Description
« (…) La passion de l’inouï est une limite extrême de l’expérience poétique et de ses plus grandes émotions. D’une manière ou d’une autre, j’ai intériorisé cette violence tout en rusant avec elle, en l’amadouant prudemment.
Il est exact que Rimbaud tranche dans le vif — de la langue. Je n’ai pas toujours la force de voler en éclats, au détour de chaque métaphore, ni d’être au bout de ma puissance d’écrire, d’avoir à écrire. Peut-être ai-je assumé cette dissidence (dont parle Raybaud) dans mon récit Le livre du sang, sans me rendre compte tout à fait de ce que je dois à la frappe de Rimbaud, à son coup de gong, à sa fureur.
Il m’est arrivé d’écrire dans l’urgence, d’éprouver cette rage, cette fuite en avant — vers la nuit incendiaire du poème. Mais je me suis protégé contre mes monstres, ou du moins, je le crois. J’aime à penser que mes monstres sont exorcisés par ce génie amical qu’est le poète qui nous guide la main en nous regardant tracer ces mots ».
extrait de Voeu de Silence, A. Khatibi, éd. Al Manar, Paris, février 2000
La critique
Vœu de silence d’Abdelkébir Khatibi, superbement illustré par une encre d’Abdelkébir Rabi (les volumes publiés par Al Manar privilégient régulièrement le dialogue entre la parole et le signe peint, dans l’expression de la plus exigeante modernité, est un texte éblouissant consacré au travail du poète. Silence et poésie ont fait couler beaucoup d’encre, c’est vrai. Ici, on verra qu’un écrivain marocain d’aujourd’hui (romancier, essayiste, poète) part de sa lecture de Rilke et de Rimbaud, la met en concordance avec l’héritage spirituel du grand mystique El Hallaj, pour mener une réflexion parfaitement libre et séminale sur le travail souterrain du poème et de la langue, sur le rôle du poète, qui est « d’inventer son lecteur » comme il l’écrit, et sur l’éthique sous-jacente qui préside à une attitude au monde qui est celle d’un sacrifice. En replaçant ce texte dans le contexte de la culture arabe et de l’islam, on mesurera toute l’importance du travail théorique et esthétique fourni par les poètes d’aujourd’hui pour oser un rapport et une parole différents. Il me semble que, loin des débats européens sur la post-modernité, ces poètes du monde arabe, comme ceux du continent sud-américain, nous rappellent aux plus hautes exigences de la poésie, d’un langage sensible qui comprend à la fois la langue de la clarté et celle du mystère. Remarquable de lucidité, de passion et de modestie conjointes, cet essai limpide situe sans fards les enjeux douloureux et en même temps exaltants de l’exercice poétique: ou le poème comme lieu d’écoute et de vision pour deux solitudes, celle du poète et celle du lecteur, indissolubles et complémentaires. On jugera de la haute tenue intellectuelle du propos mais aussi de la beauté expressive chez Khatibi par ces quelques lignes, qui closent ce beau livre sans rien sceller : » Il y a, entre la parole du poète et le silence, des transpositions d’empreintes – sur fond d’abîme. Tout beau poème naît de la destruction plus ou moins impitoyable de ses traces. Adossé au silence, il est posé, là, dans ce livre, comme une porte aveugle sur un mur invisible. Si nous ouvrions tous les livres et toutes les portes du monde, où serions-nous dans la contrée improbable de l’Inconnu ? « Eric Brogniet |