Description
« Souvenirs secs. Vagues de sable au loin. Caillasse. Touffes de jonc. Pierre. J’ai versé les dernières gouttes d’eau sur ma langue mon front ; l’eau ensanglantée s’est évaporée en moins de deux. La terre est rouge. Terre d’Afrique, « Sol d’airain qu’un ciel brûlant calcine ». Dans une autre vie j’ai lu Victor Hugo. J’ai chaud. J’ai bien fait mes révisions, je connais mon sujet, lutte contre le trachome la maladie qui aveugle, la maladie qui ronge les yeux jusqu’au trou noir.
– Tu es la Toubiba, ma fille ?
L’indolente femme voilée de noir s’est penchée, accroupie, relevée au ralenti. De lourds bracelets d’argent prennent ses chevilles, se heurtent entre eux, marquent le pas. Trace et poussière. »
« J’ai fermé les yeux pour que les oreilles se souviennent. Un vent du sud a soufflé sur Paris déposant durant la nuit une fine poussière de sable sur les carreaux des fenêtres, les trottoirs, les capots des voitures. J’ai ramassé un grain de sable…»
« Toute la mémoire du monde est dans un grain de sable »
Edmond Jabès
La critique
L’oasis de la mémoire
JEUDI 17 AVRIL 2014
Marc-Olivier Parlatano
«Tu tournes, tu t’égares. La soif est bien plus terrible que la faim. Tu bois ton sang.» Echo du Sahara. Ecrit par Monique Enckell, romancière et auteure de théâtre, illustré par le peintre marocain Abdallah Sadouk, Il pleut du sable sur Paris raconte le destin d’une infirmière en mission dans le désert algérien. Une vie de «souvenirs secs», de «vagues de sable au loin», la rencontre des Touaregs rythmant cet ouvrage atypique aux airs de reportage romancé qui se déroule autour de la cité de Touggourt, aux portes du plus étendu des déserts de la planète (Touggourt, en amazigh, signifie «les portes»). A croire qu’il nomadise d’un genre à l’autre, entre notes, anecdotes de coopération médicale et échanges parfois décalés avec les Sahariens. Une relation se noue entre la toubiba – c’est ainsi que les Algériens surnomment la narratrice – et le patriarche Sid Amri, mémoire du siècle, âgé d’à peu près 100 ans. La mort frôlée, le manque de médicaments (dont un stock disparaît sans qu’on puisse remonter une filière), l’ombre de la politique peu après l’accession du pays à l’indépendance hantent ce livre où le temps sédentaire et citadin ne joue que peu de rôle. A peine le lecteur apprend-il le coup d’Etat qui ravit le pouvoir au président Ahmed Ben Bella en 1965, supplanté par Houari Boumédiène: ce putsch se réduit à l’enlèvement d’un portrait.
Le ton n’est donc pas au thriller politique, plutôt aux résonances autobiographiques, Monique Enckell ayant travaillé dans le désert algérien comme infirmière avant de devenir comédienne et auteure – elle a notamment publié Madame Afrique et Quand je serai grande, je serai étrangère. Avec une grande économie de mots, usant d’une batterie de phrases souvent brèves qui laissent le temps de respirer et véhiculent une conviction, une acuité du regard, Monique Enckell dépeint un monde entre maladie, mort, fête, stratégies de survie et rudesse du climat. En fin de volume, un saut narratif met en scène la protagoniste retournant à Touggourt en 2007, à la découverte d’un Sahara qui a changé, s’est bétonné, urbanisé, remodelé. Le bout du monde mise désormais sur le pétrole et les mines, faisant presque passer le mode de vie ancien pour une légende : «Le mystère cosmique s’est effacé, l’espace a rétréci.» Mais le récit subsiste, perpétue ce qui a disparu.
MONIQUE ENCKELL, IL PLEUT DU SABLE SUR PARIS, ED. AL MANAR, 2014, 131 PP.
Le Courrier (Suisse)