Derrière la porte ouverte

A partir de 17


Un volume de 64 p. sur Bouffant ; couverture et trois dessins de Jean-Gilles Badaire
— 1000 ex courants
— 30 ex au format 28 x 20 tirés à part, typographiés au plomb sur Arches, chacun d’entre eux rehaussé de trois peintures originales de J-G. Badiane (dont une en double page)

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Description

Derrière la porte ouverte

il y a le vent qui mugit
et des bouches affamées
dans le ventre nu des bêtes.

Il y a des cris d’oiseaux
des voix ignorées dans la calcination des rumeurs
et des arbres noirs qui ploient comme des glaciers
à l’horizon

des torses sans vie
que traverse la lumière froide.

« (…) c’est la mort qui est la pierre d’angle de cette méditation : Je perçois la houle secrète de la mort. (…) C’est elle, La mort qui vient avant la mort, qui innerve cet imaginaire, et demeure à l’origine d’une rigueur rebellée contre l’obscénité de l’espérance. » Gabrielle Althen


signature à l’Espace de l’Autre livre, 13 rue de l’Ecole Polytechnique, Paris 5è

La critique

Lionel Jung-Allégret un écart incalculable

Derrière la porte ouverte

tout est si étendu
si infime
tout est si étrange.

Comme si l’on pouvait rester à regarder
comme si l’on ne savait pas
que nous ne verrions rien
que l’infini depuis longtemps
s’est dissipé au-delà des grands lacs gelés du ciel

in Derrière la porte ouverte, Al Manar 2015, p.13

Ce poème d’ouverture nous introduit dans un monde étrange, dont l’auteur semble ne plus rien attendre mais que le lecteur consent à explorer avec lui.
Derrière cette porte ouverte, il y a une infinité de portes qui battent…soit! Et s’il restait à découvrir l’envers de l’infini, à tenter encore un semblant de dialogue ou simplement à mettre des mots sur une douleur intime?

Par un écart incalculable, comme si nous marchions sur Mars, la vie goutte à goutte révèle sa présence fragile.

Une vie d’eau
naissant d’un reste d’algues

une vie d’ondulations
naissant d’un reste de soleil.

Une vie de terre
d’un reste de fumier et de gaz.

ibid p. 15

Le reste
n’était que vie
tristesses
bouleversements

mais chaque heure
l’a tenu comme un filet d’eau
bu au creux des paumes

un peu du ciel
entre nos mains
pour étreindre trop d’absence.

ibid p. 19

Il découle de ce constat un somptueux et bouleversant poème, conçu pour être lu et entendu d’une seule traite. Deux voix se font écho. La seconde, rédigée en italique et probablement intérieure, pose un regard différent sur  » le même monde, la même blessure vivante ».

ELLE EST TA TERRE de naissance. Elle est
le soleil et la pierre qui te nomment. La
couleur qui s’ouvre en toi dans l’aile
pluvieuse de la lumière.

Elle est celle qui ne pouvait s’éteindre et s’est
allongée au bord de la nuit, ensevelie comme
la douleur profonde.

Tu la sais lourde de chemins perdus, posée sur
tant de jours, tant d’inachèvements.

ibid p. 20

Le poète, qui a dédié ce recueil à son père, décédé et à sa mère toujours fidèlement présente à chacune de ses lectures, a pour eux des paroles particulièrement émouvantes.

Derrière la porte ouverte
j’ai respiré le ciel
jusque dans les draps du soir.
J’ai senti le froid de l’air
et des jours lointains
y nidifier l’absence.

J’ai respiré la peur
j’ai respiré la vieillesse cruelle
et senti brûler l’encens bleu
sur les linges humides
où naissent nos mères.

ibid p.p. 26/27

Derrière la porte ouverte est le cinquième recueil de Lionel Jung-Allégret, publié par Al Manar. Le poète en fit lecture, le 17 décembre 2015, à L’Espace de l’autre livre à Paris 5ème, en présence de son éditeur, Alain Gorius et de son illustrateur Jean-Yves Badaire. Une lecture, magnifiquement portée par la voix de l’auteur, révélait la fluidité de l’écriture, amplifiait l’impact des images et des mots.

J’ai trempé ma vie au langage secret des lavoirs
mes bras dans la douceur et la lavande

et dans la pitié tombante du jour
j’ai vu un vent inconnu
descendre de vos yeux

et les oiseaux du soir qui volent bas dans le silence
et nos vies couchées sous l’envol des oiseaux

et le silence qui vient
quand aucune vie ne commence.

ibid p. 29

Une voie se fait jour peu à peu, un au-delà du silence :
(…)
Tu acceptes le silence
comme un autre coté du ciel posé sur sa peau

Tu te dis que toute musique
n’a pas cessé.

Qu’elle vibre encore,
infiniment fragmentée
dans la poudre de son corps.

ibid p.p. 44/45

Une musique envahit peu à peu l’espace jusqu’à l’ultime poème:

Au fond du jour
ce que je vois aujourd’hui
s’inventera plus tard.

Un arbre avance en songe
vibrant entre deux résonnances.

Une porte de vent s’ouvre
entre le vent d’hiver
et le vent du soir.

Un corps dans la terre
dessine une invisible étreinte

Je pense aux arbres
qui pousseront sous l’eau de tes mains

à cette vie vécue
entre deux vies
impensables.

Et je sais que c’est ici
que la musique commence.

ibid p.p. 58/59

Dernière la porte ouverte a été mis en musique sous le titre L’autre coté du ciel (quatuor vocal et électronique) par le compositeur Grégoire Lorieux. L’œuvre a été créée, en 2014, par l’Ensemble Regards, au Temple des Billettes.

Depuis son retour en poésie, en 2009, Lionel Jung-Allégret ne cesse d’affiner une méditation de plus en plus profonde sur la vie et la mort .

Roselyne Fritel, Le temps bleu, janvier 2016

Bibliographie:
Derrière la porte ouverte, éditions Al Manar, 2015
sur internet:
un article de Roselyne Fritel publié sur La Pierre et le sel: http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/11/lionel-jung-all%C3%A9gret-depuis-ce-corps-devenu-douleur.html
A propos d’un précédent livre, pour en savoir plus sur l’auteur: http://www.editmanar.com/auteurs/Ecorces.htm

Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte

Lecture d’Isabelle Lévesque

Ce que nous ne trouverons jamais reste ouvert : quelque chose le souffle et le cache. Nous entrons dans le livre de Lionel Jung-Allégret par les encres sombres de Jean-Gilles Badaire : une ligne s’incline, courbe l’espace d’une douceur de brindilles, dessinant un chemin, le bruissement du vent dans les feuilles, mimétique du titre, une promesse qui s’accomplira peut-être.

Des trois épigraphes, je retiendrai le verbe « hanter » de Christian Doumet, assurément l’un des fils de Derrière la porte ouverte dédié aux ascendants, père mère, venus établir dans le texte une trace familiale en devenir.

Dans le livre alternent deux voix. La première, celle du « je », est imprimée en caractères romains pour des poèmes numérotés de 1.1 à 1.5. Chaque texte, à l’exception du dernier, commence par « Derrière la porte ». La seconde voix répond à la première, ce « tu » auquel elle s’adresse, elle est imprimée en italiques. Elle commente et décrit les dires, les pensées et les actions de la première instance. Ces poèmes sont eux-mêmes numérotés de 2.1 à 2.4. Dans la mise en musique réalisée par Grégoire Lorieux 1, c’est l’auteur qui dit le poème 1.1 et une actrice le 2.1. Puis les deux voix interviennent de façon plus complexe, parfois en écho, en arrière-plan. La voix italique et la romaine semblent constituer des voix intérieures.

Le vers liminaire, détaché, « Derrière la porte ouverte », donne son titre au livre, immédiatement assimilé à l’adjectif « étrange ». Paradoxale, la trace, polysémique peut-être, elle est source d’une émotion tour à tour douloureuse ou féconde. Indicible, on l’éprouve dans le chant anaphorique des intensifs :

« tout est si étendu
si infime
tout est si étrange. »

Par homophonie, on entend l’écho de la conjonction hypothétique dans cet adverbe intensif.

Étonnante attaque du titre déjouant l’attente : « derrière la porte fermée » ? Non, elle est ouverte. Cet espace qui s’ouvre, « infime » et « étendu », est celui des paradoxes. Nous lirons plus loin :

« Derrière la porte ouverte
il y a une infinité de portes qui battent »

ou encore :

« Ne croyez pas que des portes s’ouvrent

ou que des portes se ferment »

Autre paradoxe. La porte ouverte et la porte fermée sont une. Deux espaces-temps coexistent, comme la physique quantique, mentionnée en première épigraphe2, le laisse supposer.

Est-ce la « porte logique » 3 de l’ordinateur quantique ? Ou la porte de l’Enfer que franchit Dante ? Ou celle découverte par Alice, si petite qu’elle ne peut y passer, alors qu’elle voit derrière elle un merveilleux jardin ? Pays des Merveilles, apparemment, mais pour l’atteindre, il faut changer d’état.

Giordano Bruno, dans un dialogue entre Albertino et Filoteo, qui est son porte-parole, écrit : « Débarrasse-nous des moteurs extrinsèques ainsi que des bornes de ces cieux. Ouvre-nous la porte par laquelle nous voyons combien notre astre ne diffère en rien de tous les autres. […] Fais-nous clairement comprendre que le mouvement de tous ces mondes procède de l’impulsion de l’âme intérieure, afin qu’illuminés par une telle contemplation nous puissions progresser à pas plus sûrs dans la connaissance de la nature. » 4 Giordano Bruno enseignait ici que la Terre tourne autour du Soleil, que les étoiles sont centres d’autres mondes, que l’univers donc s’avère infini. La porte qu’il ouvre est celle de la connaissance, celle de l’univers, de l’espace et du temps. (L’ouverture de cette porte le conduira au bûcher en 1 600.)

Quand elle est ouverte, la porte permet le passage d’un espace à un autre. Derrière la porte ouverte du livre de Lionel Jung Allégret, nous pénétrons dans la chambre d’hôpital ou bien l’espace mortuaire où gît la mère, puis dans le four aux « portes d’acier » réservé à la crémation. C’est aussi une porte derrière laquelle se trouve un savoir inaccessible.

Que reste-t-il de si fragile et pénétrant qui disparaît « comme si l’on ne savait pas / que nous ne verrions rien » ? L’intensif et la condition, inatteignable, se joignent, situant le livre d’emblée sous le signe de l’insoluble.

C’est donc dans un double mouvement d’amoindrissement et d’extension par la pensée qu’officie le poète de Derrière la porte ouverte.

L’altérité pourrait-elle enfreindre la fatalité ? « Peut-être arriveraient un autre feu / ou la cendre d’une autre chair ». Les premières pages semblent vouloir puiser dans la répétition de syntagmes identiques une source, le participe présent portant la durée rédemptrice envisagée dans son processus, lent, récurrent. Marqué par l’effort ou l’inanité ? Seuls changent les compléments du nom (« naissant d’un reste d’algues », « d’un reste de soleil ») comme autant de possibles envisagés mais qui risquent de ne pas aboutir (à la vie), les interrogations en témoignent qui se multiplient en « [p]romesses jamais offertes ».

Pour les mères, le chant, le sanglot « dans les matins blanchis », l’adresse « ô mère », alors qu’elles ouvrent le monde « derrière la porte » ou dans l’horizon qui porte déjà la blessure de la mort annoncée car, « derrière la porte ouverte », maintes blessures, recluses, vont apparaître dans le jour. Vestiges de douleurs passées comme celles, présentes et terribles, que porte la vie en ces énumérations introduites par « il y a », formulation d’un présent éternel qui ne peut que s’ouvrir en laissant paraître la souffrance. Les accumulations accentuent l’effet de prolifération sans fin des douleurs engendrées par la vie, la conjonction « et » ne les clôt pas. Le « je » que le poète avance est personnel et universel, témoin, auquel se confronte ce « tu » invoqué, mère ou l’autre qui souffre, perméable et exposé sans fin. Des parallèles s’établissent : les lignes de l’électrocardiogramme et « quelques lents calques de falaise », comme si la douleur humaine et le monde se reflétaient en un écho sans fin.

Les encres de Jean-Gilles Badaire portent les traces de cette douleur : branches devenues de longues lignes courbes autour d’un espace ouvert sur des avancées et des reculs, ombres tacites dans la figuration du cri que le livre répète.

Comment ce cri pourrait-il entrer dans la musique ? Vibre-t-elle encore lorsque le corps ralenti qui se meurt peut-être recule ? La porte ouverte laisse-t-elle les sons nous atteindre alors ? Le poète voyant depuis un point éloigné de la terre, dans une projection cosmique, entend une « mesure précise », « le chant de l’invisible » :

« Je vois ce qui est dur
dans l’oscillation des ondes »

Quelque chose résiste, « ellipses d’abord », qui fera naître « un instant d’eau / dans l’éternité » car le temps se répare en devenant éternel et des échos prophétiques nourrissent les vers, « cendre bleue » sidérale et féconde.

Guillaume Apollinaire percevait dans le fleuve « [d]es éternels regards l’onde si lasse » et écrivait : « Comme la vie est lente / Et comme l’espérance est violente ». Lionel Jung-Allégret nous décrit « [u]n monde plus lent que la vie. // Et les mots qui l’accompagnent / sont lents aussi. » L’autre voix parlera de « l’obscénité de l’espérance » face au vide entrevu. Espérance vaine comme celle de ce paysan de Kafka 5 qui reste assis pendant des années à côté de la porte ouverte qu’il voudrait pourtant franchir. C’est la loi du temps, si difficile à penser.

« Des mots amputés
fracturés par ce qu’ils ne savent nommer
des mots pour les lieux trop brefs
des mots dont la couleur insaisissable
crève les yeux
et d’un langage obscur voile l’obscurité de la mort. »

Une porte est ouverte sur des espaces et des temps autres, la référence aux expériences et aux spéculations de la physique quantique est manifeste. Seuls des mots blessés et défaillants peuvent les esquisser dans l’incertitude et l’indécision.

En deux millions d’années pour l’humanité, combien de mères disparues, donnant la mort avec la vie, combien d’enfants les attendant sur le seuil ?

« Ô mères aux corps abrupts de soleil
aux corps de sols et de tombeaux ».

Et si l’on envisage encore plus loin la formation de la terre, il y a 4,45 milliards d’années :

« Je vois la matière profonde des limons
jaillir du néant
et de sa mesure précise. »

« Je » et « tu » distinctement se lient pour entendre le ciel et la Terre, dans une arche que la musique crée. Mère perdue, retrouvée en ce chant, à « [l]’embrasure ». Le bleu alors traverse et perce, la fin du livre nous l’offre comme une main tendue sur le vide où résonnent quelques notes :

« J’entends des murmures
derrière les cordes du silence. »

On peut lire le lexique emprunté à la musique comme dissocié du contexte monolithe de la perception visuelle, corde également tendue vers l’autre perdu que l’on peut atteindre : le futur ouvert, porté par un arbre, le vent entre soi et « [u]n corps dans la terre » qui s’ouvre à l’inconcevable musique de l’éternité.

 

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes

________________________________
1. L’Autre Côté du ciel (2014), pour quatuor vocal et électronique, de Grégoire Lorieux — sur un poème de Lionel Jung-Allégret lu par l’auteur et par Martine Erhel. Création en septembre 2014, Église des Billettes, Paris — avec l’Ensemble Regards, dir. Julien Beneteau. On peut entendre l’œuvre sur le site du compositeur :
http://gregoirelorieux.net/gregoire_lorieux_compositeur/Works/bydate/2014-1.html
2. « Les physiciens ont utilisé deux modèles pour théoriser le monde, l’onde et le corpuscule. Mais il a fallu renoncer aux images traditionnelles : les constituants ultimes de l’univers ne sont pas réductibles aux métaphores classiques. » Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Métaphysique quantique, Éditions La Découverte, 2011.
3. Métaphysique quantique, id. page 96.
4. Giordano Bruno, L’Infini, l’Univers et les mondes (1584), Éditions Berg International, 1987. Traduction de Bertrand Lebergeois.
5. Kafka, Le Procès, ch. IX, « À la cathédrale », page 453, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, Éditions Gallimard, 1976. Traduction d’Alexandre Vialatte.

Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte,
Éditions Al Manar, 2015.
Encres de Jean-Gilles Badaire. Postface de Gabrielle Althen.

Caractéristiques

exemplaire

courant, de tête

isbn

978-2-36426-058-0

parution

Auteur

JUNG-ALLEGRET Lionel

Artiste

BADAIRE Jean-Gilles

Collection

Poésie