Description
Luigia Sorrentino, Figure de l’eau
Entre traces et poésie
Combinant leurs talents, Luigia Sorrentino et Caroline François Rubino ont créé un livre de promenade et méditation là où la poésie demeure paysagère. Elle n’est sauvée que lorsque la poétesse s’en échappe et lorsque, ayant «englouti le lac / a essayé de parler / un grumeau d’eau dans la bouche». C’est seulement dans cet espace métaphorique que l’univers emporte dans son noir profond autrement qu’en plans fixes.
Certes, la Napolitaine est ici plus femme du nord que du sud, des «finistères» que des plages méditerranéennes. Le poème paraît intéressant lorsqu’il devient humide, moite et inquiétant. C’est pourquoi les aquarelles de Caroline François-Rubino sont plus que nécessaires. Elles font ce que les mots ne font pas forcément. Et c’est une belle leçon de conduite. L’image n’est pas à ranger sur les tréteaux.
Entre traces et poésie, les deux créatrices tentent une illumination au cœur de l’ombre. Les paroles semblent (presque) sans adresse sinon à des alizés mais qui rentrent en résonance avec les neiges et les rochers comme avec des oasis de lueurs où s’abreuvent des rêves archaïques au-delà de « l’acier d’un souvenir trop vague » où le « je » comme le « tu » deviennent autres.
jean-paul gavard-perret
Luigia Sorrentino, Figure de l’eau, Aquarelles de Caroline François-Rubino, traduction Angèle Paooli, Al Manar, ed., 2017 — 16,00 €.
Figure de l’eau / Figura d’acqua, Luigia Sorrentino
Paysages écrits n° 28
Octobre 2017
La poésie de Luigia Sorrentino pourrait être appelée une poésie du jeu sans fin de l’ombre et de la lumière. L’eau n’est que l’adjuvant ou ce qui met en évidence – et en résonnance – cette poursuite, qui n’est qu’une circulation entre le noir et le blanc, le froid et le chaud, le montré et le caché. Mais qui ne se fait pas sans l’outil du regard (humain et pas seulement). Cet outil sera doublé – béquilles ? révélateurs ? par les mots, du poète (l’auteur même et sa traductrice) et, en l’occurrence, ici, par les aquarelles de l’artiste-peintre.
Pour nous situer au monde, il nous faut des repères – mais pas des fixations, pas des amarres. Les mouvements, les oscillations du vent, de la brume, de la lagune ou des rizières pénètrent les corps.
L’eau dans tous ses états : onde, ruisseau, canal, lac, marais, mer, fleuve (en feu)… Mais leur traversée, ou vue (vécue) ne fait que les transformer en la seule eau qui compte, finalement : « l’eau d’encre » : « Finistère disait l’enseigne/de là parlaient toutes les saisons/ l’eau d’encre/n’a plus d’abri/elle fait halte dans la main,/sans issue,/son nom a disparu ».
Mais ce ne sont que des « prétextes » pour dire l’absence, la douleur : l’eau est souvent l’équivalent des larmes.
Cependant le mot restera insuffisant : « le nom n’est rien/une larve à peine,/vers la nuit ou vers l’acier/un souvenir trop vague//sans toi aucun arbre/ne serait plus vivant//elle touche la cime des pleurs/la distance où faire halte ».
L’eau dans quelques états ? Oui – mais jamais sans celui qui est saisi par son existence. Alors le temps peut s’ouvrir et : « …dans les failles du temps /la langue de la mousse/ fait taire chaque lumière ». Poèmes de la disparition, de l’absence, de l’éloignement et de la présence, de l’impermanence, car union avec ce qui persiste : « il s’en va/là où il s’en était déjà allé/depuis longtemps/il confie aux morts/toutes ses raisons//nous emporterons avec nous/la blessure noir profond,/sous la semelle des chaussures. » Pour rejoindre l’aube, l’origine, la source ? Les éléments naturels mais aussi les villes, les constructions, comme les corps physiques s’entremêlent, perdent leurs contours, leur identités : nous sommes aussi herbe, ou vent, ou eau et brume, et nous devenons lys. Pas toujours facile. Mais quand cela arrive, quelle merveille : « dans l’herbe une pousse/ dans sa plus haute expression, bleue sa tonalité/à l’intérieur fermente/corps d’eau,/sur les mains/descend un ciel clair/la lumière/dans sa nouvelle parure ».
Le livre était ouvert par la citation d’Yves Bonnefoy : « Et cet autre, là-bas, – on rêvait que c’était un lac qu’on finirait par atteindre, il y aurait dans les herbes, abandonnée, faisant eau, une barque peinte de bleu. » Alors chaque poème peut être vu comme cette barque bleue, faisant eau. Poésie existentielle, métaphysique, car nous obligeant à nous interroger sur notre présence (et disparition) au (du) monde. Et son écriture ne s’est pas faite sans joie, celle d’une reconnaissance absolue, quand : «un grand jour s’arrête/dans la pluie,//la nature se justifie d’elle-même/elle absorbe l’humanité/mais ne reconnaît plus/ ses enfants// pleure la joie en s’endormant/en elle ».
L’exploit de l’écriture de Luigia Sorrentino est d’avoir atteint, en ayant touché à peu de choses, le tout. Elle nous fait part de son propre sentiment : «qu’il est doux/de rejoindre l’endroit où//chaque chose que l’on abandonne/s’illumine d’elle-même ». Et ce n’est pas une mince affaire, celle-là. Merci, Luigia Sorrentino et Angèle Paoli.
Les aquarelles de Caroline François-Rubino qui accompagnent, voire traversent le livre et celle qui fait la couverture ne sont pas redondantes, par rapports aux poèmes : elles semblent être touchées, contaminées par la grâce des poèmes, par la douceur susdite, ce qui n’exclut pas, au contraire, potentialise, renforce la grâce et la douceur propres à l’artiste même.
Sanda Voïca
Luigia Sorrentino
Figure de l’eau (traduit de l’italien par Angèle Paoli, Al Manar)
Luigia Sorrentino vit à Rome où elle est journaliste audiovisuelle. Sa voix sobre au lyrisme contenu vibre d’émotion quand elle capte la trace mouvante de l’eau, élément essentiel : « sans toi aucun arbre / ne serait plus vivant ». Les espaces en réserve des aquarelles de Caroline François-Rubino laissent deviner le chemin de l’eau, son passage furtif dans les ombres bleutées du paysage traversé, quand « le noir enveloppe l’hiver / s’en est allé / dans un cri, de lui nulle trace ». Elément à la fois féminin et masculin, l’eau traverse les saisons et les frontières au cœur de l’ombre. Anonyme, née d’un « Finistère » disparu, elle n’est ni localisée ni nommée autrement que par des mots génériques comme « onde » ou « fleuve » : « son nom a disparu », « le nom n’est rien ». Sa présence nomade se révèle en creux et ne laisse que l’empreinte vive de ses méandres entre les berges : « chaque chose que l’on abandonne / s’illumine d’elle-même ».
Marie-Josée Christien, Spered Gouez n° 24, octobre 2018