Description
Le jour rentre ses ailes. On ne les verra plus. La beauté était venue pourtant, mais si légère qu’on l’avait prise pour une hésitation. La vie, n’est-elle pas toute dans le titre de ce recueil, surprenant et doux, et que l’on voudrait cueillir ? Et Gabrielle Althen n’est-elle pas, elle aussi, dans ce mouvement retenu, cet élan et cet écart, cette détermination et ce balancement ? Alliance, semble-t-elle nous dire. Alliance entre ce qui part et ce qui vient. Alliance qui nous détermine sereinement, malgré ce qui raie[nt] encore ce fond de monde. Se plaindre serait indigne. Comme son auteur, le poème se tient droit au bord de ce qui tremble. Le chant du vide − autre titre possible pour ce recueil marqué par l’oxymore – s’appuie sur l’invisible plein où la clarté danse sur la vitre de l’air ou encore dans les anneaux du paysage. C’est là que le corps rejoint l’espérance, cette jeune fille qui se réveille. Attentive à l’humble, au léger, la femme qui erre dans la cour à attendre un mot mouillé de vin mêlé de ciel a des gestes de nouveau-né sans habitudes. C’est ce qui la rend disponible. La langue poétique, très justement épaulée, retient, de l’expérience vécue, ce qui, sans chanter à l’oreille du lecteur, enchante son âme et peut l’ensemencer.
Mais il y eut des jours de pleurs sans indigence
Des vagues émanaient du profond du mystère
En soutenant le gris de la lumière
Les enfants interdits qui cessaient de jouer
Penchés en rond sur le moment
Oubliaient en riant de poser leurs questions
Et l’on se chérissait dans les anneaux du paysage
Un livre où l’expérience dégantée se double de l’expression du mystère d’être. Glissé sous une couverture sobrement illustrée par Myoung-Nam Kim, le bel ouvrage des éditions Al Manar est aussi un bonheur à toucher, à regarder.
Béatrice Libert, Liège
La critique
Gabrielle ALTHEN : Vie saxifrage, Al Manar, éd. Alain Gorius, 2012.
À l’image de l’obstinée saxifrage dont les racines peuvent, d’un élan vital, effriter la roche, et par le symbole expressément revivifié de Sisyphe, les brefs poèmes de ce livre (vers et proses mêlés) parient pour la vie : ils prennent subtilement parti contre ce qui la traverse et voudrait la perdre ou la nier.
Au départ, rien ne dissimule le déséquilibre des forces en présence : en face, il y a un enfer à réparer, les crevasses du temps qu’on devrait aider la rosée à visiter ; et quoi donc pour vaincre si ce n’est la pointe d’ombre qu’on appelle nous, tête d’épingle, pivot d’abîmes ? Heureusement, le poème trouve l’allié véritable : le vent, le très bon vent, étale la nappe du vivant. Dans ce flux, cette gaze de l’air sur le lieu délicieux, qui peut transporter jusqu’au « Pays musicien », la vie ne peut qu’être goûtée : la neige sent bon le mimosa, ou encore : la liberté s’amuse sans gestes autour de toi.
Un affrontement est permanent, et avec lui les défaites successives, non seulement parce que la terre est lieu de saccage (Bleu de trop d’une piscine jouxtant le beau rivage ! / Trou vacancier empli de détritus ! […] Pour n’être pas importunés, ils ont dallé la mer), mais aussi parce que l’ennui et l’accablement parviennent à s’insinuer, nous dévisagent, nous soumettent aux agrégats du temps. Mais la lutte est celle d’un poète, et il n’est pas surprenant qu’à travers l’incertain et le maléfice, ce soient les mots qui combattent :
Trois mots qui pleurent dans le silence
Puis deux mots qui vous regardent :
De toute façon vous bougez trop !
Pour moi j’attends un autre mot
Où reposer le monde
Et commencer mon âme
Mais rien ne commence et rien ne se finit
Et des mots nous regardent
Et nous avons raison
D’attirer leur pitié
Bien que le diable la dérobe
On retrouve avec joie, dans ce livre, le ton si personnel de cette parole libre et forte qui caractérise tant d’ouvrages du poète. Avec d’étonnantes images, jamais données pour le spectaculaire, et ce sentiment d’un flux héraclitéen et d’une mêlée de contraires, à la fois cosmique et intérieure – on se souvient et on projette, on abandonne et on désire. À la fin du livre, À l’heure où tout devient regard, un consentement se fait jour jusqu’aux clartés vivables des lointains. La vie se déploie en « chair exacte » : C’est en ce point de la matière humaine que commence le ciel.
-
F.
Les hommes sans épaules
Sur deux récents livres de Gabrielle Althen
par Matthieu Baumier
C’est la vie qui regarde la vie qui respire, et le soupir grandit.
Gabrielle Althen
Vie saxiphrage, de petites proses affinées et des poèmes en vers qui disent le miroir que nous sommes d’une lumière silencieuse plus vaste que nous. Cela éclaire et éclate chaque jour devant nos yeux, et nous ne le voyons guère. Ou bien, plus. Une parole égarée.
Cette gaze de l’air sur le lieu délicieux, ce rien heureux et ces lignes sans mots pour onduler plus haut que les tourmentes vaines, lorsque là-bas, contre le jour trop clair, la neige sent bon le mimosa et que la liberté s’amuse sans gestes au bord de toi.
Tout est libre, redit le poète. Sauf nous, qui sommes enfermés en nous-mêmes, de nous-mêmes. Librement aussi, d’une certaine manière. Cela questionne cependant :
L’énigme est une roue céleste qui se laisse traverser sans se résoudre et le temps la reçoit sans y toucher, tel un vent léger faisant filer les herbes lisses.
Il y a le son qualifié d’Incendie sonore, son qui porte la beauté de la parole d’avant, toujours renaissante. Comme la fleur. Ou la rose. Ce n’est que notre regard qui ne voit plus ce qu’il voyait auparavant, l’invisible. La signature des choses. Ici, en ce monde, tout est cependant symbole. Et le regard absent n’absente pas l’authenticité symbolique de ce monde. Même si nous acceptons le théâtre virtuel que d’étranges forces fabriquent avec nos faux outils de mauvais compagnons. Cela n’empêchera pas le poème de Gabrielle Althen de porter l’espérance :
Il y a dans l’air des exploits impalpables qu’on appelle des anges et qu’on ne verra pas.
Gabrielle Althen donne simultanément ou presque La splendeur et l’écharde, aux éditions de Corlevour. Des essais. Autour de la poésie, de la peinture, de la musique. Ses mondes en somme. Lisant l’œuvre du poète, il est passionnant de croiser ses univers en ouvrant cet opus passionnant. On trouve ici ses lectures sources. Il ne s’agit pas d’un livre de critiques, au sens universitaire de ce terme. Ce sont des rencontres, des appréhensions et des confrontations, avec des œuvres et des artistes d’importance. La poésie affronte le Beau. Et celui-ci, n’en déplaise à l’air du temps, n’est pas subjectif. On croisera Pessoa, la musique, Picasso, la poésie, Rilke, Eluard, Handke, Char, Baudelaire, la mystique de Jean de La Croix ou Ingeborg Bachmann, dont on ne mesure pas encore assez l’influence souterraine sur ce début de siècle. Point de précipitation ici, des méditations plutôt. Avec des œuvres. Au fil du temps. Ce qui bâtit, en somme. Althen offre différents angles de vue, et aussi de petites proses/pensées, aphorismes, au cœur de l’ouvrage. Du bel ouvrage, et il est heureux qu’un éditeur prenne encore, aujourd’hui, le temps de publier ce livre.
Vie saxifrage dans « Europe », par Mathieu Gosztola (mars 2013)
(…) For Althen gathering wisdom from the outer world is a precarious process beset with fruitful tensions that only slowly metamorphose into a space of healing or calm. Set in Mediterranean regions, Althen’s Vie saxifrage keeps in sight the emotional jolts exchanged by people and landscapes and perpetuated by poetic speech: “Saignée à blanc, poudre sous la vigne, la terre et sa plaie qui rayonne, brûlure, lèvres multiples, ensemble placide” (22). The poetic gaze in Vie saxifrage drills deep into concrete reality as well as human frailty, reaffirming the discreetly persistent and hopeful intersubjective ties that develop as time passes: “Et dans le jour finissant / Je me suis mise à regarder comme toi les mains étales / Mains de femmes gravides et mains d’arbres / Un abîme ordinaire jouxtant la plaine et nos ordres de vie” (44).
Prof Aaron Prevots,The French Review, set. 2013, Southwestern University, Georgetown, USA
Le poème de Gabrielle Althen est « comme [ces] danseurs en arrêt dans leur vol », il suspend le souffle et plante dans la langue s atransparence et sa légèreté de telle sorte « que l’on ne sait pas bien ce qui commence », alors que tout concourt à une hésitation. « Vent léger » et « tête d’épingle » à la fois, il soudoie l’attente qui est celle d’un « soulèvement superbe » et d’un « automne hors la mort ». Ouvrant la corde du temps, déployant l’énigme jusqu’à sa plus frémissante harpe, il butte contre le réel et ne restent finalement qu’un poète comme un « âne entre ses deux ballots » et des « soirs plus ronds que des sanglots sans mots ». Saxifrage encore, cette espérance de paysage comme le commencement de la musique, tout en partition de vagues, en notes de saisons et en clé de solstice.
Régis Lefort, ccpM septembre 2013, p. 168