Italies fabulæ

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Italie fabulae Angèle Paoli
Italie fabulae Angèle Paoli

Proses poétiques d’Angèle Paoli.

Couverture : Maso Finiguerra, † 1464

Description

Le livre

Aimerais-tu retourner à Venise ? La voix de Mona m’interpelle. D’où vient-elle ? Je l’ignore. Elle est là qui s’insinue en travers de la page, entre les lignes de ma mémoire. Qu’est devenue Mona, depuis tout ce temps ? Je l’ignore aussi. Je n’ai plus de nouvelles. D’elle. J’ai perdu sa trace. Nous nous sommes perdues.
Alors ? Venise ? Insiste-t-elle ? Y retournerais-tu ? Non, je ne crois pas. Et toi ? Je ne sais pas. Avec toi, peut-être. Mais sans toi… pas sûr. Pourtant… Silence.
Son silence est-il le même que le mien ? Est-il fait de la même matière ? Cache-t-il les mêmes mots ? Retenus tus ? Je me lance dans une confession imprévue.

Venise ? J’ai peur de m’y ennuyer. Peur d’être déçue. Peur de lire à visage découvert que nous avons vieilli. Il y a des lieux où, plus qu’ailleurs, l’on prend conscience que l’on a changé, que la jeunesse nous a fuis. Et que c’est irréversible. J’ai peur que Venise ne nous renvoie une image flétrie de nous-mêmes. Comme les visages passés qu’elle retient prisonniers dans ses eaux. Le temps d’un passage. Le temps d’un tremblé. Et puis, vois-tu, le tourisme d’aujourd’hui m’effraie. Tous ces gens qui déambulent dans un sens et dans l’autre, qui palabrent aux coins des rues, se bousculent dans les cafés, sur les ponts. Partout. Je ne suis pas sûre d’être à même de le supporter. D’ailleurs, je vois mal comment je pourrais échapper à ce mouvement de foule, aux normes touristiques en vigueur. Je ne suis pas différente des autres. Je suis prise comme chacun comme tous dans le même tourbillon le même mouvement universel. Comment m’y dérober ? Ce n’est pas que je veuille à tout prix me différencier. Mais je n’ai pas non plus le désir de vivre ce que les autres vivent. Au même rythme au même moment avec les mêmes références les mêmes réflexions. Cette foule anonyme à laquelle j’appartiens dont je ne peux ni me distinguer ni me départir me met mal à l’aise. Je préfère de beaucoup habiter mes souvenirs.
Parle-moi de Venise. De ce qu’il te reste d’elle. De nous. Je n’ai rien à en dire. Si peu de choses. Des bribes à peine et des cendres envolées.

(…)


La critique

Italie des débuts, du Quattrocento, celle d’aujourd’hui, toutes existent. S’y rencontrent les fantômes vivants de ceux qui vécurent, aimèrent, créèrent. Autant d’âmes qui hantent la lagune vénitienne.
Tel est le parcours onirique et secret de cette âme qui nous peint une « scène intérieure » sur laquelle se jouent le silence et la fulgurance. Chaque récit évoque un moment, une « embellie de l’âme », selon l’expression de Roger Caillois dans son Fleuve Alphée.
Le paysage recèle une vertu mémorielle pour qui sait entendre la voix des mythes. La narratrice les lit en chaque lieu, cherchant « un pont », voilà sa quête. La synesthésie les lie au diapason de San Michele, le cimetière de Venise, qui rassemble les voix et la musique tremblante des trépassés parcourant les allées comme les nouvelles poétiques d’Angèle Paoli.

Isabelle Lévesque


Angèle Paoli, et s’il suffisait de souffler sur les cendres

Parle-moi de Venise. De ce qu’il te reste d’elle. De nous. Je n’ai rien à en dire. Si peu de choses. Des bribes à peine et des cendres envolées.

Ma mémoire me fait défaut. Comment retrouver les détails perdus ? Je croyais avoir gardé  intactes jusqu’à la moindre sensation, jusqu’à la moindre aspérité. Je croyais qu’il suffirait d’appuyer sur un bouton pour qu’aussitôt les petites cellules gardiennes des souvenirs libèrent de leurs mailles une odeur, une impression, une image. Chaque nouvelle cellule ouvrant avec elle l’essaim bourdonnant du passé. Mais non il n’en est rien. Je me suis trompée. Il me faut accepter ces absences, ces infidélités, ces gommages. Ces amputations faites à mes souvenirs. Il me faut accepter de laisser divaguer à leur guise les lagunes imparfaites de la mémoire.

                in Italies Fabulae, éditionsAl Manar, 2017, p.p.20 et 21

   Angèle Paoli nous entraîne ainsi en Italie, dans son dernier livre, intitulé Italies Fabulae, paru chez  Al Manar dans la collection Récits et Nouvelles,en mai 2017 .

   Guidés par l’auteur, imaginons que nous atteignons la Sérénissime comme autrefois par le train de nuit.

Notre voyage en train avait pris fin au petit matin. C’était dans l’éblouissement d’une lumière laiteuse. Dans le clapotis régulier de l’eau battant le quai. Je me souviens de cette magie. La gare qui prend pied brutalement dans le canal. Ou s’y achève. On était passé, sans transition ou presque, du corps mouvant du train au flottement glissant et saccadé du vaporetto. À son instabilité mouvante. Je me souviens du bruit de moteur, des secousses transmises par les vagues, des embruns qui giclaient de toutes parts. D’une vague odeur d’eau saumâtre mêlée à l’odeur d’essence et de calfatage. De tes longs cheveux rejetés en arrière, « embroussaillés » par le vent. Je revois aussi la pension familiale, modeste mais agréable, et la chambre donnant sur le canal. Je revois le séjour très cosy, son décor un peu vieillot mais confortable, à deux pas de « l’Accademia ». Si je ferme un instant les yeux, je retrouve l’odeur chaude des cornetti dans le bar où nousprenions le premier café, accoudés au comptoir, encerclés par la rumeur essoufflée de la machine à espresso. Une rumeur de locomotive aux jets de vapeur puissants. Une rumeur qui rappelait en miniature, celles des ramifications labyrinthiques et grinçantes de la nuit précédente, dans les couchettes des Ferrovie State. Venaient ensuite d’interminables déambulations dans le labyrinthe des ruelles. Et notre plaisir à passer d’une rive à l’autre, à contourner la belle par l’arrière, à nous frotter à l’envers du décor. Nous étions infatigables. Du matin au soir dans la ville. Qui semblait accepter de dévoiler un peu de sa vie secrète. Celle des arsenaux, du ghetto, des quartiers moins flambants qui s’enfonçaient toujours davantage dans la moisissure. Celle des ménagères silencieuses qui reviennent de leur marché, le cabas empli de légumes de la lagune. Les activités ouvrières. Calfatage des bateaux et hangars à gondoles. Passer des quais glorieux du Grand Canal, de ses palais ciselés avec art aux quais moins reluisants des Zatterre, en face de l’île de la Giudecca, recelait des surprises. Et des trésors. Et la lagune ?

                  La lagune ? On la contemplait de loin, en silence, blottis sur un banc. Chacun gardait secret le désir de la rejoindre.

                  in Italies Fabulae, éditions Al Manar, 2017, p.p.21/22

 À chacun d’inventer la suite du voyage avec autant de rêves que de souvenirs au cœur…

Roselyne Fritel, site Le temps bleu

Bibliographie :

Italies Fabulae , éditions Al Manar, 2017

sur internet:

  1. http://lapoesiequejaime.net/apaoli.htm

S’INCORPORER TOUTES LES BEAUTÉS DU MONDE. ANGÈLE PAOLI À L’ÉPREUVE DE SES ITALIES.

Depuis Stendhal chacun sait bien qu’un esprit cultivé et sensible ne peut sortir indemne de la contemplation de la beauté quand elle surgit de plus à foison de certains lieux privilégiés1. Le beau livre que notre amie Angèle Paoli, vient de consacrer à rassembler ses souvenirs d’Italie, sous la forme de nouvelles poétiques au caractère un peu tremblant et lâche2, vérifie une nouvelle fois la troublante et incontrôlable puissance d’émotion que possèdent certains sites. Certaines œuvres. L’idée aussi que nous nous faisons de certaines vies prises en certains de ces lieux.

Italies Fabulae, est un livre de voyages. Qui comme tout vrai voyage mène tout autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi. Le lecteur lui-même voyageur retrouvera sans doute d’abord avec plaisir ces évocations contrastées des multiples visages de Venise et de sa Lagune, de la riche campagne toscane où se cache toujours au fond de quelque bourg un reste de fresque dû à quelque grand peintre renaissant, des anciens combats de Florence pour assurer son indépendance et asseoir le prestige de sa prétendue République, des splendides promontoires de la côte amalfitaine, pour ne rien dire de la merveilleuse histoire qu’il connaît depuis sa lecture de Roger Caillois, de la fontaine Aréthuse à Ortygie, cette île au bout de l’île, à Syracuse, où se retrouvent si intimement mêlés époques et continents.

Mais comme on le fait de tout paysage, chacun à sa manière répond à l’appel que lui lance le spectacle attendu de la beauté. Ce dernier nous exalte. Nous fait courir en foules. Mais nous isole aussi. Nous ramenant à notre propre finitude de passager du temps. À notre condition de spectateur étranger. Mû un instant par la folie de croire qu’il pourrait faire corps. S’incorporer vraiment et pour toujours ces fabuleux mirages qu’il voit naître sous ses yeux. Et ne possédera jamais.

Et c’est cela que je devine en creux dans les proses intranquilles et traversantes d’Angèle Paoli. Dans sa reconnaissance de l’infidélité et de la corruption des plus vifs souvenirs. Dans les troubles jeux de désirs, d’apparition et de disparitions que ses fictions mettent en scène. Et sa prédilection pour les œuvres inachevées, écartées, effacées, dont elle s’efforce au passage de ressusciter l’image disparue3.

Il y a toujours quelque part dans un livre, une expression, un mot, à travers lesquels s’organise la vision que le lecteur s’en crée. Ce mot je l’ai trouvé personnellement dans les toutes premières pages. Il n’était à ce moment que le nom pittoresque et paradoxal – l’Écharde – d’une belle et antique propriété destinée à un séjour luxueux de vacances dans la campagne toscane.  Mais je l’ai retrouvé plus loin, venu nommer ce pont sur l’Arno, ce pont de la Scheggia, qui permit en 1440 aux troupes florentines de facilement remporter, aux dires de Machiavel, cette bataille d’Anghiari4 dont Angèle Paoli cherche à reconstituer sur le terrain l’histoire jusqu’à la disparition de la fresque que Léonard de Vinci reçut mission d’en réaliser pour orner la fameuse Salle du Grand Conseil (appelée aujourd’hui salle des Cinq-Cents) du Palazzo Vecchio. Étrangement, le retour de ce mot qui aurait pu me renvoyer à tant de vifs et brulants souvenirs de jardins, de campagne, m’a rappelé  la célèbre phrase de Saint-Paul évoquant sans plus de précision le mal qui à ses dires l’accompagna tout au long de son existence5 pour me conduire à reconnaître dans l’ensemble des fabulae dont la poète corse compose son ouvrage, la marque de ce subtil agacement d’âme et de sensibilité, la présence de ces touches douloureuses dont s’accompagne l’intime pénétration en soi des images infiniment fantasmées que multiplient la découverte et l’inquiète fréquentation de la plupart des hauts lieux culturels.

Il n’y a pas de jouissance sans un certain fond de manque et de douleur. Comme l’écrit superbement Baudelaire dans le Confiteor de l’artiste « L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. » Je ne dirai certes pas que les beaux textes d’Angèle Paoli sont l’expression, comme on le voit dans l’œuvre tellement singulière et habitée d’un Pierre Michon dont à certains égards on peut la trouver proche6, d’une telle souffrance. À l’inverse du poème de Baudelaire, ses Italies se concluent sur un éloge de la sérénité. Mais si l’auteur ne connaît pas ou ne nous montre pas le déchirement terrible ici de la beauté, elle est loin, assurément de n’en pas ressentir la secrète griffure. D’en ignorer l’écharde. La sourde, vive et fulgurante pénétration.

 

NOTES

  1. Voir le fameux syndrome de Stendhal décrit par ce dernier dans son Rome, Naples et Florence. Paris 1826. « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
  2. Loin de moi l’idée d’en faire à Angèle Paoli le reproche. Le caractère particulièrement lâche, distendu de la trame narrative n’est pas chez elle à proprement parler une faiblesse. Le caractère de nouvelle qu’elle imprime à ses souvenirs et le flou avec lequel tout particulièrement dans sa section consacrée à Venise elle passe dans l’emploi des pronoms du « Je » au « nous » puis au « Ils » et au « Elles » sont à mettre au compte d’une simple volonté de distance. Justifiée par le défaut de mémoire dont elle a profondément conscience et qui rend à ses yeux plus légitime une fiction conçue comme l’indique à la page 10 du livre la référence à J.B. Pontalis, sur le mode de la rêverie éveillée.
  3. Cela est le plus visible dans le texte intitulé Mocajo qui s’ouvre sur une belle épigraphe d’Élie Faure : «  La fresque est faite pour fixer l’instant passionnel dans une matière solide comme la méditation.»
  4. Voir WIKIPEDIA : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Bataille_d%27Anghiari_(L%C3%A9onard_de_Vinci)

 

Georges Guillain, site « Les découvreurs »


Ce livre étonne par sa puissance d’étrangeté. « Italies Fabulae » postfacé par Isabelle Lévesque, ce sont cinq récits qui transportent à l’ombre foisonnante du rêve. Devant un paysage d’Italie ou un tableau de Piero della Francesca. C’est le plus souvent une femme qui est au centre du récit, perdue dans la contemplation, et qui nous entraîne dans la poésie du rêve éveillé. Cette figure devient, pour emprunter à Dominique Fernandez, une promeneuse amoureuse, pareille à son auteure fervente aussi de l’Italie.

Ces récits sont placés sous la haute résonance du rêve. Dans « Hécate endormie », une femme s’absente à elle-même devant le rivage aux réminiscences virgiliennes. Dans « L’Echarde », le personnage féminin qui ressemble à l’auteure « est seule sous la treille seule à l’ombre des grands arbres, avec ses images et ses rêveries ». Le narrateur d’un autre récit rappelle à sa compagne le tableau Résurrection de Piero della Francesca, les disciples endormis, et le livre Dormeur éveillé de J.-B Pontalis. Comme si, chez Angèle Paoli, ce sommeil singulier installait un rapport au monde, par une inversion qui tient le rêve pour la réalité.

Cette absence à soi-même, n’est-ce pas celle du lecteur hypnotisé par cette nébuleuse de rêves qui compose ces Fabulae ? Car la réalité vacille, les catégories flottent, réalité, imaginaire, identité. Mona, Inès, à qui renvoie ce pronom Je ? « Mocajo » déplace les limites du réel : deux jeunes filles peintes sur une fresque reprennent vie, puis le récit rétablit le cours normal, un couple en visite venu admirer cette fresque. « Ceneri/Braises » a pour lieu Venise. Passent Diaghilev et Stravinsky, sortis de leur tombe, les fantômes ne s’installent pas n’importe où. L’atmosphère, lumière laiteuse, flottement du vaporetto, figures saturniennes est oppressante comme chez Thomas Mann. Modes d’être et temporalités tiennent le lecteur dans une discrète incertitude. Parfois le récit bifurque, du rêve à une apparition de brume et d’encre, la mendiante de Duras qui crie sur une autre lagune, celle du Mékong. Dans un autre, le rêve se noue au mythe (la dormeuse et Hécate) puis à un souvenir, Greta Garbo à la Villa Cimbrone. Cette prose onirique qui trame lambeaux de réel et bribes d’imaginaire a quelque chose de baroque.

« Italies » plurielles. Le titre vient dire l’ascendant des terres italiennes, rendues envoûtantes par ces songeries, parfois inquiètes. C’est qu’Angèle Paoli a pour ce pays-paysage une prédilection, celle d’une patrie de cœur. Terres stendhaliennes, fertiles en expériences fortes, amoureuses, artistiques ou guerrières. Capables d’arrimer les ardeurs, les blessures, les consolations. Cette multiplicité, rivages, villages ou lieux pétris de culture autorise-t-elle les ressentis troublants d’amours parallèles et de désir labile ? Les rencontres passionnées, telle celle entre deux femmes évoquée dans le tremblé du souvenir du compagnon. Sensualité et liberté que ne renierait pas Colette.

C’est dans une Italie revisitée par les mythes que se tient Angèle Paoli. Elle retrouve leur grande vertu, la mise en récit imaginaire de l’originel. Cette part langagière, fabulatrice si vitale pour nous, qu’elle prenne la forme du rêve, de l’art. Le mot fabulae ouvre cet espace où liberté est laissée à la parole pour dire des histoires. Comme le soldat de Cascina. Pour se raconter des histoires aussi, ce que nous aimons tant faire depuis l’enfance. Il est frappant de voir que les personnages s’adonnent à la conversation ou la sous-conversation, si révélatrice des mouvements secrets des êtres. Les frontières entre dialogue et monologue s’effacent. Pas de tirets ni de guillemets mais le tressaillement de paroles multiples.

« Triptyque d’Anghiari, la Bataille » témoigne d’une autre facette de cette emprise italienne : l’attrait pour ce Quattrocento des condottieres, pour la beauté plastique de ces batailles dans leur figuration picturale. Il y a trois fameuses batailles, Cascina, San Romano et Anghiari, racontées chacune par un homme de guerre ayant participé au combat. Temps des luttes pour la domination entre Florence, Pise et Milan. Sur fond de rivalités entre Michel-Ange sollicité pour figurer Cascina et Vinci, Anghiari. Etonnant jeu de miroirs : Angèle Paoli choisit la forme-poème pour les subsumer en une seule bataille, pour dire, avec des mots, la beauté de ces tableaux disparus dont ne restent que les dessins. Etranges fabulae où nous suivons, à la fin, la femme sous la treille, double de l’auteure, méditant sur ces dessins dont elle a intériorisé la puissance picturale. Le livre se clôt sur un final serein. Les lieux se superposent, la Corse, la Toscane avec l’Echarde. Cette hauteur dont le nom prédestiné revient à plusieurs reprises, comme le rappel d’une secrète blessure, toujours là dans son écriture.

« Elle pose les mots devant elle et le monde s’organise à sa guise ». N’est-ce pas là l’expérience même de celui qui écrit, poser les mots ?

Ce très beau final est à l’image du livre d’Angèle Paoli, il scelle l’alliance rare entre l’élan de la passion, nourrie de l’effervescence de l’Italie et la secrète intranquillité qui niche au cœur de tous ses écrits.

Marie-Hélène Prouteau


Italies Fabulae, éd. Al Manar, juin 2017, 94 pages, 18 €
Ecrivain(s): Angèle Paoli

Qu’il est plaisant de se remémorer les nombreuses Italies que l’on a pu vivre, aimer, tissées d’amours de voyages, d’amitiés croisées !
Angèle Paoli rameute le souvenir d’Alfea : « elle portait un prénom étrange qui la rendait inaccessible ». A Syracuse, « a surgi le visage d’Alfea », c’était beaucoup plus tard, dans un autre souvenir, précieusement revisité, précautionneusement conservé.
Les récits, mêlés de mythologies personnelles et inaltérables, traversés de voix (Mona), guident le lecteur dans l’histoire toute « embroussaillée » de mémoires, de pas, ceux des périples, ceux-là même du temps qui grouille sous le front de la voyageuse qu’est Angèle, Canarienne du Cap Corse, que l’environnement de mer, de roches, de villages perchés, nourrit, au-delà des incursions italiennes.
Est-il encore possible d’évoquer Venise, sans tomber dans les redites, les superbes poncifs ? Oui, mille fois oui. Angèle Paoli revisite l’île San Michele, « l’île des morts », et y fait stopper le « vaporetto (qui) glisse sur la lagune, eau lisse, vaguement huileuse », étrange réminiscence dans les mots du si beau film lagunaire d’Antonioni, quand, barque arrêtée, Christine Boisson, si belle, si triste, du moins son personnage, trouve que l’endroit exprime tant de « solitudine » ! Paoli a sûrement vu cet Antonioni-là. En tout cas, son livre en parle, sans le nommer. A moins qu’il ne s’agisse de la « mer huileuse » de l’Avventura.
Burano, San Clemente défilent. Et la « passegiata » méridionale ajoute au charme de ces récits qui plongent dans la mémoire, dans les années.
Les phrases, le style, légers, fluides, phrases brèves, images concentrées, dessinent, sans forcer l’imprégnation délicate, élégante dont l’auteur se sent investie, pour nous la transmettre en capillarité littéraire, profonde, culturelle :
« Les années ont passé. Ils ont voulu refaire le même voyage. Inès a gardé dans les os le souvenir de l’humidité, du froid glacial qui tombait par moments des montagnes. Elle a gardé en mémoire l’image de la première neige sur la découpe étincelante des Apennins » in Italies Fabulae d’Angèle Paoli (éd. Al Manar), p.35.
La poète relate ses italies, manière de restituer sous forme de récits brefs l’empreinte des voyages véritables, intérieurs, imaginaires.
De la Venise des « condottiere » à celle des guerres incessantes, fratricides, entre Milan et Florence, entre Florence et Pise, Paoli traverse l’histoire, l’art, consigne dans ce livre d’italianiste experte les mille et une beautés, entre affût des sentiments et observation au scalpel de toiles ébauchées, qui donnent lieu à des récits hauts en couleurs, pleins de soldats « musculeux », de corps en torsion, de batailles ancestrales, violentes toujours, gravées dans l’inconscient collectif.
La couverture est une reproduction d’œuvre de 1464 (oui !) due à Maso Finiguerra.
L’auteure des Feuillets de la Minotaure et de Tramonti poursuit sa quête des lieux magiques, propices autant à l’imagination amoureuse qu’à l’initiation culturelle supérieure – celle qui grave en nous lecteurs ses marques d’érudition lente et vraie.

Philippe Leuckx  (La cause littéraire)


« Italies Fabulae » d’Angèle Paoli (Al Manar, 2017) par Michèle Finck

Force de la titrologie : le titre superbe, « Italies Fabulae », désigne à lui seul le double royaume du livre — le réel (« Italies ») et l’imaginaire (« Fabulae »). Le travail très fin sur la typographie (choix des caractères romains pour le pôle du réel, élection de l’italique pour l’imaginaire) vient encore souligner les deux règnes explorés par Angèle Paoli. Cette bipolarité mentale est confirmée par l’exergue emprunté à Italo Calvino : « A la poursuite de toutes les ombres à la fois, celles de l’imagination et celles de la vie ». Reste que dans le titre du livre, le pluriel « Italies » à vocation onirique vient déjà déstabiliser le sol du réel et laisser présager l’ascendant de l’imaginaire. Il n’y va pas tant ici de l’Italie que des « Italies » intérieures d’Angèle Paoli.

On se plonge alors dans ce livre comme dans un rêve, et on aime que la belle postface d’Isabelle Lévesque, au diapason des textes, parvienne à éclairer en profondeur ces pages tout en préservant entièrement leur part de rêve. C’est en effet avec la force d’un rêve que ce livre envoûtant s’impose au lecteur, lui révélant peu à peu les « Italies » rêvées d’Angèle Paoli, « dormeuse éveillée » s’il en est, selon la formule du livre de J-B. Pontalis (Le Dormeur éveillé) cité dès les pages d’ouverture. Qui peut d’ailleurs mieux parler de l’Italie qu’une poète native de Corse comme Angèle Paoli : à la fois assez proche de l’Italie, patrie seconde, et assez loin d’elle toutefois pour que la part du songe déborde sans cesse sur la réalité ?

Certes l’Italie réelle apparaît par éclats. Les lecteurs amoureux de l’Italie retrouveront dans ce livre de nombreux lieux qu’ils ont eux – mêmes traversés. Mais sans cesse l’Italie réelle bascule dans ce qu’on aimerait appeler, en pensant au titre d’Italo Calvino Le città invisibili (Les Villes invisibles), une Italie « invisible » et secrète, légendaire et fabuleuse (« Fabulae »).

Encore faut-il se demander ce qui permet le mouvement de bascule du réel dans l’imaginaire, centre générateur du livre ? Ce qui donne à ces pages la profondeur du songe, c’est d’abord le travail sur le mythe auquel Angèle Paoli a recours, au point que plusieurs récits peuvent se lire comme des réécritures de mythes, ou des variations sur les mythes. Aussi le premier récit, « Parmi les lys d’eau, Alfea », retravaille-t-il librement le mythe des amours d’Aréthuse et d’Alphée, amant éconduit de la nymphe, comme le conte Ovide dans ses Métamorphoses. L’amour (surtout sensualité, trouble et désir) est d’ailleurs l’une des nervures centrales du livre, sans que l’on sache jamais vraiment si l’amour évoqué par la narratrice est réel ou rêvé. Toujours l’amour, tel le livre lui-même, oscille entre le réel et rêve, comme déjà dans la mystérieuse variation initiale sur Aréthuse et Alphée. C’est le mythe encore qui imprime ce même mouvement oscillatoire au second récit, « Hécate endormie ». Certes, le lecteur croit d’abord poser le pied sur une terre de l’Italie bien réelle, celle de Ravello : « De la terrasse où elle est installée, elle domine tout le golfe », écrit Angèle Paoli à propos du personnage féminin de ce récit. Mais les souvenirs de Virgile et d’Homère ont tôt fait de provoquer, dans un lent glissando, une première confusion entre réel et imaginaire : « Ravello. Rivages virgiliens hantés de légendes homériques ». Le mouvement de bascule du réel dans le rêve s’accomplit tout à fait à la fin du récit, lorsque le personnage féminin (« elle ») s’endort sur un banc et que surgit un chien : « Il se couche à ses pieds et la fixe de ses yeux d’or. Il pose sur le rebord du banc une patte élégante. Il la veille. Aussi immobile qu’un sphinx ». Voici alors que le titre du récit, « Hécate endormie », prend tout son sens et que le personnage féminin soudain se confond avec Hécate, déesse nocturne et magique, entourée de ses chiens. Tout le livre est dans ce vacillement entre le réel et l’imaginaire. Qui entre dans ce livre pose le pied sur un sol mouvant, qui se dérobe sans cesse et s’ouvre sur le rêve.

Ce qui permet aussi le mouvement de bascule du réel dans l’imaginaire, c’est la préférence accordée par Angèle Paoli non pas tant aux voyages en Italie qu’aux souvenirs des voyages en Italie. La mémoire est ce kaléidoscope mental qui, dans tout le livre, brouille les frontières entre le réel et le rêve. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur la formule « Te souviens-tu ? » : « Te souviens-tu de la Madonna del Parto ? ». La mémoire est le sésame de « Italies Fabulae », comme le confirme la reprise de la même formule quelques pages plus loin dans ce récit initial (à la fois commencement et initiation) : « Et Alfea ? Te souviens-tu de ce matin où tu as fait la rencontre d’Alfea ? ». Dans le récit « Ceneri/ Braises », la narratrice plutôt que de partir à Venise préfère y retourner par la mémoire, de « peur d’être déçue » : « Je préfère de beaucoup habiter mes souvenirs ». Mais la mémoire nimbe les récits d’un voile d’incertitude (« Ma mémoire me fait défaut. Comment retrouver les détails perdus ? »), de doute (« Il me semble, mais j’invente peut-être »), et d’énigme moirée d’ « inquiétante étrangeté » (« Venise est loin, engluée dans les ramifications de la mémoire »). Ce voile de la mémoire, tantôt opaque tantôt transparent, fait que les Italies intérieures d’Angèle Paoli sont « cosa mentale », de l’étoffe du songe.

Ce qui favorise enfin le tremblement des lignes entre réel et rêve dans ce livre, c’est la peinture consubstantielle à l’Italie et à ses sortilèges. « Italies Fabulae » naît de la peinture (le livre s’ouvre sur l’image de la Madonna del Parto de Piero, la madone au « ventre rond », métaphore sans doute aussi d’Angèle Paoli enceinte de ses Italies intérieures à l’orée de l’ouvrage) et se ressource sans cesse dans la peinture. Certes la musique (Wagner à Ravello, Vivaldi et Stravinsky dans le cimetière vénitien de San Michele par lequel la mort ne cesse d’irradier dans le livre) et le cinéma (« les pas perdus de Greta Garbo » à Ravello et « Son nom de Venise » aux échos durassiens) sont aussi présents à l’arrière-fond et accompagnent le glissement du réel vers le rêve. Mais c’est surtout le rêve pictural qui soulève le livre de sa force sans cesse renaissante.

La pièce maîtresse du rêve pictural est la seconde partie de ce livre si finement architecturé : « Triptyque d’Anghiari, La Bataille », composé à partir des œuvres « Bataille de Cascina » de Michel Ange, « Bataille de San Romano » de Paolo Uccello et « Bataille d’Anghiari » de Leonard de Vinci. L’œil qui regarde cette grande composition, pour très documentée qu’elle soit, est bien l’œil du rêve : « Elle rêve devant cet étrange ballet, ces figures à peine ébauchées et pourtant si précises dans leurs torsions, dans leur élancement ». Magnifique est le moment où la prose, qui sous-tend tout le livre, soudain se déchire et par la force du rêve pictural s’ouvre sur un poème en vers, « Cascina / San Romano / Anghiari » : « Aux portes de Cascina les frondaisons houlent / de cri de feu de sang de sons / entremêlement de trompes et de rage / la masse musculeuse des hommes se hisse / grappe de beauté à l’unisson des corps ». Alors que la première partie du livre était placée sous le signe du registre du lyrisme, la seconde partie est entièrement soulevée par le registre épique. Le mot-titre « Fabulae » ne désigne alors plus seulement la fable mais, selon un second sens du Littré, un « terme de poésie épique et dramatique » qui est le vecteur heuristique de toute la deuxième partie.

Dans ce livre, qui a le pouvoir d’un songe, tout s’inscrit dans la figure du cercle : Piero, qui ouvre le livre par sa Madonna del Parto, referme aussi le livre (« Elle retrouve la sérénité de La Scheggia (qui signifie « écharde » en italien). Cette sérénité que Piero aimait tant, lui qui venait si souvent sur ces mêmes hauteurs, celles qu’elle arpente en ce moment même, à la recherche des paysages lumineux qui ont inspiré ces toiles ».) De même, « l’écharde » qui sous-tend le premier récit (« Une écharde, à peine. // parmi les lys d’eau ») donne son titre au dernier (« L’Echarde »). Peu à peu le livre s’inscrit dans un tournoiement. Tout se met à tourner : noms de lieux (aimantés par la langue italienne), noms de personnes, sensations, sensualité, désir, amour et mort (San Michele irradie dans toutes les pages). Le livre est lui-même ce « stroboscope tournoyant » de « L’Echarde », ces « tourbillons de lumière » qui reviennent deux fois dans le poème en vers, soulevé grâce au rythme ternaire imprimé par le nom du cheval de Leonard de Vinci : « Leonardo chevauche bride abattue Azul// Azul Azul Azul ». Ce mouvement giratoire donne au livre sa magie, sa puissance mémorielle et hypnotique.

« Italies Fabulae » résonne encore longtemps dans la tête du lecteur par sa tonalité songée, grâce à laquelle il est quelque peu fils de Nerval. On pense parfois aux Filles du feu, en particulier aux Filles du feu les plus italiennes (« Octavie »). De quoi est composé ce livre, sinon de ces visions dans lesquelles mémoire et imagination effacent leurs dissemblances et auxquelles l’auteur d’Aurélia donne le beau nom (repris à Swedenborg) de « Memorabilia » ? « Il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil », écrit Nerval à propos de ces « Memorabilia ». Sans doute Angèle Paoli pense-t-elle, avec le poète d’Aurélia, que « Le rêve est une seconde vie ».

Michèle Finck sur « Italies Fabulae » d’Angèle Paoli (Al Manar, 2017), Terre à ciel janvier 2018


Une chronique de Marie-Josée Christien

Italies Fabulae (Récits & Nouvelles, Al Manar)

Dès la couverture, ornée d’une œuvre italienne de 1464, on sait  d’emblée qu’on s’apprête à aborder un univers hors du commun. Le titre énigmatique en deux langues, marqué par une double typographie et l’opposition inversée entre caractères romains et italiques, suggère un jeu de miroirs entre passé et présent. Dans ces récits ciselés, rythmés par de courtes phrases interrogatives, Angèle Paoli mêle réel et imaginaire dans une prose onirique qui puise dans l’Italie des mythes et des récits légendaires. L’Italie réelle lui  apparaît dans des paysages privilégiés, malgré sa crainte du « mouvement de foule, aux normes touristiques en vigueur » : Venise et sa lagune, la campagne toscane, Florence, Milan, la Sicile. Peinture du Quattrocento, musique de « sons purs des hautbois des flûtes traversières », tombes de poètes, suscitent synesthésie et contemplations méditatives, rêves éveillés dont il ne reste que « des bribes à peine et des cendres envolées »,  impressions familières, souvenirs et réminiscences qui se télescopent et vacillent dans les « ramifications de la mémoire ».

 


 

Caractéristiques

exemplaire

courant, de tête

parution

Auteur

PAOLI Angèle

Collection

Contes, récits & nouvelles