« Éclats de mémoire », ou les madeleines de Georgia Makhlouf
Enfant, elle se rêvait blonde et lisse. Mais elle se réveillait chaque matin brune et frisée. Très frisée. Georgia Makhlouf se souvient de sa petite jeunesse dans un ouvrage justement intitulé « Éclats de mémoire, Beyrouth, fragments d’enfance ». Un kaléidoscope d’images et de sensations, de joie et de tristesse, de rêves et de frayeurs, de douleurs et d’espoirs. Où transparaît la nostalgie d’une ville, d’un Beyrouth d’avant-guerre, d’avant l’exil. Ces petits textes sont illustrés par des dessins de l’artiste algérien Rachid Koraïchi. Aux éditions al-Manar-Méditerranées.
Georgia Makhlouf se souvient de l’odeur du savon oriental, de l’émission télévisée Rusty et Rintintin, des parties de marelle, de la collecte des pommes de pin, des promenades dans les ruelles des vieux souks du centre-ville, des journées à la plage du Saint-Simon et du Long Beach, de sa première robe de garçon manqué, de l’arrivée des prunes vertes qui marque le printemps, des rêveries en classe pendant les cours de géométrie dans l’espace…
Sur une centaine de pages, Makhlouf, également auteur de poèmes et de textes pour la jeunesse, fait un travail sur la mémoire, la mémoire des sensations.
« Il s’agit de rechercher des souvenirs ténus qui se situent du côté du presque rien, de l’indicible donc, et de les restituer dans leur ténuité, mais en les donnant à voir, à entendre, à sentir… », précise-t-elle.
C’est également un travail sur le détail, des sortes de « zooms » avant, comme dirait un photographe. « Et évidemment, un travail sur les mots, à la recherche des mots les plus justes pour dire ces choses apparemment sans importance, mais qui, pour moi, se situent dans la profondeur de la mémoire, se déposent au plus loin des couches de sédiments qui construisent, in fine, notre identité. »
Elle cite Roland Barthes, dans le très beau Barthes par lui-même, où l’auteur parle d’un « mélange de jouissance et d’effort » qui accompagnerait cette action que l’on mènerait pour restituer, « sans l’agrandir ni la faire vibrer », cette ténuité du souvenir. « Il a lui-même écrit beaucoup de ces fragments qu’il compare à des haïkus (poèmes en trois vers, caractéristiques de la poésie japonaise, et qui ont poussé très loin la maîtrise de cet art incomparable: celui de la restitution des moments fugitifs, de la beauté éphémère des choses) », note Georgia Makhlouf.
Elle adresse ce livre à un public très large, aussi bien au Liban qu’en France ou ailleurs. « Je m’aperçois, au travers des réactions qu’il suscite, qu’il touche autant ceux qui ont connu, ne serait-ce que partiellement, cette période de l’avant-guerre à Beyrouth, que ceux qui n’ont pas du tout connu Beyrouth. Ce livre les fait voyager vers un ailleurs qu’ils ne connaissent pas mais, en même temps, les renvoie à leur propre mémoire, à leurs propres souvenirs enfouis parfois très loin et que la lecture fait remonter à la surface. »
D’où est venu ce projet? Difficile de répondre. Peut-être d’une relation enfin pacifiée, pour elle, à cette ville et à ce pays. Peut-être d’une sérénité retrouvée par rapport à l’enfance, ses bonheurs, ses blessures. Peut-être est-ce l’envie d’écrire là où il y avait du silence, pour garder vivante une mémoire qui, même dans ces « presque rien », est précieuse. « Peut-être parce que la guerre est passée par là, détruisant des pans entiers de la ville et de nous-mêmes et que rien ne me paraît plus triste, plus mortifère, que l’oubli. Peut-être parce que l’exil a aiguisé cette attention aux détails, aux couleurs, aux odeurs, et le manque de toutes ces choses qui font la saveur d’une ville et d’une vie. »
Côté forme, l’auteur indique que l’écriture en fragment s’est ainsi imposée à elle. Parce qu’elle permet ce travail par petites touches. Parce qu’elle donne la liberté de mélanger les années et les âges, et que cette superposition est vraiment conforme au mode de fonctionnement de notre mémoire et de notre inconscient. Parce que Beyrouth est une ville en fragments.
L’art pour le dire
L’illustrateur Rachid Koraïchi est un grand artiste algérien vivant en France, mais qui travaille sur des projets dans plusieurs pays; il fait des « installations » avec toutes sortes de matériaux : céramique, fer, broderies, soieries et, bien sûr, encres, gravures, etc.
Il a travaillé avec des écrivains prestigieux, comme Nancy Huston, Michel Butor, Sylvie Germain et d’autres. « J’ai rencontré l’homme après avoir rencontré l’œuvre, qui m’a vraiment touchée, qui me « parlait » de façon directe et vive. J’ai eu, par exemple, un choc en visitant une remarquable installation à la foire du livre de jeunesse à Montreuil en 2003 où il exposait deux rangées d’immenses céramiques entièrement dessinées à la main et qui composaient une allée monumentale et magnifique. »
L’auteur déclare avoir été surprise de découvrir le travail de Koraïchi à partir de ses textes. « Nous nous étions mis d’accord sur sept dessins. Le chiffre sept est le chiffre sacré de Rachid. Il soutient d’ailleurs que c’est le chiffre sacré de toutes les grandes religions et travaille depuis quarante ans en respectant toute une symbolique du chiffre sept. À ma grande surprise, il a finalement réalisé 21 dessins (soit 3 fois 7) et à ma surprise, plus grande encore, son travail, habituellement abstrait, « illustrait » véritablement les textes! »
Georgia Makhlouf a achevé son recueil de textes sur une note douce et lumineuse. Sur des « rêveries d’aurore ».
« Certains fragments portent sur des choses plus âpres, parfois douloureuses, même si j’ai essayé d’éviter, autant que possible, l’émotion. J’ai cherché à restituer la sensation mais jamais l’émotion, pour laisser le lecteur libre de ses propres émotions. Mon écriture est la plus « mate » possible. Il y a donc dans ce recueil des textes qui tournent autour d’une blessure enfantine, d’une tristesse, d’un manque. »
Et de conclure: « Mais j’avais envie de laisser le lecteur sur de la lumière. Celle qui est au plus profond de notre mémoire. Parce que, quand je pense à mon enfance dans cette ville, je pense avant tout à une certaine qualité de lumière. »
Et les rêveries d’aurore, qui n’en a pas fait?
Maya GHANDOUR HERT
L’Orient le Jour
Prix France-Liban remis à Georgia Makhlouf
Par Liban Live – Actualité du Liban, mercredi 28 mars 2007
Georgia Makhlouf reçoit le vendredi 23 Mars 2007, au cours d’une cérémonie au Sénat à Paris, le prix France-Liban.
Décerné par l’Association des écrivains de langue française, l’Adelf (fondée en 1925 et reconnue d’utilité publique), ce prix est attribué par un jury composé de Jacques Chevrier, président de l’Adelf, de Abdallah Naaman, Paul Blanc, Bahjat Rizk, Charles Rizk, Bassam Tourbah, de Vénus Khoury-Ghata et Kénizé Mourad. Il a par le passé été décerné à des écrivains largement reconnus, tels que Amin Maalouf (qui fait partie du comité d’honneur de l’Adelf) ou Andrée Chédid et à d’autres peu connus qu’il s’agissait d’encourager.
Cette pro de marketing et de communication, directrice de l’école Élisabeth Bing à Paris, vient souvent à Beyrouth pour animer des ateliers d’écriture en collaboration avec la Maison du livre.
Elle est également l’auteur de plusieurs publications dont Éclats de mémoire, Beyrouth, fragments d’enfance (éditions Al-Manar-Méditerranée, 2005), un kaléidoscope d’images et de sensations, de joie et de tristesse, de rêves et de frayeurs, de douleurs et d’espoirs. Où transparaît la nostalgie d’une ville, d’un Beyrouth d’avant-guerre, d’avant l’exil.
Le prix qu’elle reçoit aujourd’hui revêt une signification bien particulière.
En tant qu’auteur confirmée, elle se sent désormais concernée par le manifeste de quarante-quatre écrivains en faveur d’une langue française qui serait «libérée de son pacte exclusif avec la nation», publié il y a une semaine dans Le Monde des livres (supplément littéraire du journal Le Monde). «Ce manifeste fait le constat d’une littérature en langue française dont la France a cessé d’être le centre et qui est désormais partout, aux quatre coins du monde, le constat d’une fin de la francophonie et de la naissance d’une littérature-monde en français», précise Makhlouf. Et d’en tirer une citation : «Soyons clairs, dit le manifeste, l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte.»
Ce texte marque la fin de la francophonie et le début d’une renaissance, d’une effervescence créatrice, d’un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, entre les littératures de langue française de par le monde.
«Signé entre autres par les Libanais Amin Maalouf et Wajdi Mouawad, explique l’auteur, il résonne pour moi de façon très forte, et si modeste que soit pour l’instant ma contribution à cette littérature-monde, j’ai le sentiment de participer à ce dialogue des cultures et des langues, à ce mouvement de réappropriation et d’enrichissement de la langue par le biais de la diversité des expériences culturelles, historiques et géographiques dont la littérature permet de rendre compte.»
Nadia Tuéni disait déjà qu’elle écrivait l’arabe en français. Georgia Makhlouf croit qu’aujourd’hui on écrit le créole, le berbère, le tchèque et… le libanais en français. Et que «chacune de ces aventures littéraires enrichit le français de nouvelles musiques et élargit encore davantage les horizons de cette langue.»
Beyrouth, éclats de mémoire
Concernant son dernier ouvrage, qui a attiré l’attention du jury, elle rappelle que son travail a consisté à aller vers ce qui lui paraissait être le plus profondément enfoui, donc le plus intime, dans la mémoire. « Vers une mémoire des sensations et non des événements, proche de l’indicible, et qu’il s’agissait justement de dire, par un travail au plus près des mots, dit-elle. Ce qui m’a le plus touchée, c’est la façon dont la vérité de ce livre a rencontré les expériences singulières de personnes qui me paraissaient très différentes de moi, étrangères à mon univers. Et néanmoins, ces personnes se “reconnaissaient”. Davantage sans doute par le biais de ce que l’écriture est capable de provoquer en eux, ce même mouvement de retour vers une mémoire ancienne, que dans le détail précis de ce qui est raconté. »
Makhlouf croit également que ceux qui ont aimé son livre ont apprécié l’esthétique de l’écriture fragmentaire, avec son travail sur les blancs, les silences, l’épure. Ses projets d’écriture ? Plusieurs chantiers sont en cours en ce moment, reconnaît-elle. Et de citer un texte de réflexion autour des Phéniciens et qui sera publié parallèlement à l’exposition qui va se tenir à l’Institut du monde arabe sur Les Phéniciens et la Méditerranée. Un recueil de nouvelles. « Une fiction inspirée de la vie de mon grand-père paternel que je n’ai jamais connu, mais dont l’exil en Haïti a été un des thèmes qui ont “ hanté” mon enfance sous forme de rêves et d’ interrogations. »
Et l’envie aussi de revenir vers des choses plus ludiques et plus légères via la littérature jeunesse.
« En fait, ce prix m’a aidé à décider que l’écriture devait légitimement trouver une place plus importante dans ma vie », conclut-elle.
Source : Libanvision
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