Description
« Seul importe ce soir de retrouver assez de calme et de silence pour faire place – toute sa place – à ce que le bruit et l’agitation de la journée ont chassé ; pour que se risque hors de sa retraite cette part de soi si farouche, si secrète qu’elle ne livre jamais que des bribes, presque inaudibles, trop rares pour souffrir quelque inattention. Bribes erratiques, fugitives, indices de la piste à suivre dans une forêt profonde où se cache le temple cherché. On en apercevra un pan de mur, une tour, au mieux l’entrée mais le sanctuaire – le centre – y pénètre-t-on jamais ? »
« Il m’importe seulement de soulever ici un peu de la poussière déposée sur mon chemin, d’en regarder les grains légers briller à travers les rayons de la mémoire, comme dans la lumière d’automne entre les grands fûts, les moucherons d’or. »
Dans l’apparente simplicité de son écriture Béatrice Marchal sonde ici, avec une émotion pudique, les profondeurs de l’intériorité humaine.
Comme elle le fait en poésie.
L’une des interventions de Jean-Marc Brunet pour accompagner « Gardé vivant »
Béatrice Marchal, Gardé vivant, peintures Jean-Marc Brunet, Al Manar, 69 pages, 18E, 2022
Dans un accueil de « cargaisons lointaines » revisitées, Béatrice Marchal poursuit le creusement de son sillon poétique. Au risque d’aiguiser les douleurs, elle affronte encore les monstrestoujours prêts à se réveiller. Comme une tentative d’attraper avec lucidité quelques fils de son histoire. Ceux qui lui ont été imposés par les proches, ceux tricotés à sa manière. C’est avec le malheur de celui-ci, la joie de celui-là que s’est constituée sa propre chair. Et elle nous offre en partage « le fruit mutilé, multiplié », lumineux de sa prose poétique. Avec les gestes délicats qui la caractérisent, elle explore les traces passées, élargies à l’entourage de son enfance, de son adolescence. « Confiante dans le secret travail de la terre », comme du poème, elle invente quelque douceur, quelque sourire, restaure la joie d’exister.
Certes sont soulevées les poussières des souvenirs mais subsiste dans son regard la brillance des grains. Malgré la pudeur de la poétesse, on entend parfois un cri qui ne renonce pas, trouve un antidote à la pomme empoisonnée de Blanche Neige. S’opposant « au flux mauvais de la barbarie » brûle secrètement « cette flamme que rien n’éteint si on la réchauffe ». Un point aveugle nécessaire la préserve, protège une part d’elle intouchable et farouche. C’est peut-être de ce lieu que naît et s’attise le désir d’écrire. Dès qu’on l’approche, il recule à l’instant où on croit le saisir. Comme la neige, il garde son mystère. Cependant la poésie approche ses bords. Béatrice Marchal est l’héritière d’un grand-père qui avait confié ses blessures secrètes dans un cahier, d’un père qui prononçait, expliquait les mots nouveaux, d’une mère dont elle peut, malgré l’amertume, accueillir les bourgeons. À travers le temps, s’agit-il d’apaiser, de consoler les morts et les vivants ? Dans une attention aux autres, au monde, enchanter le présent, gardé vivant le précieux de moments de grâce. Les peintures de Marc brunet sont en parfaite résonance avec « L’enlacement inédit d’une variété de fils » plus ou moins emmêlés, mais allant dans de multiples directions. Ils s’enfoncent dans le gris pour réémerger dans le vert et le bleu.
Jacqueline Persini, in Poésie première
Gardé vivant : le tiré à part. 26 x 18 cm avec étui Editions Al Manar ;
12 exemplaires tirés à part augmentés de trois encre de Chine et aquarelle de Jean-Marc Brunet.
Béatrice Marchal | Gardé vivant | Lecture d’Angèle Paoli
Béatrice Marchal
Gardé vivant, peintures Jean-Marc Brunet
Poésie Al Manar 2022
Lecture d’Angèle Paoli
Identification du désir d’écrire
Il serait trop aisé et très réducteur d’imaginer que les poèmes en prose de Béatrice Marchal dans Gardé vivant n’ont de lien qu’avec le souvenir. Certes la mémoire et ses jeux de reflets sont présents d’un bout à l’autre du recueil mais ce serait manquer les enjeux de l’écriture s’il ne s’agissait que de décrire ou de raconter des souvenirs. Béatrice Marchal, s’appuyant sur Aharon Appelfeld – « Je n’écris pas de livres de souvenirs » – s’en défend. Qui cite également en exergue les Nœuds de vie de Julien Gracq pour inviter lectrices et lecteurs à tirer ces « quelques fils seulement, venus de l’indéterminé et qui y retournent… ».
« Voilà que le passé vacille » * et que l’écriture est là, qui en restitue le tremblé.
En effet. Car tout au long des tableaux qui composent le recueil, la poète évoque sa venue à l’écriture, mêlant avec l’intime de son histoire et de sa sensibilité, les paysages et les personnes qui ont compté pour elle depuis l’enfance. Une enfance cossue, dans une famille aisée, qu’elle évoque à demi-mots. Le passé côtoie le présent. L’adulte – fille unique au milieu de frères, dont un enfant handicapé – est imprégnée d’enfance. Chaque saison est marquée par ses fêtes, ses jeux, ses rituels, ses amitiés et ses rires. Le temps d’alors était un présent fait pour durer. Il avait goût d’éternité. Les portraits alternent. Tantôt le père, tantôt la mère. Mais les aïeuls sont là aussi, et les proches, amis et connaissances, dans le sfumato de la mémoire. À moins qu’il ne s’agisse de cette « lumière diffuse » qui émane de certains êtres :
« On retrouve ce halo autour de certains êtres qui entretiennent d’étroits et secrets échanges avec l’invisible ». Écrit Béatrice Marchal à propos de son père.
Il arrive que les visions se superposent, qui renvoient à des époques distinctes mais partagent les mêmes douleurs, à peine esquissées. Peu à peu, au fil des scènes ébauchées dont elle est la narratrice, se dessine, en filigrane, le portrait de la poète ; et se précise la personnalité de l’adulte derrière l’enfant qu’elle a été et dont elle se souvient. Une personnalité attachante et sensible, attentive aux êtres et aux choses. Une âme généreuse.
Impressions et sentiments diffusent dans les paragraphes une sensibilité vive. Les destins se rencontrent dans la proximité des malheurs. Bonheurs et drames de la vie se frôlent – deuils, accidents, infirmités, morts violentes – sans pesanteur, sans excès ni fracas, toujours avec un regard aigu et bienveillant dont l’écriture rend compte avec tact et finesse. Quels que soient les personnages qu’ils mettent en scène, les tableaux sont brefs. Rapides et concis, ils se nouent sur l’essentiel, sans digression ni bavardage. Et souvent, cet essentiel rejoint le non-dit, le silence.
« À ce souvenir, je rêve d’un silence dans lequel un humain rejoint un autre humain, quand manquent les mots- un silence au-delà de la parole. »
De ce silence dont elle a le secret, la poète nourrit tout le mystère de son écriture. Une écriture tout en nuances ; en teintes pastel. Une écriture de l’estompe. Même si, ici et là, surgissent des images inattendues, la viridité troublante des grands hêtres, la féérie des couleurs éclatantes, la sexuation de la nature :
« Ces petits phallus soulevant obstinément mousse et brindilles, ces corolles gaiement dressées sur herbes et feuilles révélaient à la petite fille ce qu’elle cherchait en secret – un monde où des gouttes de sang sur la neige annoncent les joues d’une belle enfant,
Où la pomme empoisonnée n’a d’autre antidote qu’un baiser. »
Écrire n’est pas venu sans effort. Il a fallu lutter avec soi-même, venir à bout des « scrupules » qui agissent comme des freins. Il a fallu du temps avant que la poète se lance, qu’elle s’autorise à laisser les mots affleurer sur les pages blanches et prennent leur place de poèmes. Il a aussi fallu penser méthode. D’abord collecter les matériaux si modestes et si menus fussent-ils ; puis, les agencer les uns aux autres selon ses propres choix :
« J’ai ramassé, dans les mille petits faits, les mille petites choses de la vie, ceux qui, plus ou moins loin dans le passé, m’avaient marquée. Je n’ai pas voulu les modifier, leur donner un autre sens que le leur ; à ce qu’ils étaient je n’ai rien ajouté, simplement confiante dans la taille qu’y pratiqueraient mes mots, sûre que ce qui fut vu et vécu s’intensifierait au passage de leur lumière. »
Plus loin, redoutant sans doute les reproches qui pourraient lui être adressés, la poète prend les devants. Et met les choses au clair. Tant sur les sujets abordés dans ces proses poétiques que sur la question de la bonne foi :
« M’accusera-t-on de raconter de petites histoires qui noient le poisson, sans lâcher le morceau ?
Je ne me leurre point sur ma vie. Ses succès me sont devenus lointains, sinon étrangers…
Il m’importe seulement de soulever ici un peu de la poussière déposée sur mon chemin, d’en regarder les grains légers briller à travers les rayons de la mémoire, comme dans la lumière d’automne entre les grands fûts, les moucherons d’or. »
Ailleurs d’autres images viennent expliciter de la poète sa vision des choses. Outre « la lumière » et la « poussière d’or » qui reviennent sous sa plume, il y a les croisées de chemins, les carrefours, les tracés en étoile. Et leur agencement dans un centre. Des bifurcations inattendues propres à ouvrir des voies nouvelles à la rêverie et à l’écriture – car la poète est, dès les origines, encline à la rêverie. Le livre n’est-il pas le résultat de la rencontre de mille chemins ouverts qui se concentrent en un même lieu ?
« Le livre peut ainsi ressembler à un carrefour, qui ne part en de multiples directions que pour s’en faire le nœud, conjuguant le voyage vers l’inconnu et la réception de cargaisons lointaines – le lieu même où trouver de quoi contempler, admirer, rendre grâce… »
Rêver, « contempler, admirer, rendre grâce ». Nous ne sommes pas loin de la prière, laquelle accompagne la « magie » de la vie, sans laquelle l’écriture seule ne peut atteindre sa réelle plénitude. Or, la vie est là, avec ses joies et ses drames, ses cruautés et ses plaisirs, ses questionnements et ses incompréhensions, ses surprises et ses déceptions. Ses impressions contradictoires qui font passer de l’« enchantement » au désappointement ; de la beauté à la laideur de la « charogne » ; de la « calme transparence » aux présages porteurs de mort.
Ainsi, l’univers intérieur de la poète, loin d’être enfermé dans des rêveries paisibles, se révèle-t-il riche de contrastes et de contradictions qui sont la marque d’une inquiétude. C’est toujours au plein du bonheur que surgit la laideur porteuse des empreintes de la mort. La mort est là, au cœur même de la vie, enveloppée de silence :
« alors pourquoi, de sa jeune épouse emportée par la grippe, quelques semaines après son retour du front, n’a-t-il rien écrit, à peine une ligne, où s’entrechoquent, entre début et fin, les mots de bonheur et de mort ? »
Rêver, écrire. L’une et l’autre activité se font en solitaire, dans le silence. Peut-être même dans le secret. De soi à soi. La rêverie chez la poète a longtemps précédé l’écriture. La rêverie, nourrie des paysages et des saisons à travers les feuillages est aisément identifiable grâce à l’irruption des couleurs et des jeux de lumière. La nature, riche et belle, est une captatrice d’émotions. Ou plutôt, une révélatrice d’émotions. Joie, plénitude, exaltation. L’écriture, elle, se cache dans des replis inconnus. Elle ne dit pas son nom. Elle est indéfinissable. Elle est ce « quelque chose à l’intérieur » que l’esprit « ne connaît pas et ne saurait nommer ». Une chose indicible et secrète qui persiste mais qui perce ; et ne saurait tarder à se montrer au grand jour. La poète, pour tenter de nommer cette « chose » dont elle sent en elle la présence, a recours à la comparaison. L’image qui s’impose, visuelle, et quasi olfactive (pour la lectrice que je suis), est celle d’une révélation :
« Bientôt, tel le dôme arrondi d’une oronge sous la mousse, elle pointera dans le jour quand viendront à la rescousse, soulevant ce qui recouvrait, révélant ce qui se cachait, les mots attendus. »
Ainsi l’image de l’oronge est-elle à l’origine de l’identification du désir d’écrire.
Au fil du temps l’« écriture s’est imposée comme recherche d’un sens et d’une harmonie, sans fausse note ni contresens. Tout intérieure cette fois est la partition – et les efforts pour la déchiffrer, inlassablement consentis. »
Les mots sont là désormais, non plus captifs de l’indicible et de l’indiscernable, mais vivants. Chair et pulpe, fruit dont il faut se saisir afin de rendre compte de ce qui est vivant. Vivant en nous et vivant autour de nous. Au plus juste et au plus près.
Mots témoins de ce que nous sommes, mémoire et chair,
« mots qui donnent au temps qui passe assez de douceur pour enchanter le présent. »
Angèle Paoli, Terres de femmes
“GARDÉ VIVANT”, DE BÉATRICE MARCHAL : POUVOIR D’EXHUMATION DES MOTS
Que les mots soient les alliés de la mémoire, qu’ils travaillent avec elle à exhumer ce qui a été enfoui et à lui rendre vie : c’est toute l’entreprise de Béatrice Marchal dans Gardé vivant, publié aux éditions Al Manar.
« Tout sauver par un verbe le plus exactement pur », telle est, selon Jean Follain (Le magasin pittoresque), la raison de vivre du poète. Telle est ainsi, sans nul doute, la mission assignée au poème et, mieux encore, le don reçu de lui lorsqu’il est exact, « réussi », vrai.
Et le poème précisément, l’expérience poétique dont il est issu et qu’il manifeste, s’élèvent contre ce que Jean Follain appelle « la rature du passé ». Dans Gardé vivant, Béatrice Marchal s’élève aussi contre cette rature, par des proses rendant au passé son visage et sa voix, lesquels font signe au présent de la poète sans l’envahir. Comme l’écrit encore Jean Follain : « on aime le passé parce qu’il décante et fait mieux percevoir sous la lumière pure de la réminiscence ». On ne veut pas que le passé soit le présent, on aime le passé dans ce qu’il a de passé. Mais on aime aussi la lumière qu’il projette sur le présent, on aime qu’il y conserve sa place et sa saveur.
Le livre de Béatrice Marchal le montre très bien : ce travail d’archéologie, de fouilles (titre d’un beau livre de Charles Juliet), ce travail de mémoire, s’effectue grâce aux mots et, plus encore, ne peut être mené que par eux, qui sont en tête donc de l’expédition archéologique et spéléologique, la poète suivant. Et consacrant dans son livre le pouvoir d’exhumation des mots.
Enfance intense
Par les mots, selon eux, affleurent ainsi des souvenirs d’enfance délivrant toute leur intensité, toute leur puissance d’être et de dynamisme malgré la longue oblitération et paralysie, le long gel de silence qui les avaient éteints. Le temps de l’enfance est pourtant un temps d’épidermie sensorielle, psychologique et spirituelle, un temps d’adhésion simple et intense au monde, de confiance en celui-ci, de consentement plénier à tout ce qu’offre la vie.
Laquelle est donnée par pure grâce : « Frôlement de la mémoire : un dimanche matin, le temps est gris et sec, je parle à une autre fillette au bord de la route. Je me sens heureuse, d’un bonheur intense… Un bonheur que rien ne justifie, l’endroit et le moment sont aussi banals que possible… Je me souviens du désir que j’avais de vivre ce moment, aussi simple qu’il était, et le suivant et toute la journée… »
La marque de l’enfance est celle de l’inattendu, de l’étonnement, et cet étonnement, sous toutes ses formes et modalités (surprise, incompréhension, désarroi, émerveillement) est aussi l’origine et le matériau de la poésie : « La poésie n’est qu’un certain étonnement devant le monde, et les moyens de cet étonnement », écrit André du Bouchet. Étonnement ainsi de la petite fille sagement assise devant son bureau d’écolière et vers qui se penche, entourant ses épaules, un garçon « farouche et redoutable » pour lui murmurer doucement : « Quand on sera grands, on se mariera ». Étonnement aussi, et gratitude, lorsqu’elle reçoit de son père le cadeau le plus précieux, car durable, celui d’un « mot nouveau », tant il s’agit là d’une présentation et d’une transmission donnant à l’enfant les moyens de reconnaître et célébrer l’infinie prodigalité de la vie.
Mais étonnement aussi, incompréhension, devant le mal et la douleur, devant le malheur qui frappent certains, comme cette femme au mari infidèle qui finit par se pendre : « Elle lutta sans doute mais que faire quand trop d’amour a manqué ? » Étonnement et incompréhension, tristesse, devant ce qui est à jamais demeuré inachevé, interrompu, « ce qui fut condamné à ne jamais éclore », un amour d’enfance de la mère de la poète, dont il revient à cette dernière de conserver l’inachèvement et, peut-être, la promesse.
Banlieue de soi
Pour que les mots puissent mener à bien leur travail archéologique et spéléologique, encore faut-il cependant les laisser naître et ne pas les étouffer dans le sein d’une agitation et d’un bavardage perpétuels. Or, un mot vrai, une parole de vérité, ne naît qu’à l’issue d’un long temps de silence et de patience. Au fond, les mots qui sauvent sont d’abord à attendre et écouter. C’est ensuite seulement qu’ils peuvent être dits et, plus exactement, publiés, comme la bouche du psalmiste publie la louange de son Seigneur.
Bien souvent hélas, on erre en périphérie du vrai centre, faute de silence et d’attention, faute de passivité. On erre en banlieue de soi, incapable de trouver la porte intérieure qui mène au sanctuaire de l’éternelle et inviolable vérité : « Bribes erratiques, fugitives, indices de la piste à suivre dans une forêt profonde où se cache le temps cherché. On en apercevra un pan de mur, une tour, au mieux l’entrée mais le sanctuaire – le centre – y pénètre-t-on jamais ? »
Il existe pourtant réellement, ce château intérieur, dans la mémoire où sont rassemblés, conservés, les paysages et les lieux structurants de l’être, sa géographie intime qui le relie cependant à celle de l’univers. Il existe, écrit l’auteure, dans « ces lieux aujourd’hui reconfigurés [qui] n’ont plus de réalité que dans ma mémoire ».
Pouvoir d’exhumation des mots
Peut-être faut-il accepter d’errer longtemps en périphérie avant de gagner le centre, ou plutôt d’être trouvé par lui. Peut-être faut-il y consentir humblement, sans jamais cependant laisser mourir l’espérance du centre. Accepter d’être séparé, coupé de soi, opaque à soi-même, au monde, en attendant « les mots attendus ».
Ces mots qui donnent existence, valeur et sens au matériau brut et ordinaire de la vie, par qui, finalement, « l’ordinaire, le banal sont devenus les fragments précieux d’une ardente réalité ». Qui sont investis d’une puissance de dégel et qui, selon une expérience et une thématique chères à la poète, font fondre la glace, libèrent les fleuves intérieurs et leur vie profuse. La mémoire, à l’image de la vie qui la façonne et qu’elle agence et réagence aussi sans cesse, est en effet un fleuve s’écoulant si l’on peut dire dans les deux sens, de la source vers l’embouchure et de l’embouchure vers la source. Ce flux ne connaît pas de frontières et ne s’arrête pas aux successions temporelles : le plus ancien y voisine avec le plus récent, l’un et l’autre se répondent et s’échangent.
Ce mouvement souterrain et silencieux, seuls les mots peuvent l’exhumer et l’exclamer : « J’ai longtemps cru ma vie muette, sans rien à dire, figée sous une couche glacée d’ennui et de solitude, / je sais à présent qu’il fallait attendre – avec patience et vigilance – la fin de l’hiver, confiante dans le secret travail de la terre étendue au-dessous, seul capable de pousser la porte du temps ».
Que la mémoire ne s’arrête pas aux successions temporelles, que sa vie et son mouvement relient et conjoignent en un réseau secret des évènements, des lieux et des visages que l’on croyait irrémédiablement séparés, l’usage que Béatrice Marchal fait des temps le manifeste très bien. Ainsi l’usage du conditionnel présent qui, par sa valeur de futur dans le passé, donne une consistance, une profondeur, un écho prolongé, une longue et même infinie résonance à des évènements anciens : « D’une autre puissance s’avèrerait la stridulation, à laquelle, par les chaudes nuits d’août, on s’abandonne avec ferveur, l’oreille tendue vers l’espace… » De même, des événements passés sont évoqués au présent, ce qui atteste de leur intensité, de leur persistance et de leur proximité avec le temps de la remémoration et de l’énonciation. D’autres débutent à l’imparfait ou au passé composé pour s’achever au présent ou au conditionnel présent, ce qui manifeste leur mouvement d’approche.
Façon finalement de signaler que ces événements, lieux et visages sont sortis de l’ombre pour advenir à la lumière, qu’ils étaient perdus et qu’ils sont retrouvés, tel le fils prodigue de la parabole. Qu’ils étaient oubliés, morts et sont finalement gardés vivants.
Frédéric DIEU, profession-spectacle.com,
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Béatrice Marchal, Gardé vivant, Éditions Al Manar, 2022, 72 p., 18 €
Art & métiers du livre n° 353, Nov-déc. 2022
Gardé vivant, vu par Gérard Bocholier
Comme surgissant des profondeurs de l’enfance, les images remontent à flots dans Gardé vivant (Al Manar), le dernier livre de Béatrice Marchal. On est touché immédiatement par la voix du poète, elle s’insinue en nous, sans tricherie ni omission. Elle est vraie, et c’est là une qualité poétique essentielle. Elle parle des promenades d’autrefois, de ce présent « qui était une fête, comme si jamais ne devait fondre la neige », de l’école et des mots nouveaux que l’enfant apprenait, de la « lumière diffuse » qui émanait du visage paternel, de la mémoire de la mère qui un jour se mit à chavirer. Un texte d’une touchante intimité .
J’ai longtemps cru ma vie muette, sans rien à dire, figée sous une couche glacée d’ennui et de solitude ; je sais à présent qu’il fallait attendre – avec patience et vigilance – la fin de l’hiver, confiante dans le secret travail de la terre étendue au-dessous, seul capable de pousser la porte du temps.
Gérard Bocholier, « mes préférences » in revue Arpa n°137-138
Béatrice Marchal : Gardé vivant.
Avec des peintures de Jean-Marc Brunet (éd. Al Manar, 2022, 18€)
Lecture par Dominique Zinenberg |
Dans Gardé vivant Béatrice Marchal offre un recueil de poèmes en prose ou de proses poétiques contenant des bribes de souvenirs, des fragments de vie, des anamnèses vibrants de vie et de justesse. Entre le titre et le dernier mot, la boucle est bouclée car « Gardé vivant » aura été l’expression de ralliement, le pacte, l’intention qu’elle aura tenus jusqu’au bout avec une sourde détermination, une grande pudeur et beaucoup de tact et de talent.
Que faut-il « Gardé vivant » et transmettre ? Des impressions, des détails, l’image d’une journée, la force du mystère, ce qui, dans l’enfance était obscur et garde à tout jamais l’attrait voire l’aura de l’incompréhension ; la joie dont on se souvient et qui jaillit, fraîche et restituée sur la page, tant d’années après.
« Frôlement de la mémoire : un dimanche matin, le temps est gris et sec, je parle à une autre fillette au bord de la route. Je me sens heureuse, d’un bonheur intense, dont le souvenir est resté intact. » (p. 58)
Sont retenus aussi quelques « vies minuscules » comme celle racontée en trois paragraphes de Reine, qui fut pour l’auteure son « premier chagrin », non seulement parce que son départ pour se marier allait être pour l’enfant de trois ans une douloureuse séparation, mais parce qu’il anticipait son destin tragique. En tout cas c’est l’impression que ce bref récit synthétisant toute une vie produit : un prénom de conte, un mariage comme dans les contes, mais quelques phrases après une tragédie amoureuse et de manque qui conduit à la mort comme dans un opéra , comme dans le théâtre classique et c’est comme si à travers la fulgurance du récit on pouvait distinguer les strates différentes du souvenir et son élaboration au cours du temps jusqu’au poème en prose qui fonctionne comme un aboutissement, une cristallisation totale de ce qui a été retenu du passé.
Sont retenus des portraits lumineux de personnes âgés (dont celui de son père), de gestes marquants comme celui du grand garçon blond qu’elle percevait comme « turbulent », « batailleur », « barbare farouche » et qui a pour elle un geste d’une grande tendresse : le trouble qu’elle ressent vient moins du geste que de la découverte de la complexité humaine, découverte qui ouvre d’immenses et abyssales perspectives. À vrai dire bien des anecdotes racontées de façon à la fois simple et sophistiquée sont des premières fois qui permettent à l’enfant puis à l’adolescente de se construire et se structurer. Le lecteur sent que les expériences diverses que Béatrice Marchal restitue, constituent le socle émotionnel, moral et intellectuel de son existence tout entière. Et de même que les différentes strates de son moi intime s’élaborent et se lient entre elles en un entrelacs noueux et limpide, la représentation qu’en suggère le peintre Jean-Marc Brunet en trois tableaux, semble corroborer cette impression par les ramifications labyrinthiques de ses arabesques arborescences qui se déploient, s’enchevêtrent et forment un réseau tout à la fois bucolique ( par le camaïeu de verts et les branches noires) et cérébral comme si nous voyions les connexions neuronales à l’œuvre dans le travail créatif de notre poète !
Dans l’acte créateur de Béatrice Marchal, un équilibre harmonieux s’accomplit entre ce qui est dit, s’avoue et ce qui reste tu. Elle atteint sans doute l’universel par ce moyen difficile, sa porte étroite à elle, qui consiste à éclairer et à obscurcir tout à la fois. La lumière qu’elle projette sur ces souvenirs anciens et personnels, sur l’aura des êtres aimés et disparus, sur tel moment qu’elle décrit, n’est jamais crue. Un voile énigmatique accompagne ces clartés, ces élucidations comme si un secret combat se livrait en elle entre la transparence et l’opacité. Dans ses phrases mêmes, ce combat singulier est sensible. Notre poète crée des phrases claires et noueuses, à la manière d’un arbre ; des ramifications alimentent et gonflent son propos (non pas par métaphores ou métonymies comme chez Proust) mais par simples juxtapositions qui créent une profondeur de champ, une douce aspérité d’émotion et de lecture. Chaque phrase a été travaillée avec soin pour qu’à la fin du poème en prose la chute voulue ait lieu.
« Je n’étais pas cette eau vive qui court insouciante à travers champs, ni l’un de ces torrents qui gonflent soudainement et débordent, sans qu’on puisse prévoir les effets de leur impétueux passage. On aurait plutôt vu un bassin au milieu d’un parc bien entretenu, reflétant rêveusement, entre ses bords impeccables, le ciel, ses nuages. » (p.52)
Peu à peu, au fil des pages se dessine un autoportrait nuancé qui, comme dans la citation qui précède, suggère une attirance pour le classicisme, un bassin au milieu d’un parc bien entretenu, très Grand Siècle, mâtiné toutefois des reflets et mouvements baroques grâce au ciel et nuages.
L’extrême sensibilité s’allie dans Gardé vivant à une retenue et à une sorte de retrait comme si pour garder vivants les souvenirs, le passé, les êtres chers, tout ce qui fait le sel et l’attrait de la vie, il fallait ce recul du temps, la patience du travail ciselé, afin de faire éclore une œuvre neuve et fraîche traversée de rayons d’or, de buée et d’un filtre d’incertitude.
« Peut-être y a-t-il dans ce que chacun comprend de sa vie et en laisse filtrer, un point analogue à celui qui, sur la rétine, empêche aucune image de s’imprimer – un point aveugle, pourtant nécessaire pour que le sang irrigue l’œil – et qu’il reste vivant. (p. 23)
©Dominique Zinenberg, Metropolis janvier-février 2023 |