Biographie

Portrait de l’Auteur

KACIMI Mohammed

Mohammed KACIMI, peintre, poète, créateur d'images et d'événements, né à Meknès en 1942, décédé à Temara en 2003. Entre deux expositions aux quatre coins du monde il a vécu et travaillé à Temara (près de Rabat) et à Paris. Il a collaboré avec différents poètes (A. Laâbi, J. Sacré, H. Nejmi, A. Gorius) et publié, avant Parole nomade (Al Manar, 1999),et Le creux du corps (Al Manar, 1997), un autre recueil de poèmes et de dessins, L'Eté blanc.
"Oubliant les traditions dogmatiques, (Kacimi) se découvre finalement fidèle à une tradition plus secrète, plus fondamentale : celle de l’expérience nomade, celle de la traversée des déserts et de leur modalité…

Souvent dans les toiles des dernières années, des corps surgissent : corps nus, sans visage, sans sexe évident, androgynes peut-être, anges peut-être. Ce sont, en tout cas, des corps dépouillés, réduits à l’essentiel. Ce sont corps-signes, éléments éparpillés d’un incertain alphabet de chair. Ce sont également figures disséminées d’un improbable traité des mouvements et des gestes. En ce corps, l’acte se fait chair et la mobilité s’incarne. On s’interrogera sur les rapports de ces corps figurés et de ce que Kacimi nomme "Le corps de la peinture". En constituent-ils une métaphore privilégiée?"

Gilbert LASCAULT

Voyageur, nomade dans l'âme, Kacimi n'a pas seulement été l'un des créateurs considérables qui ont vu le jour au Maroc au vingtième siècle : il est, aussi, il demeure un témoin. Son œuvre interroge les profondeurs - et ce faisant efface les limites entre styles et tendances. Travaillant sur de très grandes surfaces "pour libérer son corps", le peintre déposait sur la toile pigments naturels et poudres denses, noires ou colorées ; parfois il intégrait dans sa composition des fragments de poèmes (comme matières), prolongeant la force de l'expression. Il n'y a pas d' "école Kacimi" - mais l'artiste a généré un nouveau courant. Plusieurs plasticiens, et non des moindres - Binebine, Yamou - n'hésitaient pas, de son vivant déjà, à évoquer son influence décisive.
Kacimi était d'abord peintre. Mais il écrivait également : Al Manar a publié, de lui, Le Creux du corps, recueil de poèmes rehaussé d'interventions graphiques, et Parole nomade, recueil des textes de Kacimi parus ici et là, au long des vingt dernières années de sa vie ; ainsi que plusieurs autres livres rehaussés de ses dessins. D'autres éditeurs ont publié, de lui, d'autres textes.
Militant des Droits de l'Homme, membre de l'Union des écrivains marocains, artiste nomade de toutes les rives, Kacimi est devenu l'une des références essentielles de l'art de notre temps. Méditer sur sa peinture permet de comprendre qu'en art la notion de frontière n'a décidément plus de sens.
Les oeuvres présentées ci-après permettent de mesurer la densité du travail de ce peintre. Nombre de celles-ci sont sorties de l'atelier entre 2001 et 2003. D'autres, moins récentes, figurent ici comme autant de jalons d'un très libre parcours dans la peinture. Toutes témoignent de l'étonnante aptitude à se renouveler (dans le choix des couleurs, et des supports) d'un artiste conscient de ce que met en jeu, au plus près du corps, l'acte de peindre.

Alain GORIUS

PRINCIPALES EXPOSITIONS PERSONNELLES

1965 - 1968 Meknès, Rabat. 1969 Galerie nationale Bab Rouah, Rabat. 1970 - 1971 Conservatoire municipal, Meknès. 1975 Galerie Nadar, Casablanca ; Galerie l'Atelier, Rabat 1977 - 1978 Galerie Nadar, Casablanca 1980 Galerie nationale Bab Rouah, Rabat 1981 Deutsche Bank AG, Bonn ; Galerie Centrale, Genève 1982 Galerie Nadar, Casablanca ; Galerie de l'Office de Tourisme, Marrakech . 1984 Galerie de la F.O.L., Montpellier 1985 Centre Bonlieu, Annecy ; Galerie Jean-Claude David, Grenoble ; peint un mur à Grenoble 1987 Galerie Alif-Ba, Casablanca 1988 Musée de l'Institut du Monde Arabe, Paris 1990 Galerie Huit, Poissy ; Galerie Nadar, Casablanca 1991 "Shehrazad ou la mémoire de Nour", Galerie Nadar, Casablanca 1993 : "La grotte des temps futurs", Centre Culturel Français, Rabat ; "Horizon vertical", Festival international des Francophonies, Limoges ; "L'esprit du corps", Galerie Al Manar, Casablanca ; Casino municipal de Thionville ; "L'esprit de la trace", C.I.E.S., Paris 1994 Atelier ouvert, Hôpital Ephémère, Paris. 1er prix, Biennale internationale du pastel, St Quentin ; 1er prix, Biennale internationale du Caire 1995 "Du désert aux Atlassides", Galerie Bab Rouah, Rabat ; Galerie du Bateau Lavoir, Grenoble 1996 Galerie du Bateau Lavoir, Grenoble ; Maison de la culture, Bourges, Amiens ; Galerie Al Manar, Casablanca 1998 Galerie Le Bateau-Lavoir, Grenoble ; Galerie Al Manar, Casablanca ; Peuple et Culture : Musée du Cloître et Eglise Saint-Pierre, à Tulle (France) 2001 Galerie Florence Touber, Paris 2002 "Kacimi", Exposition rétrospective à Bab Rouah et Bab el Kébir, Rabat 2002 Galerie Florence Touber, Paris ; Atelier Porte 2 A, Bordeaux ; Institut français, Sénégal 2002-2003 "Mohammad Al Kacimi", Al Riwaq Art Gallery, Bahrein 2003 Galerie Al Manar, Casablanca

EXPOSITIONS COLLECTIVES (sélection)

1965 - 1981 Expositions, biennales, festivals internationaux : Madrid, Montréal, Alger, Copenhague, Paris, Essaouira, Fès, Nador, Bijeka, Koweït, Bonn, Barcelone, Tunis, Rabat, Meknès, Londres 1982 Dégradation de l'environnement dans les centres urbains : rencontre peintres et architectes, A.M.A.P. et A.N.A.U., Musée des Oudayas, Rabat ; Galerie Alif-Ba, Casablanca ; Semaine culturelle marocaine, Tunis 1983 Biennale, Tunis ; Peinture marocaine, Koweït, URSS ; Walt Disney Hall, Californie 1984 Semaine culturelle du Maroc, Yemen, Emirats arabes ; il présente l'exposition d'Art marocain contemporain à Dakar 1985 Musée de Grenoble ; Musée des Arts africains et océaniens, Paris ; Foire internationale d'art contemporain, Bâle 1986 Arab Contemporary Art, Londres ; Exposition internationale, Baghdad ; Société des Beaux-Arts, Lisbonne ; A la rencontre du dessin, Galerie Nadar, Casablanca 1987 Biennale, Sao Paulo 1988 Musée des Beaux-Arts, Ixelles; Musée provincial, Liège, Ostende 1989 Galerie Etienne Dinet, Paris 1992 Musée Muhka, Anvers ; Dessins, Galerie Al Manar, Casablanca ; projet de la Pyramide bleue 1993 Biennale, Dakar ; 4ème Biennale, Le Caire (Prix d'honneur) ; il monte le spectacle Mémoire de Nour au Festival des Orangers, Rabat, avec Hundrich et Gouzet ; Peinture du Maghreb, Saint-Jacques de Compostelle, Madrid, Barcelone ; Galerie Al Wacety, Casablanca ; 4ème Biennale internationale du pastel, Saint Quentin, France (1er prix) ; 5ème Biennale internationale, Le Caire (1er prix) 1995 Tapis volants, IMA, Paris ; La peinture marocaine dans les collections françaises, BMCE, Paris ; Les Artistes africains et le SIDA, Cotonou, Dakar 1996 Pastels des premiers prix de la Biennale de Saint-Quentin ; Les artistes africains et le SIDA, Cotonou, Dakar ; Biennale internationale de Dakar ; Suites africaines, Couvent des Cordeliers, Paris ; Méditations, Marrakech ; Algérie, jamais je n'oublierai mes amis, Galerie Marquart, Paris ; Galerie Skoto, New-York 2001 "Maroc contemporain : Peinture et Livres d'artiste", De Markten/Al Manar, Bruxelles (Belgique) 1998 Musée d'art moderne, Paris Exposition internationale pour la commémoration du 50è anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme

DE 1975 A 1994 : PLUSIEURS INTERVENTIONS

Etendards peints, écrits et implantés sur un paysage rocheux au bord de l'Atlantique à Harhoura. Poésie, peinture et chants avec le poète Abdellatif Laâbi et le chanteur Diad, Grenoble. Mur peint à Asilah. Intervention au Théâtre antique de Rach, Turquie. Der Ozean, Hanovre. 50 oriflammes dans les rues de Limoges et peinture de rue. Célébration du cheval, performance au Théâtre Renaud-Barrault, Paris. La mémoire du corps, Ouidah, Bénin ("Route de l'esclave"). Atelier international Tenq, Saint-Louis, Sénégal.

Prix et Biennales

1998 7 ème Biennale du Caire (1er Prix)
1997 Invité à la Biennale de Johannesburg (Afrique du Sud)
1996 Biennale internationale de Dakar
1995 Cinquième Biennale internationale du Caire, Egypte (Premier Prix)
1994 Quatrième Biennale internationale du Pastel, St Quentin, France (1er Prix)
1993 Biennale de Dakar ; Quatrième Biennale du Caire (Prix d'Honneur)

BIBLIOGRAPHIE

"L'Eté blanc", recueil de poèmes et dessins ; "Les Vents ocres", recueil de poèmes et dessins en collaboration avec Hassan Nejmi. "Les Haïks de Marrakech à Essaouira", Kacimi et James Sacré, éd. Tarabuste ; "Kacimi", éd. Revue Noire ; "Le creux du corps", poèmes ; une gravure ; vingt ex. de tête rehaussés par l'artiste de plusieurs peintures, éd. Al Manar, Neuilly / Seine, 1996; "Ombre portée", poèmes d'A. Gorius, gravure de Kacimi, vingt ex. de tête revêtus d'une peinture originale, éd. Al Manar, Neuilly / Seine, 1998 ; "Parole nomade", recueil des textes de Kacimi consacrés à la peinture (vingt ex. de tête rehaussés par l'artiste d'une peinture originale), éd. Al Manar, Neuilly / Seine, 1999 ; "Orage, zéphyr", poème manuscrit de Tahar Bekri rehaussé d'une peinture de Kacimi, 12 ex. tous originaux sur vélin d'Arches, ed. Al Manar, collection "Corps écrit", Neuilly / Seine, 2002 ; "L'Horizon incendié", poèmes de Tahar Bekri, éd. Al Manar, Neuilly / Seine, 2002 (vingt ex. de tête rehaussés par l'artiste d'une peinture originale) ; "Ruses de vivant", poèmes de Abdellatif Laâbi, dessins de Kacimi. Deux exemplaires de tête grand format, rehaussés chacun d'une peinture originale et de plusieurs dessins, reproduits dans le tirage courant (posthume, 2004).
A paraître : "Le Temps du Crépuscule", Mohammed Bennis, texte poétique sur l'oeuvre de Kacimi.

KACIMI, A CORPS PERDU

Kacimi, plasticien et poète, a ouvert l’espace de ses toiles sur l’immensité du monde, d’un geste large, océanique parfois, comme à Harhoura quand flottaient ses oriflammes sur les rochers face à la mer. En même temps le corps, la chair humaine avec son poids de douleur, de rêves et de passion, est entré dans l’espace de la composition. Pour que s’effectue la transsubstantiation de la matière vivante en matière picturale, l’artiste s’ouvre aux vents du large, aux éléments qui parlent à travers lui.

L’acte de peindre pour Kacimi est don de soi, ouverture au sens premier du terme : ouverture de son propre corps et de la mémoire que charrie le sang, pour que s’extériorisent les figures cachées qu’il porte en lui, et qu’il provoque. Le peintre convoque en démiurge les figures, celles des contes de la tradition orale maghrébine et de la culture arabe, et cet "infigurable" qui remonte des profondeurs… Il peint de très grandes toiles agrafées aux murs de son atelier, sur lesquelles se fixent les pigments et les pâtes, la matière, et le geste de l’artiste ; mais aussi de petits formats, comme des concentrés du tourment, de l’angoisse et du bonheur d’être au monde, qui témoignent de la profondeur d’une intériorité où résonnent les drames de notre temps.

Abstraction, figuration ? Le travail de Kacimi montre bien que la distinction n’a plus de sens pour ce plasticien dont la démarche est résolument contemporaine ; dans cette peinture, ces dessins, dans les événements mis en place par l’artiste, jaillissent des formes qui suggèrent le désir d’être de notre humanité commune. Ni vraiment abstrait, ni tout à fait figuratif, Kacimi témoigne. Fraternellement. En 1988 flottaient dans les rues de Marrakech sept haïks qu’il avait teints avec les teinturiers du souk Sbakgin, pour décliner le spectre coloré et symbolique de la lumière. En 1994 il réalisait, dans le cadre du projet de l’UNESCO "La route de l’esclave", une peinture publique à Ouidah, au Bénin, sur le rivage même où étaient embarqués, deux siècles plus tôt, les esclaves enlevés à l’Afrique. Le châssis, le cadre sont loin : Kacimi a délivré ses toiles, donnant libre cours à sa véhémence. Et le vent balaie l’espace de sa peinture. Des amateurs toujours plus nombreux apprécient la force de ce vent. Et de cette peinture.

Alain GORIUS

PEINTURE : FIGURES DU CORPS HABITÉ

Il y a des actes, des gestes fondateurs qui cristallisent le génie d'un créateur, une phrase, un livre, un morceau de musique, une peinture. Plusieurs fois au cours de l'itinéraire de Kacimi il aura ainsi marqué, balisé sa voie, comme s'il disait c'est là qu'il faut me chercher, voilà un de mes signes de reconnaissance : Harhoura en 1977, un lieu fondateur, il consigne une appartenance au cosmos, à la liberté libre de l'espace de la peinture en plantant ses étendards sur la côte. Les étendards, comme une figure de l'esprit donnant son rythme à la pensée, la peinture sur la toile drossée, voile fixe d'un voyage immobile qui a commencé très tôt dans la ville où est enterré Mejdoub, le poète errant, Meknès où il est né. Voile de l'aventure intérieure et du nomadisme revendiqué comme nature profonde, état d'insoumission aux frontières, aux dictats. À Marrakech, dix ans après, il plonge dans la couleur des teinturiers des souqs les haïks immaculés, célébrant des noces avec la féminité dont le statut est toujours ambigu, la femme peut être la sainte, la déesse, et en même temps la tentation suprême de l'homme, celle qu'il faut cacher, clore entre les murs et les voiles. Le voile, la toile, la peinture est l'opératrice de toutes les révolutions de l'âme de l'artiste, c'est son arme et son outil pour se maintenir relié avec le divers du monde, le monde qu'il sait et veut divers, comme avec la fiction qui anticipe, fait naître le réel avant qu'il ne se soit manifesté : C'est la réalisation de la Grotte des temps futurs en 1993 à l'Institut français de Rabat, c'est une performance à l'amphithéâtre de Kish en Turquie. Kacimi recule les limites, celles des murs de l'atelier, du cadre, des pratiques, de l'appartenance à un ordre ou à une école, avec la sûreté de celui qui est mû par la passion des hommes et du monde et qui a déclaré son indépendance, non pas une fois, deux fois, mais tout au long d'une trajectoire au cours de laquelle l'écriture devient indispensable, graphisme allié de la peinture mais pas seulement, poème entier, accompagnant le démarche picturale, se détachant d'elle, écho précédant parfois les formes à jaillir sur la toile, ou répercutant les vibrations de la couleur, de la blessure.
D'hier à aujourd'hui, depuis que la première calligraphie inscrite dans la matière, ne faisant qu'un avec elle, s'est incarnée, s'est dressée du cœur de la toile, Kacimi ne l'a pas laissé retrouver le magma primitif, les strates denses, volcaniques, où elle parlait déjà de la puissance de l'être à extraire de la confusion et du mal. Peut-être que l'artiste sentait que ce signe n'était que le prolongement d'un corps habité, que le temps pour lui était venu de l'identifier. A la mesure de la démesure de son désir, il peint, il marche, il écrit, il traverse les temps et les territoires.
Shéhérazade et les conteurs peuvent-ils coexister avec la violence imposée, le droit de la force ? C'est là le paradoxe de la grande peinture qui outrepasse le sectionnement du temps et des états de conscience, comme les limites du réel. Le réalisme socialiste en peinture n'a jamais fait battre plus fort le sang dans les veines. Au plus près du réel, dans le combat contre l'ombre Kacimi a appris à mesurer l'intensité des situations, à en rendre compte avec les moyens les plus efficaces de la peinture, à montrer l'existence de l'esprit dans les ténèbres. Quel noir plus noir, et quel désespoir ! Pourtant il dit aussi le fragile espoir de l'homme vertical, dressé ou assis, comme dans les toiles de la série "Traversées". Rage du pinceau, éclairs de blancs et de rouge, parfois maelström de traits violents emportant la course des corps. Thème des années 85 jusqu'en 87.
Comment dire le crime de l'esclavage, la jugulation de l'individu, quand l'océan se confond à Ouidah avec un azur de source ? Quelle figure peut réactiver la faute et le regret, la colère et la promesse d'un futur ? L'artiste sait faire d'une circonférence le cercle contenant magique de la douleur, faire le bleu plus bleu, les hommes réduits à l'encre vivante du sang, le sang noir. Paysage de la désolation et de la tendresse confondus, poème hors de tout récit qui le réduirait. Ainsi la peinture est efficiente, elle peut agir sur le futur, dire sans dire le lieu réceptacle de la tragédie passée et de l'émotion présente.
Kacimi s'est mis dans la situation du derviche, il se laisse envahir par la tension libérée par le désir du corps à corps, la matière va donner forme au tremblement, à la violence du manque, à la jouissance suprême de se trouver au plus près de soi. Le bonheur d'être soi, la sensation de s'appartenir quand l'univers et les certitudes se dérobent est sans doute l'apanage des créateurs, quand, ne mesurant ni leur peine ni leurs doutes quelque chose de l'étincelle inqualifiable leur est révélée.
Dans l'une des dernières œuvres de Kacimi, dans la série "les désertiques", l'on voit un homme, silhouette noire inscrite dans l'ocre brun d'un double cercle, penché, traversant et s'appuyant en même temps sur un quadrilatère pesant, léger puisqu'il flotte dans l'espace. Figure d'un Petit Prince proche de son envol dans le vide stellaire ou - qui sait - à la rencontre de l'amour total. Du paroxysme de la solitude de l'artiste est née par la grâce de son intuition une vision de la destinée de l'homme dont la transcendance reste l'une des plus rares révélations.

Nicole de PONTCHARRA

- TEMARA : DÉCÈS DE MOHAMMED KACIMI
au matin du lundi 27 octobre 2003.

J'ai rencontré Mohammed Kacimi dans un éclat de rire, au printemps 1995 : arrivé bien en retard au rendez-vous qu'il m'avait fixé à la gare de l'Agdal, je lui demandais de me confier deux tableaux pour une exposition collective que nous organisions à Casablanca. Plutôt que de me reprocher de l'avoir fait attendre, il m'accueillit avec sa gentillesse, son humour coutumiers. Kacimi était un être généreux, franc dans son rapport avec autrui, dépourvu d'arrogance ; un homme d'exception. Il m'accorda sa confiance ; plus tard, son amitié. Depuis cette première rencontre, nous avons travaillé ensemble, dans une harmonie que rien n'est jamais venu troubler. Plusieurs expositions de ses œuvres ont été montées à la galerie Al Manar ; plusieurs livres, écrits ou illustrés par lui, ont été publiés par mes soins. A chaque fois, le succès fut au rendez-vous : Kacimi était de ces créateurs exigeants qui ne laissent rien, ou si peu, au hasard ; de ces artistes qu'un public passionné suit, et qu'il se devait de ne pas décevoir. De l'œuvre peint de ce grand artiste, je ne dirai rien, en laissant à d'autres l'étude et le commentaire. Sa culture, diversifiée, l'acuité de sa réflexion et l'ampleur de son expérience lui ont permis d'occuper une place prééminente parmi les peintres marocains. Sa modestie vraie - qui ne l'empêchait nullement d'avoir conscience de la valeur de son travail - lui a évité de se poser en donneur de leçons. Il a manqué à cet artiste hors-pair une reconnaissance, non pas nationale, car celle-là lui était largement acquise, mais internationale. Il lui aurait fallu un peu de temps encore ; et la possibilité d'être représenté dans les grands Salons de peinture, en Europe et en Amérique. L'état du marché de l'art au Maroc ne le lui a pas permis. Mais il a, avec d'autres, ouvert des voies, où des peintres plus jeunes s'engagent aujourd'hui. Ils lui en sont redevables ; certains lui en sont reconnaissants. De mon ami Mohammed Kacimi, auprès de qui nous avons passé tant d'heures heureuses, je garderai le souvenir d'un homme courageux, qui jamais ne se plaignait des souffrances que la maladie depuis plusieurs années lui imposait ; d'un homme digne, révolté par l'injustice et toujours à l'écoute des gens humbles, de ceux qui souffrent. Sa peinture exprime ses tourments, et les leurs. Il pressentait sa fin prochaine ; la mort hantait ses toiles, ce prolongement de son corps. Pourtant, de temps en temps, il se lançait au matin en hurlant dans son beau jardin sa joie d'être au monde. C'est cette image que je garderai de lui : celle d'un être dyonisiaque, ouvert, malgré souvent la difficulté de vivre, à la beauté du monde.

Alain Gorius
"Tel Quel", nov. 2003