Description
( …) C’était dans le fourré aux abords de la ferme. Francis, le chien et moi nous étions allongés sur le tapis d’aiguilles de pin au milieu des lentisques. Les grappes des acacias déposaient leur pollen sur notre toison quand la brise venait à les balancer. Le N’srani disait : « Le cheval, tu veux rire ? Le chien, d’accord. De l’autre côté de la mer, tu me vois enfourcher une vache ? une brebis ?… » Comme par un fait exprès, au moment où il avait été question de lui, le chien avait dressé les oreilles, et maintenant il semblait suivre la conversation, sourcils froncés, le regard arrêté sur mon compagnon comme s’il le questionnait. Je dis : « Là-bas, tu pourrais te contenter d’une mule, d’un âne, non ? » Il y avait une cigale dans le mimosa, au-dessus de nos têtes. Elle faisait son possible pour torpiller notre tête-à-tête. Je savais que Francis était dur de l’oreille gauche, et je devais hausser le ton ( …)
La critique
Le rôle de la mémoire (…) De la négation constante que fut l’histoire algérienne ne pouvait surgir que la contestation violente car tout ce qui était n’était que réaffirmation. La repossession a été vécue comme anéantissement, exclusion, de l’autre, de tout ce qui n’était pas soi, et l’Etat, accaparé par une minorité, n’était d’aucun secours. Tout au contraire. Tant ses actions que ses discours ne pouvaient — étant donné ce qu’il était, ce qu’il est — qu’introduire le mensonge, donc le doute et le rejet. Toutes les références s’entrechoquent alors dans un chaos mental total avec le culte de la résistance et de la mort, si bien que « les tueurs qui s’avancent avec, à la main, un pistolet fumant ou un couteau plein de sang, dans un pays plongé dans la peur et la violence, apparaissent comme des fantômes démoniaques sortis d’une nuit noire de folie, des spectres venus de l’empire des ténèbres » (1). C’est une semblable histoire de sang et de haine occultée que raconte Jean-Pierre Millecam (2) mais sur le Maroc, cette fois, et à une échelle individuelle. Ismaël a vu la mort et la violence. Il a vu comment on tuait, en le niant, dans la forêt obscure et voilà qu’on veut lui prendre non pas sa terre perdue depuis longtemps mais tout ce qu’il possède, son cheval, et aussi, de manière perverse, pour montrer son pouvoir, son âme. Ismaël va donc tuer lui aussi. Et lorsqu’il s’estime lavé, purifié par le sang versé, « il s’élance avec son cheval vers les hommes, vers les cités, vers les étoiles ». C’est une aventure surgie de l’époque de la Résistance, qu’il faudra bien aussi, un jour, réellement interroger. Car beaucoup d’éléments de la réalité présente en viennent tout droit et ne sont pas explicables sans ce retour sur le passé. Pour revivre, pour espérer, pour dépasser, il faut savoir, il faut comprendre. Un historien, un écrivain, montrent le chemin de la sortie espérée des « portes de l’enfer ». Car B. Stora explique aussi que la jeunesse algérienne veut vivre, sortir du drame, et que la peur est en train de disparaître parce que les gens creusent de manière lancinante le traumatisme de l’affrontement. Aucune réconciliation, aucune amnistie ne peuvent surgir de mémoires successives et toujours blessées. Il faut regarder le passé en face. Enfin. Zakia DAOUD, La Vie économique, 20-11-1998 (1) Benjamin Stora : Algérie, formation d’une nation et Impressions de voyage, printemps 1998. Atlantica, Paris, 1998. (2) Jean-Pierre Millecam : Ismaël et le chien noir, illustré par M. Azouzi, Editions Al Manar, 1998. Un texte chaleureux et accompli traitant de la période pré et post-coloniale C’est une histoire sur l’ignominie de l’humiliation liée au pouvoir que narre Jean-Pierre Millecam dans ce texte court, d’une justesse indiscutable. Ce pied-noir d’Algérie né à Mostaganem en 1927, grand ami de Cocteau, de Camus et de Roblès, a publié de 1968 à 1985 cinq ouvrages consacrés à cette guerre intime entre Européens et Algériens dans une terre devenue, ou plutôt rendue, trop exiguë pour ces deux populations. A partir de 1986, ses romans ont pour cadre le Maroc contemporain avec une escapade, dans Ismaël et le chien noir, sur la période de l’accession à l’indépendance. Dans la campagne profonde du pays, le jeune Ismaël, fils d’ouvriers agricoles travaillant pour M. Arnaud le colon, propriétaire des terres avoisinantes, s’est lié d’une amitié inexpugnable et ambiguë avec Francis, le fils du patron. Il exerce sur celui-ci un ascendant psychologique, par sa capacité à séduire les filles de joie comme à sentir les frémissements du magnifique pur-sang que montent les deux compères.L’intrusion du caïd omnipotent, collaborateur de l’armée française, est une rafale dans un monde qui ronronne.Despote, vénal, immoral, assoiffé de puissance et de domination, ce dernier ne supporte pas que le jeune Ismaël ne tombe pas sous son emprise. Car ce jeune homme n’est pas comme les autres. Lettré et sans complexes face aux « N’srani », il introduit par son atypisme et son humour (il surnomme son chien du patronyme du caïd) une incompréhension totale au sein de tous les personnages qui l’environnent. A l’indépendance, solitaire face au despote qui a su s’enrichir et tirer son épingle du jeu après le départ des colons, sa fierté et son refus de compréhension sont insupportables au commis de l’Etat… Cet ouvrage intelligent, fort éloigné du folklore et des clichés classiques sur le Maroc, est illustré par le peintre Mohamed Azouzi. Il est édité par les Editions Al Manar à Casablanca dans la collection « Nouvelles du Maghreb ». Y. A., Le Journal, 27-11-1999 MILLECAM Une prose ailée Ismaël et le chien noir, Jean-Pierre Millecam, éd. Al Manar, Casablanca, 1998 Le talent de Millecam, son style, le ton de ses écrits nous persuadent depuis toujours, par leur force poétique, qu’il n’existe aucune séparation entre le visible et l’invisible, entre le matériel et l’immatériel. La dernière nouvelle en date de Jean-Pierre Millecam est le produit d’un acte magique. Elle donne à savourer un univers symbolique où le réel et l’imaginaire se chevauchent, dans l’enchantement poétique, cette grâce qui libère l’âme de l’appréhension strictement scientiste. Dans Ismaël et le chien noir, tout advient sans solution de continuité dans le mouvement d’une prose Iyrique, ailée « Bientôt nous eûmes laissé la fille en train de compter sa monnaie dans le bosquet qui se consumait dans la lumière du couchant. Le N’srani et moi nous tenions le cheval par la bride, chacun de part et d’autre de l’encolure dont le poil explosait dans des lueurs d’acajou. Nous étions nus, et le pas de la bête berçait notre fatigue à mesure que l’âcre odeur de sa crinière s’insinuait dans notre tête, gagnant notre regard ouvert sur cette fin de jour, où le goût de la vie nous revenait avec la chute régulière des secondes et les battement d’un pouls sans entrave ». En évoquant les éléments d’une histoire vécue par un peuple, le style de Millecam, dans sa forme même, transporte le lecteur dans un monde où sont annihilées les frontières où l’être se complaît à s’enfermer d’ordinaire. Tout se passe comme si Millecam refusait de croire à la triste et angoissante idée que l’homme pût vivre et mourir sans rédemption possible, dans un état d’orphelinat existentiel. Comment faire alors autrement que d’abolir ces frontières, tant le vécu peut s’avérer dur et humiliant, avec ses haillons les plus hideux lorsque le libre arbitre est confisqué. « Sur la plage, au bord du ressac, je remontai sur mon cheval. Je l’éperonnai de nouveau. Tous deux nous prîmes notre élan vers les hommes, vers les cités. vers les étoiles ». Le désir de vie s’intensifie alors et trouve refuge dans l’ailleurs miroitant lorsque les ressorts de l’élan se font sans cesse brimés. On sait que l’avènement de l’indépendance du Maroc a eu lieu sans celui de la liberté, de la justice et de l’émancipation de l’individu. Sans répit, à l’asservissement par le colon français succède celui exercé par les concitoyens, incarnés par la figure symbolique du caïd cruel et glouton, comme seul le Makhzen d’antan savait en forger, et dont la figure littéraire et romanesque qui soit à la mesure de sa démesure reste encore absente de la littérature marocaine contemporaine. Le pouvoir de la poésie, et celui de l’écriture en général, ne réside-t-il pas aussi dans la capacité de transsubstantiation de la souffrance, de laquelle, comme par un acte magique, on peut fabriquer des étoiles qui brillent de mille chatoiements ? Il faut seulement — mais tout le problème est dans cet adverbe euphémisant, diront certains ! — se laisser imprégner profondément de la réalité qui doit habiter l’écrivain au point de parler par sa plume, au point que l’encre soit la sève même de cette réalité. Le reste est une question de forme, de tempérament. Abdelhamid IBN EL FAROUK
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