevic est présent à plusieurs reprises dans ces pages. Dans les exergues qui empruntent quelques vers au long poème éponyme mais aussi dans le dernier récit dans lequel Jean-Pierre Chambon évoque l’« art lapidaire qui caractérise sa poésie » :

« Je ne vois pas l’oiseau
Qui viendrait vers moi
Pour chercher refuge. »

La poésie est la pierre d’achoppement de ce recueil singulier, écrit dans une prose impeccable, et consacré aux oiseaux. Parmi les animaux qui nous entourent, les oiseaux ont la préférence des poètes et des artistes. Ils ont ensemble, depuis toujours, un long et fructueux commerce. Ainsi, le recueil de Jean-Pierre Chambon est-il accompagné des encres très oniriques de Carmelo Zagari. La présence des oiseaux, entourés de tout leur carnaval, s’imprime durablement derrière les yeux en un dialogue textes/encres foisonnant, à la fois drôle, inquiétant et beau. Car l’écriture du poète, qui excelle dans le choix des images, dans la richesse de la terminologie, dans l’acuité portée au moindre détail, joue ici pleinement son rôle. Déterminant. Et admirable.

D’autres auteurs ou artistes font leur apparition au cours des histoires d’oiseaux qui nous sont narrées, avec ce talent de poète et de conteur qui sont l’apanage de Jean-Pierre Chambon. Outre Guillevic que l’on surprend en contemplation devant un tableau de Giotto – La Prédication de Saint-François aux oiseaux- la lectrice (et le lecteur) croise en chemin Edgar Allan Poe et « l’oiseau d’ébène » du jamais plus, le photographe japonais Masahisa Fukase, célèbre pour ses inquiétantes nuées de corbeaux rassemblés dans Ravens, le poète catalan Jordi Père Cerdà et le poète Denis Rigal, longtemps universitaire à Brest, co-fondateur avec Alain Le Beuze et Paol Keineg de la revue Poésie Bretagne.

On croise aussi dans Je ne vois pas l’oiseau des gens de tous les jours, nourrisseuses de pigeons, gamins chapardeurs, amoureuses inaccessibles et un jeune garçon rêveur, peu enclin à l’action et admiratif de son compère d’enfance, plus doué que lui pour imiter le chant des oiseaux. Plus tard le même jeune garçon se présentera en amoureux timide dont le geste final n’appartient peut-être qu’au rêve. Impossible d’en décider. Seul le poète peut trancher. On y découvre enfin, qui se dessine par touches successives tout au long du recueil, le « portrait du poète en oiseau ». Aimant et enviant chez tous les oiseaux, au-delà de leur grande diversité, leur grande liberté. Et leur mystère non encore dévoilé.

Les récits sont au nombre de cinq et chacun d’eux se déroule autour d’un oiseau particulier. Parfois, de plusieurs. Sans parler des basse-cours. On y trouve un oiseau rare, identifié par Raymond comme étant « une kobleute » (« La Kobleute ») ; un perroquet nommé « Nemo », propriété d’Éline (« Le sommeil du perroquet ») ; des faisans, moineaux, corbeau entre les mains de Toni, le héros au savoir illimité (« Une science naturelle ») ; les deux pigeons de Clémence, « Gros-Soldat » et « Mikado » (« Les deux tourtereaux turcs ») ; le loriot, les mésanges, le dindon… les oiseaux (« Portrait du poète en oiseau »). Et tout au long de ces différents récits, le poète lui-même, drôle d’oiseau lui aussi, à l’image de tous ceux qui lui ont « tenu la plume » et dont il découvre, peu à peu, l’étonnante fraternité.

Ces récits sont enlevés. Drôles souvent. Enchanteurs. Et familiers. Quel enfant de notre génération ne s’est pas apitoyé sur un oiseau blessé, qu’il faut soigner, nourrir comme un nourrisson et enfin libérer ? Ainsi de la kobleute :

« Raymond souleva l’oiseau dans le creux de ses mains et, accompagné des ses trois assesseurs qui sautillaient autour de lui comme des chiots, il le transporta, aussi délicatement qu’un bébé, jusqu’au poulailler de sa mère… »

Quel promeneur ne s’est agacé des us et coutumes des braves dames qui nourrissent quotidiennement les pigeons des parcs urbains ? Ces colombidés accusés de bien des maux – et symboles peut-être d’une solitude que nous avons du mal à admettre – ne sont-ils pas les mal-aimés de nos villes ? Il suffit parfois de regarder d’un peu plus près ces bisets qui nous entourent pour revenir sur des positions jusqu’alors inchangées. C’est ce que fait le narrateur en compagnie de Clémence, initiatrice talentueuse :

« À la fréquenter, je m’étais surpris à considérer autrement ces volatiles, qui me laissaient auparavant parfaitement indifférent… »

On sent dans les descriptions le plaisir de Jean-Pierre Chambon à brosser des tableaux où la nature est pleinement vivante, peuplée de bruits et de mystères. Les personnages qui les animent, espiègles, enjoués, bons connaisseurs de leur environnement naturel, semblent appartenir à une époque lointaine, réveillée par la puissance évocatoire des mots. Cette époque où les enfants s’amusaient de peu, toujours à l’affût d’animaux à découvrir et avec lesquels jouer. Les oiseaux recueillis et adoptés sont souvent l’objet des soins les plus attentifs. La nature est vivante, les animaux, humains. Une osmose se fait entre les uns et les autres partenaires d’un même espace. Il suffit de regarder les oiseaux vous regarder pour voir à quel point ils sont interrogatifs ; pour percevoir à quel point ils pensent. À quel point ils vous percent. À moins que ce ne soit notre sempiternel égocentrisme qui projette ses vues sur les animaux à qui nous faisons porter nos propres interprétations :

« La tête inclinée, mon interlocuteur continuait à me dévisager de son air ironique. » (« Le sommeil du perroquet »)

La relation entre les volatiles et leurs doubles humains est étroite. Elle est décrite avec précision et bienveillance. Le plus souvent avec tendresse. Il arrive parfois que quelque colombophile patenté s’en prenne avec véhémence à d’autres engeances et se lance dans des invectives qui effraient le narrateur. Lequel observe, surpris, ses hausses de ton et gesticulations qui lui sont si étrangères.
Le regard du poète, témoin plutôt qu’acteur, évolue d’un récit à l’autre. Ainsi, toujours dans le récit au perroquet Nemo, cette relation, si étroite, si dense, avec le volatile exotique modifie-t-elle sensiblement le caractère de celle qui s’occupe de lui. Il y a quelque chose de la relation amoureuse entre Éline et Nemo. Le caractère d’Éline s’en trouve modifié. Son exaltation communicative finit par gagner le visiteur, surpris du changement qui s’opère aussi en lui :

« Sa bonne humeur était communicative et moi-même, d’ordinaire si peu enclin à me confier, je me sentais si détendu que j’en devenais presque bavard. »

Poursuivant son récit, le narrateur en devient à son tour exalté. Lyrique :

« Dans ce climat propice, je parlais avec une spontanéité inhabituelle. Ma parole voltigeait au-devant de moi, entraînée par le papillotement de ma pensée dans l’espace où mes mots, détachés de toute pesanteur, s’enchaînaient alors comme pour le seul plaisir de me griser de leurs miroitements. »

Cette exaltation lyrique me fait sourire et je pense que le poète comprendra pourquoi.

Mais de qui l’Éline du second récit est-elle éprise, au juste ? La réponse n’est pas aisée car le ton d’Éline pour soutenir son propos est ambigu :

– « Regarde, c’est notre ami, lui dit-elle d’une petite voix tendre. »

Pour qui la voix tendre ? Pour le visiteur ou pour Nemo ? Pour qui les attentions fébriles ? Je penche plutôt pour le perroquet, car Éline, toute occupée des soins intimes à prodiguer à Nemo, n’a aucune conscience de la séduction et de l’émoi qu’elle exerce sur son visiteur. Lequel, déçu dans son attente et sans doute jaloux, se retire dans le rêve. Le poète semble enclin à échapper par les manifestations oniriques à ce qui lui échappe. Ainsi en est-il à nouveau, avec Clémence, cette fois, propriétaire de Gros-Soldat et de Mikado.

« Peu après cet épisode, le cours capricieux de la vie devait nous éloigner, Clémence et moi. Les pigeons pourtant continuaient à traverser mes rêves, venant de temps à autre se mêler à la trame intime des mirages nocturnes. »

Qui n’a eu à ses côtés un Toni pour qui la nature n’a aucun secret ? Un Toni totalement adapté à l’environnement qui est le sien, capable d’épater par « sa science naturelle » les plus timides, les plus inadaptés, les plus maladroits. Capable de voir dans les feuillages ce que les autres peinent à distinguer et à trouver, d’imiter les chants innombrables et de savoir les attribuer à qui de droit ! Une différence qui aurait pu déboucher sur un écart infranchissable désespéré et qui a cependant cimenté une amitié. Ainsi de Toni et de son compère de jeu, un double du poète sans doute, qui découvre, grâce à son ami le pouvoir chamanique des oiseaux.

De récit en récit, le poète se dévoile. Jusqu’à l’acmé atteinte dans le récit qui clôt le recueil. Portrait du poète en oiseau. La présence des personnages s’estompe au profit d’un « je » qui s’affirme dans ses souvenirs et ses sensations. Puis d’un « nous » qui englobe père, oncle, enfants, garnements du village.

« … une image surnage encore assez nettement dans ma mémoire : celle d’un élégant passereau paré d’un gilet tissé d’or sur lequel ses ailes repliées paraissent plus noires que l’ancre ou le charbon… »

Ou encore :

« Les mésanges aussi font valoir cette teinte solaire. Elles, j’ai pu les observer à loisir dans l’entrebâillement des rideaux du salon de la maison familiale… »

Ce foisonnement de volatiles surpris dans les halliers est source de « frissons de bonheur » mais aussi d’une « impénétrable nostalgie ». Parce que le monde des oiseaux est empli de mystère. Ils sont les témoins qu’une autre vie existe, « une existence parallèle » … Dont « nul être humain ne possèderait jamais la clef. »

Ce qui se dérobe à la science humaine, l’écriture peut s’en emparer. Elle pallie ainsi le manque et ouvre la porte sur l’univers qui lui échappe. C’est là, dans ce manque, que se trouve le poète. Dans ce rêve qui dessine les lignes majeures du portrait. En forme d’aveu et d’art poétique :

« Mais au seuil de l’adolescence, l’oiseau que j’aurais préféré avoir alors pour compagnon, ç’aurait été un hibou. Il aurait pris sa pose hiératique dans la chambre, au sommet de l’armoire ou sur la branche d’un portemanteau, et serait à mon signal venu se poser fraternellement sur mon épaule. Je le savais ami des poètes, de ceux qui, opérant au cœur de la nuit, quand tout repose, s’acharnent à porter la langue à son plus haut degré d’incandescence. Il aurait été mon guide dans les labyrinthes de la pensée, ses yeux béants m’auraient transfusé leur lumière et à travers eux j’aurais été lucide dans les ténèbres intérieures, j’aurais su distinguer l’or verbal disséminé dans la nuit du langage et pénétrer le monde des rêves et des significations cachées. »

Nul doute que le hibou dont il est ici fait l’éloge a pleinement rempli son rôle. « Ami des poètes ». Ami du poète.

 

Angèle Paoli.                    terres de femmes, 20/07/2022
D.R. Texte angèlepaoli


Couv'

 

« Je ne vois pas l’oiseau », par Jacques Josse

Les oiseaux que décrit ici Jean-Pierre Chambon ont une personnalité bien affirmée et s’il les regarde vivre, chanter – voire parler – battre des ailes, se déployer, s’envoler, ce n’est pas pour se faire plus bucolique qu’il ne faut mais pour saisir au mieux leur étrangeté. Il faut dire que les volatiles en question ont de quoi intriguer. À commencer par le premier d’entre eux, une minuscule boule de plumes que des enfants découvrent un jour au pied d’un peuplier et qui, pour eux, ne peut-être qu’une « kobleute ».« Une kobleute ! confirmèrent les enfants, bien qu’ils n’eussent encore jamais vu ce que désignait ce mot qu’ils prononçaient pour la première fois.
Ils faisaient cercle autour de la chose sans oser s’en approcher. »

L’oisillon recueilli ne se contentera bientôt plus des mouches et des insectes qu’il réclame, le bec constamment ouvert. Il passera aux vers de terre puis aux poussins déchiquetés du poulailler voisin avant de se transformer en grand rapace et de prendre son envol pour se fondre enfin « dans le bleu du ciel », provoquant, au moment de décoller, un branle-bas de combat dans la basse-cour en envoyant valdinguer le coq dépité contre le grillage.

Les autres oiseaux présents dans les nouvelles de Jean-Pierre Chambon sont moins fougueux mais tout aussi imprévisibles. Certains sont choyés par des femmes prévenantes. L’une, ne se satisfaisant pas de la compagnie de ses neuf chats, s’est trouvée pour nouvel ami un perroquet qui, ne vivant qu’au rythme de la forêt équatoriale, écorce des branches du matin au soir. L’autre s’est prise de passion pour deux pigeons qui ont trouvé refuge sur le rebord de sa fenêtre et qu’elle nourrit quotidiennement. L’une et l’autre sont proches du narrateur qui, par un étrange retournement de situation, ne peut empêcher ces oiseaux de venir taper du bec contre les parois de son imaginaire. À ce jeu, le perroquet s’avère le plus habile. Après être entré dans la tête de l’écrivain, voilà qu’il le met en cage en lui apportant un fagot à dépiauter.

« Avec mes dents, j’arrachais la peau du bois, qui avait un léger goût sucré. »

Le poète Jean-Pierre Chambon, qui maîtrise la prose à la perfection, la ciselant, lui procurant souplesse et densité, aime passer, inopinément, du réel au fantastique. Il procède en douceur, non sans une pointe d’humour, en reprenant ensuite le cours de son récit, comme si de rien n’était. La dernière nouvelle du livre, « portrait du poète en oiseau », pénètre dans les coulisses de ce monde volant, plein de légèreté et de liberté, qui a toujours fasciné les poètes. L’auteur en cite quelques-uns, tels Jordi Pere Cerda, Edgar Allan Poe, Denis rigal et, surtout, Guillevic qui se sentait, tout comme lui, en affinité avec le hibou : « j’aurais envie d’avoir / un hibou dans ma chambre / un vrai hibou vivant », écrivait-il.

Si l’imprévu se glisse malicieusement dans les textes, il s’invite également, avec un bel aplomb, dans les encres de Carmelo Zagari qui accompagnent cet ensemble.

Jacques Josse
9 septembre 2022

Je ne vois pas l’oiseau

par Didier Aires

Je ne vois pas l’oiseau, Jean-Pierre Chambon, éditions Al Manar, ill. Carmelo Zagari, juin 2022, 64 pages, 16 €

Oiseaux mortels et immortels

Ce recueil de 5 textes de prose de Jean-Pierre Chambon, prend pour sujet les oiseaux. Mais, là, pas de bons sentiments ni autres sucreries mais des tétrapodes de sang, oiseaux qui s’articulent sur la relation humaine, qui enseignent en un sens sur l’homme, sur les sentiments humains, le bien et le mal. Ces oiseaux sont ensemble abstraits et concrets, mortels et immortels. L’on est plus au théâtre que dans la nature, car ces bipèdes manifestent symboliquement leur rapport à l’être humain, sachant que celui-ci s’explique à lui-même en conversant avec le monde du gibier à plume.

Apercevoir l’un de ces coqs extraordinaires me procurait chaque fois un frisson de bonheur, c’était comme entrebâiller une porte mystérieuse. Car la vie profuse que recelaient les bois et les prairies, les landes et les marais, s’avérait correspondre à un autre pan du monde, appartenir à une existence parallèle : elle témoignait de la présence d’un royaume séparé pour lequel – je l’avais senti dès l’enfance avec une pointe d’impénétrable nostalgie – nul être humain ne posséderait jamais la clé.

Peut-être faudrait-il souligner que ces vertébrés, tels qu’on les connaît dans l’hagiographie de François d’Assise, ont une relation avec le monde spirituel, et sont davantage des sujets symboliques que d’autres bêtes. Et comme il s’agit de domestiquer le mystère des oiseaux, il ne faut pas hésiter à qualifier aussi leur cruauté, ou plutôt la cruauté humaine.

L’oiseau montre et pointe l’accent là où l’humain se montre cruel, ou sinon, désigne la crudité du trouble intérieur à toute existence terrestre. Le bien ne peut se passer du mal. Ces occurrences sont l’avers et le revers de toute créature, aussi bien dans le caractère objectif que subjectif. L’animal, dont Plutarque fait un tel éloge, représente ici plus l’homme que l’animal lui-même aux yeux des lecteurs. L’on voit l’espèce humaine aux prises avec elle-même. Et cela avec autant de matérialité que d’abstraction.

La kobleute, sorte de Simorgh, le perroquet que l’on connaît du Cœur simple de Flaubert, le corbeau, noire présence de celui qui ne revient pas consoler Noé, l’assemblée des tourterelles sur le parvis de Sainte-Sophie en Turquie, le hibou… sont plus des signes explicatifs auxquels se livre le poète que des documents de publicité pour le voyage, et donc deviennent un vrai travail pour l’intellection du liseur – car l’on sent nettement que Jean-Pierre Chambon s’étudie dans l’appropriation de ces volatiles.

Même si le temps en a passablement atténué l’éclat et déformé les contours, une image surnage encore assez nettement dans ma mémoire : celle d’un élégant passereau paré d’un gilet tissé d’or sur lequel ses ailes repliées paraissent plus noires que l’encre de charbon. Ce volatile enchanteur ornait l’étiquette d’une bouteille de sirop de menthe, sous le nom qu’on aurait dit qu’il avait lui-même calligraphié de la pointe de son bec : loriot.

La dernière leçon que j’ai reçue de ce recueil de prose poétique, consiste en une lucidité sur l’ouvrage du créateur, de celui qui incite le Saint à évangéliser les oiseaux, tout autant que celui qui renseigne la présence de l’auteur lequel, avec simplicité et raffinement, dresse le portrait d’animaux auxquels nous sommes tous sensibles (rappelons-nous le travail d’Olivier Messiaen sur les oiseaux de tous les continents). Avant de refermer cette chronique, il faut évoquer les encres de Carmelo Zagari pour leur fine interprétation de ces petits contes, qui m’ont fait penser à Raoul Duffy illustrant le Bestiaire d’Apollinaire. Donc, l’ouvrage est à prendre pour son caractère plastique et intellectuel, ce qui fait une double sensation de lecteur.

 

Didier Ayres, La Cause littéraire, 10/10/2022


20 exemplaires de tête, rehaussés d’un dessin original de Carmelo Zagari

 

La montagne lumineuse & Je ne vois pas l’oiseau –

Entretien avec Jean-Pierre Chambon par Isabelle Lévesque

La montagne lumineuse
peintures de Mad
Voix d’encre, 2022
120 pages, 28 €

Je ne vois pas l’oiseau
encres de Carmelo Zagari
Al Manar, 2022
64 pages, 16 €

Isabelle Lévesque : Tu publies en 2022 un recueil de poèmes, La montagne lumineuse, un recueil de récits, Je ne vois pas l’oiseau, et des textes relevant du fantastique ont paru en 2021 dans la revue de littérature fantastique Le Visage vert. Comment passes-tu ainsi d’un genre à l’autre, genres que tu n’hésites pas à hybrider ? Le mode d’inspiration et la démarche d’écriture sont-ils toujours semblables ? Cela correspond-il à des moments différents ?

Jean-Pierre Chambon : Ces textes, ces livres, correspondent à des projets différents qui appellent chacun une forme particulière. Bien que certains de mes poèmes puissent comporter un aspect narratif, l’écriture d’un poème et celle d’un récit ne procèdent pas du même état d’esprit et l’angle d’attaque dans les deux cas n’est pas le même. Même si ces comparaisons ne sont que de grossières généralités, disons que le poème pourrait s’apparenter à un travail photographique, pictural, ou peut-être même sculptural, puisqu’il demande souvent de tailler, découper, assembler, alors que le récit se rapprocherait davantage des séquences cinématographiques, de l’image animée et du montage. La verticalité du poème sur la page, sa rythmique, ou son éventuelle fragmentation, ses apparentes hésitations, ses sauts de ligne, ses décrochements, ses blancs, ses possibles heurts, contrastent avec la fluidité de la prose du récit dont le mouvement est, en principe, plus continu. Mais je crois que dans le poème, le vers, même le plus éclaté, demeure hanté par le fantôme de sa forme ancienne, qu’il voudrait effacer ou dépasser.
Si je passe d’un genre à l’autre, c’est au gré de ma seule fantaisie, en fonction du désir d’écrire dont la source reste toujours mystérieuse. Mais la frontière entre ces genres s’avère parfois poreuse, et il se peut que l’esprit du poème infuse dans la prose et que le poème succombe à sa manière à la tentation du récit.

I.L. : Ton dernier ouvrage publié, Je ne vois pas l’oiseau, regroupe des récits placés sous le signe fort de Guillevic puisqu’il s’ouvre et se ferme sur des citations de ce poète. A-t-il été l’inspirateur ou le déclencheur de ces textes ?

J.-P.C. : Guillevic n’a pas été à proprement parler le déclencheur ni l’inspirateur de ces proses. Mais quelques-unes des notations anaphoriques regroupées dans la section De l’Oiseau de ses Possibles futurs m’ont servi de balises et d’exergue, et j’en ai tiré le titre de mon livre. Je me suis souvenu aussi qu’un de ses amis avait rapporté qu’il se targuait de réussir à dormir les yeux ouverts à son travail. J’aime assez ce genre d’humour et, du coup, je l’ai inclus en tant que personnage dans le livre, je lui ai donné une présence dans la partie concernant le hibou, cet oiseau fascinant qui garde les yeux grands ouverts la nuit. C’était aussi pour moi une façon un peu oblique de rendre hommage à ce poète, de le célébrer.

© Carmelo Zagari

I.L. : Au début d’un entretien publié dans Vivre en poésie (Le Temps des Cerises, 2007), Eugène Guillevic expliquait quelle image pourrait « nous donner la sensation intellectuelle et physique de l’éternité » : « Ce que nous avons trouvé de mieux a été d’imaginer qu’une fois par siècle, un oiseau viendrait […] enlever un grain de sable d’une plage […] immense. » Cet oiseau existe-t-il pour toi ?
Tes récits et poèmes peuvent-ils participer à cette « épopée du réel » qui procure « une certaine exaltation » ? Sont-ils toujours, comme pour Guillevic, marqués par une enfance toujours présente et par l’amour ?

J.-P.C. : Cet oiseau séculaire, qui viendrait picorer l’éternité dans le vertige d’un sempiternel retour, serait un peu l’image inversée, le pendant de l’oiseau d’ébène d’Edgar Poe et de son nevermore. Ce « camarade corbeau », comme l’appelle Guillevic dans l’un de ses poèmes. Les oiseaux qui m’occupent dans mon livre ne sont pas des figures symboliques, ils sont de ceux que nous pouvons côtoyer tous les jours ou presque, qui nous enchantent et nous intriguent par leur capacité à voler, à habiter le ciel et les arbres et à se promener sur les toits de nos villes. Et à parler un langage qui nous échappe. Qui n’a rêvé d’être un oiseau ?
Si ce que je comprends de Guillevic quand il parle de « l’épopée du réel » c’est essayer d’élever le quotidien, l’humble vécu, à une autre dimension : j’espère que mes textes ont pu en donner un tant soit peu le sentiment… Et pour répondre à ta dernière question, oui, beaucoup pour moi, dans l’écriture, remonte de l’enfance, qui en est une source toujours vive et toujours précieuse, où la légèreté se leste d’une certaine gravité soucieuse. Quant à l’amour, c’est un sentiment plus secret, que je ne saurais étaler au grand jour. Il faut savoir se préserver du risque de la grandiloquence ou de la mièvrerie.

I.L. : Parmi les oiseaux présents dans Je ne vois pas l’oiseau, nous rencontrons des spécimens au riche passé littéraire, comme les corbeaux. Nemo, le perroquet d’Éline, entre dans la riche famille des perroquets littéraires. Te paraît-il plus proche de Loulou (image parfaite du Saint Esprit), celui de Félicité dans Un cœur simple, ou de Cap’tain Flint (Nemo étant également le nom d’un capitaine), celui de Long John Silver dans L’Île au trésor  ? Ou encore de Dagobert, que l’on pourrait qualifier de réel, celui de Pierre Mac Orlan ?

J.-P.C. : Des trois perroquets littéraires que tu cites, Loulou est paradoxalement, et bien qu’il ait fini empaillé, le plus proche de celui d’Eline, ce Nemo, dont le nom est « personne ». Félicité, sa maîtresse, l’associe progressivement au Saint-Esprit dans le conte de Flaubert. Or Nemo, qui répond en espagnol à son interlocuteur lorsque celui-ci s’adresse à lui en français, semble frappé de glossolalie, ce don des langues qui a touché les apôtres à la Pentecôte dans le mythe chrétien du Saint-Esprit. Et, prodige, cet oiseau ne fait pas qu’imiter des paroles entendues, il peut soutenir un dialogue, entretenir une conversation. C’est ce qui le rend fabuleux.

I.L. : « Elle m’avait expliqué que le sommeil du perroquet devait respecter le rythme équatorial, que la mesure de sa nuit devait rester strictement égale à celle de sa journée, et l’heure de son coucher comme celle de son lever, demeurer invariable. »
Quelle place tiennent l’arithmétique et la géométrie dans tes livres ?

J.-P.C. : Spontanément, j’aurais tendance à dire aucune. Mais je viens de terminer un manuscrit composé de 99 poèmes. Et j’en ai un autre en chantier, je pourrais même dire en souffrance tellement il y a longtemps que je l’ai commencé, où les nombres 3, 8 et 11 structurent la forme des poèmes. Mais ce principe de composition que je me suis fixé pour cet ensemble n’a pas été prémédité, il s’est fondé sur l’élan initial, qu’il reprend et qui donne son énergie au poème.

I.L. : « Je buvais ses paroles sans en saisir le sens, les mots qu’elle prononçait n’évoquaient rien, s’envolaient aussitôt dans l’oubli. »
Les mots sont-ils des oiseaux ?

J.-P.C. : On peut trouver toutes sortes de rapprochements entre les deux : les mots souvent en effet déploient des ailes et pointent un bec. Ils se distinguent par leur plumage, chatoyant ou discret. Ils volent, se déplacent dans l’air et se posent, chantent ou bavardent, appellent, relient des espaces incommensurables et n’apprécient guère qu’on les encage, même si c’est à l’intérieur d’une volière, voire dans les pages d’un dictionnaire. La plupart s’effarouchent, certains viennent manger dans ma main. J’en couve patiemment certains jusqu’à ce qu’éclosent de nouvelles significations. Quelques-uns m’échappent pour participer à la langue des oiseaux, une langue déviée en quelque sorte de la langue d’usage, où la consonance des vocables peut révéler d’autres sens cachés.

© Carmelo Zagari

I.L. : « La kobleute », c’est un drôle d’oiseau : emprunte-t-il sa personnalité au kobold, le lutin, sa couleur au cobalt, et sa rapidité à Hugo Koblet ?

J.-P.C. : La kobleute provient d’un souvenir d’enfance, un souvenir d’enfants ayant recueilli plus ou moins secrètement un petit rapace, dont j’ai cru retenir le nom prononcé alors dans la vieille langue savoyarde. Je l’avais d’abord orthographié « cobleute », mais j’ai préféré remplacé le C par un K, qui rappelait d’abord le signe phonétique, et qui pouvait faire référence au K de Buzzati et au deux K de Kafka. C’est aussi et surtout pour la graphie de la lettre qui dessine la forme d’un puissant bec d’oiseau, menaçant et tranchant, pointu et largement ouvert comme une pince. J’ai pensé naturellement aussi au cobalt, c’est pour cela que je me suis permis de pigmenter son plumage de quelques reflets bleus.

I.L. :

« Plus que la Caille, la Chevêche ou
La Chouette, la Cigogne, le Colibri
Ou la Colombe, en feuilletant l’album
D’ornithologie imaginaire, la planche
Consacrée au Corbeau nous émeut, nous
Ne saurions exactement dire pourquoi,
Mais une pointe de compassion perce
Le commun sentiment de malaise entourant
L’oiseau noir, semblable ici au phœnix
Marqué de l’indélébile brûlure initiale. »
« Invocations aux corbeaux », in Le territoire aveugle (Gallimard, 1990).

Pourrions-nous déplorer la disparition des oiseaux imaginaires comme nous déplorons celle des oiseaux réels ?
Le corbeau est-il plus imaginaire que la kobleute ? Y a-t-il des degrés d’imaginaire ou de réalité ?

J.-P.C. : Je me souviens avoir lu, il y a quelques années, Monde sans oiseaux, un bref roman de Karin Serres à la tonalité fantastique, dont l’action se déroule dans une ambiance liquide, avec un lac pour décor principal. Le récit s’ouvrait sur un univers déconcertant où la présence des oiseaux n’était plus qu’un lointain souvenir. C’est peut-être ce qui nous guette, à moins que ce ne soit eux qui nous survivent. Pour les oiseaux imaginaires – le Phénix, le Simorgh ou l’Alcyon et toutes les créatures aviaires des mythologies –, parce qu’ils volent dans un ciel spirituel, ils ont probablement moins de risque de disparaître – tant qu’il subsistera de l’esprit. Les oiseaux réels peuvent susciter des connotations surnaturelles. En ce sens, sur l’échelle de l’imaginaire, le corbeau peut être considéré à un plus haut degré que la kobleute, parce qu’il a été chargé depuis longtemps de symboles, de hantises, de présages. Michel Pastoureau a consacré tout un savant ouvrage à l’histoire culturelle du corbeau. En revanche, à ma connaissance, il n’existe pas encore de livres sur la kobleute, mais il faut admettre qu’elle vient à peine de prendre son envol.

I.L. : Dans tes récits, tu prends souvent soin de distinguer ce que l’on sait de ce que l’on ignore, ainsi que ce que l’on perçoit (que l’on voit le plus souvent) de ce que l’on ne perçoit pas. Et puis il existe toute une zone de doute lié à l’imagination du rêve, de l’ivresse, de la fatigue, du trouble. Où se situe la réalité la plus forte pour le conteur ? Est-ce différent pour le poète ?

J.-P.C. : La réalité que cherche à créer le récit ou le conte est sans doute différente de celle que veut faire sentir le poème, encore que… Disons que le récit peut se fonder sur le trouble engendré par un surcroît – ou un manque – de réalité, lui-même occasionnellement suscité par les états que tu évoques. Le poème, je le conçois davantage comme un cristal, un objet prismatique avec ses multiples facettes, mais qui conserverait toujours un noyau noir, obscur. Pardon de répondre par des analogies. Avant tout, la réalité que fait entrevoir le texte est portée par la langue, il faut parvenir à faire miroiter les mots de sorte qu’ils réussissent à produire des reflets dans la conscience du lecteur, à donner lieu à un monde, une entité immatérielle vivant de sa propre existence et témoignant d’une expérience.

I.L. : « Une étroite cloison sépare la veille du sommeil, le jour et la nuit, la clarté et l’ombre. Une cloison sépare le même univers, divise, fragmente les mêmes états contrariés », écrivais-tu dans Matières de coma publié en 1984 (Faï fioc, 2016). Et puis, dans L’écorce terrestre (Le Castor Astral, 2018) : « La matière n’est là qu’une sensation instable, une vibration continue, l’extase propagée d’un frisson le long d’un espace en fuite… Et la clarté dont flamboyaient les tournesols n’est plus imbibée que de la lueur de leurs vagues auréoles… Effleurant cette peau, je sens sous mes doigts crépiter le grain des atomes… J’écris dans le nuage de cette dispersion, dans le vacillement des alphabets… »
Est-ce toujours dans cet espace incertain et intermédiaire que tu composes tes contes et tes poèmes ?

J.-P.C. : L’écriture – le désir d’écrire – naît parfois, en ce qui me concerne, de la tentation de faire surgir ou de dévoiler, du moins approcher un autre aspect de la réalité concrète. Ou de témoigner d’une sorte de trouble dans la perception commune, et de l’envie de la dépasser. Il m’est arrivé d’éprouver ce que j’ai nommé par ailleurs « écart de conscience », la sensation d’un décalage dans le saisissement du monde, le sentiment soudain d’une « présence exacerbée », émotion confuse que j’ai tenté d’explorer, ou à tout le moins de décrire. Mais écrire est toujours le fruit d’une tension entre vigilance et relâchement. Car on ne sait pas vraiment d’avance où le texte conduira. Le cheminement est ponctué de surprises, quelquefois de petits miracles, et souvent d’obstacles obstinés.

I.L. : À propos des créations de Marc Pessin, tu constatais : « Le monde des Pessinois est une utopie, étymologiquement un non-lieu, un pays insituable et sans contours : il est partout et nulle part et sa dimension est incommensurable. Du reste, ce n’est pas la question du lieu qu’interroge l’improbable existence de cette peuplade, mais l’énigme du temps. » (« Introduction à l’archéologie pessinoise », in Marc Pessin. Regards sur l’œuvre, 2009).
Dans La montagne lumineuse, tu évoques « ces lieux qui demeureront / à jamais comme la promesse / d’un ailleurs atemporel ». Toi-même, explores-tu (ou affrontes-tu) l’énigme du temps ou celle de l’espace, de la goutte d’eau au cosmos ?

J.-P.C. : Les montagnes peuvent paraître d’une certaine manière comme hors du temps, parce qu’inhabitables, et en partie préservées de toute intrusion humaine. C’est ainsi que j’aime les considérer : comme une échappatoire pour l’esprit, un espace idéal bien qu’invivable, en même temps qu’un lieu de ressourcement. Par leur prestance, certaines prennent une dimension sacrée, au-delà de toute référence religieuse. C’est pour cela que, par parenthèse, j’ai en sainte horreur ces coureurs de l’extrême qui font des sentiers d’altitude un terrain d’exploits et de compétition…
On sait que l’espace et le temps sont indissociables et penser à l’un et à l’autre dans leur dimension d’infini provoque un vertige mental. Entre autres, je crois que la poésie s’efforce de prendre en charge l’énigme que l’un comme l’autre nous posent, et partant l’étonnement de vivre qui lui est consubstantiel.

© Mad

I.L. : Comment s’est construit le projet de La montagne lumineuse ? Est-ce une initiative du peintre ou de l’éditeur ?

J.-P.C. : Quand l’ami Mad m’a montré dans son atelier la série de peintures qu’il avait réalisées, chaque semaine durant une année, de la même montagne vue de sa fenêtre, je me suis dit que cette série, ces variations sur un même motif, avec tous les changements de lumières et de couleurs dues à la saison et aux conditions atmosphériques du moment, pouvaient constituer la matière idéale d’un livre. L’éditeur, Alain Blanc, qui est aussi un ami, à qui j’ai montré quelques images et évoqué l’idée d’un livre, m’a tout de suite répondu qu’il était partant. Si bien que ce projet est presque devenu une commande : je n’avais plus qu’à, si je puis dire, me mettre à l’écrire…

© Mad

I.L. : Pour La montagne lumineuse, dirais-tu que tu as écrit avec, sur, au sujet de, à côté de ou selon les peintures de Mad ? Où se trouvaient à ce moment-là les montagnes géologiques qui te sont si familières ? La poésie de Philippe Jaccottet, dont tu places un vers en épigraphe, était-elle alors présente ?

J.-P.C. : Je dirais que j’ai écrit en écho aux peintures. Plutôt même qu’en regard, car je ne les avais pas sous les yeux pendant tout le temps de l’écriture. Mais si je voulais, en me penchant à ma fenêtre depuis ma table d’écriture je pouvais observer les montagnes tangibles de Belledonne, celles qui ont été peintes, et la lumière du présent aiguiser ou adoucir leurs reliefs. Bien des souvenirs de moments passés là-haut me sont revenus pendant l’écriture, mais quelques réminiscences de lecture m’ont aussi traversé l’esprit, comme Lenz de Büchner ou Une ascension de Ludwig Hohl, et quelques évocations merveilleuses des vieux poètes chinois. Quant à Jaccottet, j’ai choisi pour épigraphe ce vers de ses Pensées sous les nuages : « Cette montagne a son double dans mon cœur », car elle correspondait tout à fait au sentiment que j’éprouvais vis-à-vis de celle sur (et sous) laquelle j’étais en train d’écrire, un paysage aimé et intériorisé. L’auteur a d’ailleurs repris cette formule en titre de son choix de traductions des poèmes épars de Rilke : Exposé sur les montagnes du cœur.

I.L. : Dans Sur un poème d’André du Bouchet (encres de Jean-Gilles Badaire – Jacques Brémond, 2004), tu nous entraînais déjà dans la montagne :

« Comme le marcheur qui formulait
en un réseau d’éclairs le lieu foulé
et qui pour confronter l’un à l’autre
portait le livre dans la montagne
à mon tour j’entre dans l’espace
instable.

Où quelqu’un
à la faveur du tourbillonnement
blanc – disparaît.

Flocons épars sur la page mots
déposés sur la neige. »

S’agit-il encore une fois, dans La montagne lumineuse, de « mots / déposés sur la neige » ? Quelle différence cela fait-il dans l’imaginaire et la pensée que d’écrire sur un poème ou sur des peintures ?

J.-P.C. : Ecrire sur la neige, tracer des lettres sur la blancheur éphémère, ce geste enfantin a quelque chose de réjouissant. C’est une opération fantasmatique. Cela fait penser à l’empreinte qu’un graveur inscrit en creux sur la page, blanc sur blanc, le signe estampé étant révélé par la seule douceur de son ombre. Ou encore aux singuliers logoneiges de Dotremont, ces purs poèmes graphiques qui expriment la sublimation du geste d’écrire.
Écrire à partir d’un poème ou d’une peinture, c’est un peu le même mouvement, si ce n’est qu’avec un poème on est déjà dans la langue et que ce n’est pas d’emblée le même imaginaire qui est sollicité. Sur un poème d’André du Bouchet a été écrit pour prolonger l’interrogation obsédante que j’ai éprouvée à la lecture de son Porteur d’un livre dans la montagne. C’est cette idée de livre porté dans la montagne qui m’a tenaillé, j’ai médité sur ce qu’il pouvait être, bien qu’André du Bouchet m’ait écrit que ce livre manquant n’avait été « que celui du rêve ligne après ligne déchiffré ».

© Mad

I.L. : Tes poèmes ont souvent accompagné ou été accompagnés d’œuvres graphiques, de Marc Pessin, Béatrice Englert, Raphaële George, Jean-Gilles Badaire, Fabrice Rebeyrolle, Marie Alloy, Carmelo Zagari et bien d’autres. Tu as d’ailleurs participé à des dizaines de livres d’artiste. Quel rôle jouent ces œuvres si diverses pour ton imaginaire ?
Dans Aperçues (Minuit, 2018), Georges Didi-Huberman décrivait ainsi le principe même de ses livres :
« Écrire sur les images c’est écrire, bien sûr. C’est d’abord écrire. Pourquoi d’abord ? Parce qu’on n’écrit pas après avoir pensé à ce qu’on a vu. Parce qu’on pense pendant que l’on écrit, du fait même d’écrire. Parce que c’est en écrivant que notre regard se déplie, se délie, devient sensible à nous-même, pensable et lisible aux autres. »
Ne pourrait-on reprendre ces phrases à ton sujet en remplaçant « penser » par « imaginer », quand les peintures précèdent tes textes ?

J.-P.C. : J’aime pour mes livres, quand cela est possible et pas forcément pour tous, bénéficier du compagnonnage d’un ou d’une artiste, peintre ou photographe. Il me semble que la présence de leurs œuvres apporte au livre une respiration autre, un courant d’air comme venu d’une porte dérobée. Et c’est d’abord la joie d’une collaboration.
Didi-Huberman a raison : la pensée, ou l’imagination, travaille avec l’écriture, simultanément, l’une entraînant l’autre et inversement. C’est bien en écrivant que notre regard se déplie. Par fulgurations ou en tâtonnant le plus souvent. C’est bien l’écriture qui éclaire, qui fait signe, qui rend perceptible ce qu’elle invente, quel que soit son sujet. Et qui permet au lecteur de projeter son propre imaginaire dans le sillage ouvert par les mots.

Voix d’encre n° 67
octobre 2022

I.L. : Depuis plus de 30 ans maintenant, tu co-animes avec Alain Blanc et Hervé Planquois la revue Voix d’encre. Quelle place tient-elle dans ton activité de poète ? Ton œuvre s’est-elle nourrie des rencontres que tu as pu y faire ?

J.-P.C. : S’occuper d’une revue, c’est le plaisir renouvelé – en l’occurence pour celle-ci chaque semestre – de découvrir des textes inédits et des traductions, de mêler des voix, des écritures singulières, très différentes de la sienne propre, de bâtir un sommaire avec un ensemble de textes qu’on a bien voulu proposer ou confier à notre petite équipe. Quelquefois, l’exercice s’avère un peu délicat, car il faut opérer des choix, trancher face à certaines hésitations. Il m’arrive bien sûr de tisser des liens avec des auteur(e)s que je ne connaissais pas avant d’avoir eu sous les yeux leur contribution. Mais je ne crois pas avoir littérairement nourri mon écriture de ces rencontres, même si incidemment certaines admirations ont pu me marquer.

I.L. : Pourquoi Voix d’encre accorde-t-elle une grande place aux arts plastiques ? Poésie et peinture sont-elles indissolublement liées ? Cela favoriserait-il une poésie visuelle ? Est-ce plutôt une question d’imaginaire ? Pour toi, la peinture est-elle plus proche de la poésie que la musique ?

J.-P.C. : Dans chaque numéro, une place est réservée à l’intervention d’un plasticien. Celle-ci procure une forme d’unité à l’ensemble. Elle permet de rythmer la succession des textes, qui ne sont pas sans certaines disparités, et d’accorder à la revue une approche visuelle. Le lien entre la poésie et la peinture me semble plus « naturel », il y a si longtemps que poètes et peintres collaborent, mais la musique n’est pas pour autant plus éloignée de la poésie. Il m’arrive d’ailleurs de faire des lectures avec des musiciens – et mon rêve serait de mettre au point une sorte de récital en compagnie d’une petite formation musicale, genre expérimental ou jazz, de préférence.

I.L. : Ces deux nouveaux livres ont-ils rejoint la « bibliothèque itinérante de la reine Zélia » (Des lecteurs – Harpo &, 2016) ? Aurons-nous bientôt des nouvelles du pays de cette reine qui « se régalait d’une soupe d’herbes, d’un filet d’oiseau bleu accompagné d’une purée de tubercules et d’une marmelade de fruits de la forêt » (Zélia – Al Manar, 2016) ?

J.-P.C. : J’espère que ces deux livres ont pu prendre place dans l’un des fourgons de la bibliothèque itinérante de la reine Zélia. Mais je ne sais pas si on aura de si tôt des nouvelles de cette dame et de son royaume, car je les avais imaginés en résonance complice avec les œuvres de Marc Pessin et la civilisation parallèle qu’il avait découverte ou inventée dans son atelier de Saint-Laurent-du-Pont. Depuis qu’il nous a quittés, il y a peu, la reine Zélia pleure sous son dais immobilisé dans un repli de son pays perdu.

Jean-Pierre Chambon

Bibliographie

  • Evocation de la maison grise, Le Verbe et l’Empreinte, 1981.
  • Matières de coma, Ubacs, 1984.
  • Les Mots de l’autre (avec Charlie Raby), Le Castor Astral, 1986.
  • Le Corps est le vêtement de l’âme, Comp’Act, 1990.
  • Le Territoire aveugle, Gallimard, 1990.
  • Le Roi errant ; Gallimard, 1995 [prix Yvan Goll].
  • Rimbaud, la tentation du soleil, Cadex, 1997.
  • Carnet du jardin de la Madeleine, Cadex, 1999.
  • Assombrissement, L’Amourier, 2001.
  • Goutte d’eau, Cadex, 2001.
  • Corps antérieur, Cadex, 2003.
  • Sur un poème d’André du Bouchet, Jacques Brémond, 2004.
  • Méditation sur un squelette d’ange (avec Michaël Glück), L’Amourier, 2004.
  • Labyrinthe, Cadex, 2007.
  • Nuée de corbeaux dans la bibliothèque, L’Amourier, 2007.
  • Le Petit Livre amer, Voix d’encre, 2008.
  • Trois rois, Harpo &, 2009.
  • Tout venant, Héros-Limite, 2014.
  • Matières de coma, postface de Bernard Noël, Faï fioc, 2016.
  • Des lecteurs, Harpo &, 2016.
  • Zélia, Al Manar, 2016.
  • L’Ecorce terrestre, Le Castor Astral, 2018.
  • Un écart de conscience, Le Réalgar, 2019.
  • La Peau profonde, Jacques Brémond, 2019.
  • Une motte de terre (avec Michaël Glück), Méridianes, 2020.
  • Musique de chambre – pour Leonard Cohen, Atelier du Hanneton, 2020.
  • La Montagne lumineuse, Voix d’encre, 2022.
  • Je ne vois pas l’oiseau, Al Manar, 2022

Jean-Pierre CHAMBON : Je ne vois pas l’oiseau, vu par Michel Ménaché

(Encres de Carmelo Zagari, éd. Al Manar, 16 €)

C’est un vers de Guillevic que Jean-Pierre Chambon choisit pour titre du recueil des cinq récits abordant l’oiseau comme énigme vivante, voire comme figure d’identification : « Je ne vois pas l’oiseau / Qui serait mon frère ». En poète lui-même, l’auteur rejoint Edgar Poe pour les frissons d’ailes du mystère et il entraîne le lecteur dans le sillon toujours renouvelé du conte naturaliste, aux confins parfois du réalisme merveilleux.

Un chétif oisillon sauvé par deux enfants d’une mort certaine, nourri, soigné, se métamorphose en splendide kobleute libérée de sa cage. Vision magnétique, sublimée : « Une ondulation à peine perceptible de ses ailes semblait suffire à la hisser dans l’infini. »

Autre récit très réussi : Le sommeil du perroquet. Le narrateur découvre chez l’amie qu’il visite le perroquet Nemo. D’abord surpris et amusé de cette présence insolite, il est contrarié d’avoir été appelé « Rosario » par l’oiseau bavard. Comme l’hôtesse l’invite à dormir chez elle, il se voit en rêve traité et nourri par elle comme le perroquet : « Je me redressai d’un bond. Un filet de salive avait coulé sur mon menton. […] Surmontant la répulsion que j’éprouvais au toucher des plumes, j’ai ouvert la grille et saisi le perroquet ensommeillé. Il pesait lourd dans mes bras. Je l’ai porté jusqu’à la fenêtre et l’ai lancé dans l’air… » Le narrateur s’évade à son tour, doublement vengé de l’insolence supposée de l’intrus et de son fantasme onirique d’oiseau soumis au caprice de l’hôtesse…

Une science naturelle ravive les souvenirs d’enfance du narrateur. Le récit oscille entre les mythologies juvéniles et les savoirs premiers acquis à la campagne. L’observation des oiseaux, des plantes et des fruits sauvages imprime des sensations, saveurs, couleurs et odeurs, des images d’inoubliables envols, des visions somptueuses au passage des chorégraphies ailées.

Clémence, l’amie des pigeons, en possédait un couple superbe : Mikado et Gros-Soldat. Dans le 4ème récit, construit en abyme, Les deux tourtereaux turcs, le souvenir du narrateur en est ravivé au Marché aux oiseaux du Grand Bazar d’Istanbul. Deux pigeons « aristocratiques » en cage lui rappellent l’exceptionnel plumage de Mikado et Gros-Soldat. Au retour du Bosphore, il s’empresse de revoir Clémence, l’amie colombophile, mais les siens ont disparu, sans doute empoisonnés par des citadins prédateurs soucieux d’exterminer ces volatiles et leurs congénères auxquels ils attribuent toutes sortes de maux… Empathie d’esthète !

Avec Portrait du poète en oiseau on pense, bien sûr, à Dylan Thomas en jeune chien, à Michel Butor en jeune singe, mais c’est encore à l’oiseau selon Guillevic que Jean-Pierre Chambon adhère : « mon pareil, mon écho, mon autre, / Peut-être moi, tout simplement. » Du loriot vert de l’étiquette du sirop de menthe, des mésanges au cou jaune d’or, de l’éclat du plumage de l’oiseau rêvé, l’auteur passe en revue les spécimens emplumés admirés dès l’enfance, avec une préférence marquée pour le dindon de la ferme de son oncle : « La roue parfaite de sa queue en éventail, et les reflets de cuivre émaillant son plumage, et surtout l’étrange baroquerie de sa caroncule rouge et du masque bleu électrique entourant ses yeux, faisaient de ce gallinacé un composite de chimère phénoménale et de prodige ornithologique, chez qui la magnificence du maintien venait contrebalancer le grotesque de l’accoutrement. » Le corbeau d’Edgar Allan Poe joue le rôle du phénix tant il continue de hanter l’auteur ! Du « colibri vibrionnant » à la colombe sortie du chapeau haut-de-forme du prestidigitateur, la magie de l’oiseau partout opère : « Feuillage, nuage, cage ou trucage, je ne veux pas même regarder l’oiseau qui d’entre toutes ces choses, seraient-elles pures chimères, dans l’instant pourrait jaillir. Et ainsi, enfin – Je le vois. »

Les encres de Carmelo Zagari, d’une grande finesse, apportent une tonalité mystérieuse, voire fantastique, aux cinq récits de cet ouvrage publié, avec le soin qu’on leur reconnaît, par les éditions Al Manar.

Michel MÉNACHÉ – revue Phœnix n°39, Été 2023


Caractéristiques

Weight N/A
Dimensions N/A
exemplaire

L'un des 500 ex de l'édition originale

format / papier

13 x 19, 13 x 19 cm, sur Arches

isbn

978-2-36426-298-0

nombre de pages

64

parution

Auteur

CHAMBON Jean-Pierre

Artiste

ZAGARI Carmelo

Collection

Bibliophilie

Contes, récits & nouvelles