Vider les lieux

A partir de 16


Le nouveau recueil d’Albertine Benedetto, illustré par Hélène Baumel. 20 exemplaires tirés à part au format 28 x 20 cm, rehaussés de trois encres de H. Baumel.

Effacer

Description

Ces meubles déchus

en bout de succession

 

désossés

plus que

morceaux de bois

 

pas même

branches ou sarments

bons à brûler

à cause du vernis

 

protection dérisoire

maintenant que

sortis du cadre

 

en tas

sur le trottoir

 

dans les marges

d’une histoire qu’on va

continuer sans eux

 

leur faisant un tombeau léger

des mots arrangés d’un poème

 

pour James Sacré

 

« Vider les lieux n’est pas vider le cœur » (dit-elle en me quittant)… et ce dernier bat ici son plein.

Ce petit livre publié par les éditions Al Manar nous donne, comme en une procession et avec beaucoup de douceur, les mots d’un deuil très humain. Mais c’est derrière les morts, ou à travers eux, la vie entrevue dans son tracas immense : Un abandon, les affaires qu’il faut trier, une visite guidée des catacombes à Rome, des branches au jardin qui obligent à courber la tête, des meubles entassés sur un trottoir, le souvenir d’une cuisine des années 50… toutes ces images se déplient avec pudeur et délicatesse. « le mot cheval souffle doucement sur un pré » pour nous faire sentir l’absence, ou encore cette impression comme notée «à la verticale du vert/ remonte une fraîcheur lointaine ». La mort n’est pas ici exploitée, ni même explicitée. Elle est présence d’une absence, présence d’un mystère auquel l’auteure ne donne pas de nom. C’est avec douceur qu’elle évoque l’image de ceux qui ne sont plus, « assemblées timides et fortes / abandonnées à l’invisible », qu’elle imagine celle qui « viendra nous cueillir pour nous coucher dans ses herbiers géants », qu’elle évoque la chute du temps « Vertigineuses les années / s’abîment au centre d’un éventail/ qu’on abandonne là/ sur la chaise renversée ». Et « J’ai lu dans Homère… » n’est pas une référence culturelle, c’est comme le souvenir timide, partageable, d’un vieux récit sur la vie des morts.

Les lieux se vident, mais pas le cœur, qui semble se remplir de ferveur, comme un cri vers l’amour : « serions-nous plus attentifs/ si nous savions/ qu’il n’y aura pas d’autre chance » : la vie qui nous est donnée, et même ce désir « furieux » de vivre, il faudrait sans cesse en voir la chance profonde… et rester bien plus attentifs à ceux qui nous sont confiés. Ce n’est pas une foi religieuse, mais l’espérance pourtant se dessine d’un au-delà, bien présent, caché dans la vie elle-même.

Anne Belin

 

UNE FURIEUSE ENVIE DE VIVRE

Comment interpréter cet étrange titre, Vider les lieux, polysémique, un brin Janus bifrons au ton impérieux ? Comme une injonction à tirer un trait sur le passé ou comme une injonction à ouvrir sur la vie à venir ? Une nécessaire place nette pour s’autoriser à aller de l’avant ? Les deux interprétations sont possibles, sans doute, simultanément, liées l’une à l’autre. Se détacher est un passage inévitable, un apprentissage régulier sur la durée, en vue de la nuit ultime. Le regard de celle qui se tourne avec tendresse sur la disparition est celui de la poète Albertine Benedetto. Dans ce recueil paru en juin dernier aux éditions Al Manar, Vider les lieux, la vie et la mort se côtoient et se touchent, intimement mêlées. À la manière d’un effleurement, d’une caresse. Dédiés « à nos aimés », les poèmes du recueil sont accompagnement. Et générosité. Car quelle plus grande générosité y a-t-il que celle qui consiste à choisir de « conduire le deuil en procession de mots » ? La mort/les mots. La mort qu’il faut bien apprivoiser, les mots pour tenter de dire cette approche.

Les poèmes progressent en trois temps. Lieux/Reliques/Je suis là. Multiples et divers sont les lieux. Quels qu’il soient, il faut prévoir de s’en libérer un jour. De s’en détacher. Lieux de l’enfance – le Glaizil –, à jamais disparus. La maison, le jardin. Il y a ceux qui ont le nom d’ailleurs, promenades et passages. Ceux-là que nous avons un jour effleurés de nos pas, de nos regards. Ces lieux-là ont des noms qui éveillent les souvenirs, mais la poète, dans sa discrétion, en suggère la quintessence mystérieuse plutôt qu’elle ne les enferme dans une trame précise.

« Le mot cheval souffle doucement sur un pré

quelque part

un rideau a bougé

au cadre d’une fenêtre qui regarde la rue

on ne voit que des ombres

passantes sur le pré

des nuages flottent… » (Villa Adriana).

La poète laisse ainsi éclore sur la page les images – les siennes – qui viennent se superposer aux miennes – Via Appia, Villa Adriana, Rome, Catacombes de San Callisto. Nos sensibilités s’y rejoignent.

Que reste-t-il de ces passages ? Peu de choses. Des trouées de poussière, des éclats d’eau ; à la manière des dessins d’Hélène Baumel ; lambeaux de peau, bribes couchées sur la page, traces en

« forme de récits

sur des carnets

illisibles ».

Chemin faisant, dans cette exploration délicate, la poète se confronte à elle-même, à ce qu’elle fut enfant. Une promenade sur la Via Appia fait resurgir en elle le souvenir de la photo du manuel de latin de la classe de 4e. Celle des pins parasols bordant la voie jalonnée de tombeaux. Paysage inscrit dans une durée intemporelle qui habite les mémoires des collégiens qui, comme la poète, ont vécu une année scolaire ce manuel sous la main. En quelques strophes, avec une acuité concentrée et minutieuse, la poète ramène à la surface ce paysage de toujours qui inscrit la mort dans la vie des vivants. Présentes dans les fragments évoqués, les leçons du passé sont leçons pour le futur. Memento mori qu’accompagnent les questionnements :

« nous les vivants

descendus sous la terre nous cherchons

comme un avant-goût des ténèbres

comme un mode d’emploi ou quoi ? ».

L’enfance, loin désormais, ne contient-elle pas en elle une ombre de mort ? Il plane pourtant dans les poèmes d’Albertine Benedetto quelque chose d’une enfance heureuse, ses jeux, ses mystères, ses secrets enfouis dans les recoins de la mémoire, qui soudain surgissent au hasard du temps, colorent de leurs images les gestes du quotidien. Quelque chose d’une fraîcheur enfantine non altérée demeure. Rires sous cape, espiègleries et insouciance :

« Toujours l’enfance bondit

de pierre en pierre dans le lit du torrent

avale en grappes les chemins

à la tombée du jour

use la liberté et les fonds de culottes… ».

L’âge adulte est autre. Est-ce la mort qui guette et qui dicte sa loi, dure loi qui conduit à quitter les lieux aimés ?

Le lieu majeur est la maison. La maison et son jardin. C’est autour d’elle que se concentrent les rêves de jadis et que se nouent les énergies de la vie. Maison-écho de la cabane d’autrefois, maison protectrice et sûre, enveloppante. Mâtinée d’accents bachelardiens, la maison d’Albertine Benedetto tient à l’abri derrière ses murs ses meubles et sa déco. La poète n’est pas dupe, cependant, qui dit cette « protection dérisoire » et lit à même les objets. Lesquels sont autant de reliques (titre du second volet du recueil) avec lesquelles dialoguer. La vie accumule ses signes tout alentour. Chaque objet a sa place, qui forme avec les autres les reliques à venir, dépositaires d’une archéologie future. Les jeux de lumière dans les arbres du jardin ont à voir avec le temps. Ensemble, ils bâtissent un univers étanche où l’éternité de l’enfance, sa durée immobile, viennent se couler dans le présent fugace. Les maisons se confondent. Les pas toujours ramènent sur ce qui a été perdu, dont il reste si peu de traces. Des ombres dans une mémoire, à peine. Les mots seuls, malgré leur incomplétude, permettent de rassembler ce peu de sable qu’il reste, d’un temps défunt. La poésie murmure avec les ombres, échange en demi-teinte, tout de tendresse et en douceur. Destinés aux défunts, les mots ténus du poème leur font « un tombeau léger ».

Mais la poète est là, qui rassemble autour d’elle ces menus riens qui ont façonné sa vie. Son caractère et sa personnalité. Veilleuse, ordonnatrice, solide et confiante. En affirmant sa présence –Je suis là – (titre du dernier volet), elle leur rend hommage, avec ses mots. Les mots, la poète sait comment en faire usage et quand. Elle sait comment les ranimer alors même qu’ils paraissent endormis. Au fond des tiroirs, au fond des poches. Les mots ordonnent, qui maintiennent vivantes les images emmagasinées dans la mémoire. La vie la mort se rejoignent dans le beau poème final. Les souvenirs coexistent. Celui de la mort des aimés – les parents que l’on cherche encore à tâtons dans leur chambre à coucher. Celui de la naissance :

« Je me souviens du premier souffle

cette expulsion

hors des eaux primitives

je me souviens

de mon corps tambour sous les paumes du vent

ma peau traversée par tous les souffles du monde

je me souviens de ma vigueur… ».

Peut-être la poète tient-elle de ce moment unique toute l’énergie qui est la sienne, cette force vitale qui la porte et qui irradie autour d’elle ?

Derrière ce peu qui demeure demeure l’essentiel :

« reste le trésor de l’enfance

cette force d’amour à l’usage du temps

une furieuse envie de vivre ».

Reste aussi un très beau recueil.

Angèle Paoli, in Terres de femmes, septembre 2019
D.R. Texte angèlepaoli

Les 3 encres originales de H. BAUMEL rehaussant le tiré à part.

Caractéristiques

exemplaire

L'un des 500 ex de l'édition originale

format / papier

13 x 19, 20 x 28, sur Arches

isbn

2-36426-248-5

nombre de pages

48

parution

Auteur

BENEDETTO Albertine

Collection

Bibliophilie

Poésie