Un léger désespoir

16


Le nouveau recueil de Jacques Ancet. La poésie dit aussi la douleur, l’hospitalisation, le froissement d’ailes de l’inconnu… Une poésie à hauteur d’homme.

Description

La beauté est trop violente comme la douleur. Ne la regarde pas.

Ou si tu la regardes, oublie ce que tu vois, garde seulement

Les ombres et la lumière avec ce qui fuit et que tu ne reconnais plus.

Garde le vent qui t’enveloppe mais que tu ne vois pas.

Tu ne sens que ce frôlement et ce léger désespoir qui te guette toujours…


Jacques Ancet, Un léger désespoir – poésie, Al Manar 2023, 80 pages – 16 €. 

Le titre choisi par le poète Jacques Ancet, également connu comme brillant traducteur et essayiste, m’est immédiatement apparu d’une tragique et pudique profondeur. Un léger désespoir interpelle en effet comme un quasi-oxymore – désespoir désignant un violent ressenti d’affliction extrême, voire sans remède, en apparente contradiction avec le qualificatif minimaliste, si judicieusement choisi, de léger, « sans rien […] qui pèse ou qui pose » disait Verlaine… Où retrouver alors cette haute pudeur distanciée impliquant – et de si bon aloi poétique – ce rien de trop toujours cher au poète !… Y compris et surtout, lorsque s’annonce l’apocalypse (au sens de fin cataclysmique comme en celui, simplement étymologique, de ce qui doit arriver) : « Ce qui vient est dans ce qui s’en va. »… 

Mais pour et vers quoi, tant les questions se pressent, angoissantes : « Quels noms perdus et retrouvés ? Quel silence ? », « Ils sortent, mais pour aller où ? Pour entrer dans quel dehors ? »… Et puis comment, alors que le poète se voit sans doute, à l’instar de John Dos Passos, en tel récurrent cauchemar : « entrant et sortant […] enfourné dans le va-et-vient des portes tournantes » ? 

Et si, malgré la pandémie et son confinement tyrannique (« Restez chez vous. Lavez-vous les mains »), le but final – qui sait salvateur (le désespoir s’allégeant soudain) – était dans la seule quête d’une inaccessible beauté ? Car, sous l’épigraphe de Paul Valéry : « la beauté c’est ce qui nous désespère », ce grand livre part, modestement, du « je » d’un corps : « Debout, assis, couché » (puisque « c’est-la-c’est-la-vie »), jusqu’à cette découverte ou révélation : « Je sors dans le matin. Des bulles flottent. C’est la beauté. » 

Martine Morillon-Carreau 

Poésie/première, numéro 86, pages 110-111.


Du côté de la poésie XXIVème livraison

 

« Je ne voyage sans livres ni en paix, ni en guerre (…) C’est la meilleure munition que j’aie trouvée à cet humain voyage (…) »

Montaigne, Essais, III, 3

 

Lire de la poésie, la vivre !

 

Je rentre de ma quatorzième manifestation. Tourne dans ma tête la chanson de Bruce Springsteen, « No surrender » ; oui, ne pas se rendre, je sais, mais c’est difficile, le couvercle du sépulcre de la vie comme elle va dans les mains des petits princes du jour pèse parfois bien lourd. Il y faut toute la force de la poésie, ce contre-sépulcre, ce pur vœu de l’esprit dont parlait René Char pour retrouver ceux « dont nous avons besoin, qui appellent à renverser l’évidence et à renouer tant qu’il est encore temps avec le sens perdu de la réalité », selon les mots de Jean-Pierre Siméon qui signe la préface de cette Poésie à vivre, anthologie de 21 paroles de poètes d’Arthur Rimbaud à Christian Bobin, et qui pour Virginia Woolf – eh oui, la poésie déborde les poèmes pour se retrouver là où l’écriture est « une transaction secrète », une voix que l’on tend soudain et qui mystérieusement répond à la vôtre.

Ces deux – là, James Sacré et Jacques Ancet, je les vois s’avancer en grand désarroi, pas mal assurés mais épaules haut levé et regard tiré haut – Ah ! l’arroi ! Ah ! ces escortes qui précédaient et entouraient grands seigneurs et chevaliers sous étendards et trompettes – eux, ils vont seuls, avançant dans une vie dépouillée. Je pense à Christian Bobin qui nous a quittés il y a peu, je pense à sa distinction entre la parole des « princes », parole pleine, remplie jusqu’au débord, « sourde de se suffire à elle-même » et celle des « gueux » que trouent vide et silence, assez pour laisser place à l’autre, êtres et choses du monde. C’est ici que la poésie tient table ouverte, ici que se tiennent James Sacré et Jacques Ancet. Tous deux sont des « entrants ». Ils savent qu’il n’y a rien d’autre à faire, à refaire, à continuer qu’à entrer, selon les mots de Jacques Ancet,  « dans ce que je ne sais pas dire. Dans ce que je ne sais pas voir. » Dans cela seul qui importe : rester avec Paul Eluard « à l’affût des obscures nouvelles du monde » et attaché à rendre « les merveilles », celles d’un « langage le plus pur, celui de l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant et du fou ».

Et certes leurs deux voix diffèrent – question de ton – chacune à sa manière se tient « dans ce qui se dit mal » – l’écriture de James Sacré boite, trébuche – dans le peu de mots souvent de Jacques Ancet – chez lui, l’écriture se retient, se reprend. Chez les deux, endurante, elle continue. Avancer avec eux, c’est prendre par bouffées, air et lumière et lutter ainsi pour éviter qu’entre en narcose, le cœur et que comme lavés nos yeux « (revoient) briller le monde » selon les mots de Jacques Ancet.

Il suffit parfois de quelques mots pour que se retendent les fils de la vie. Tel est l’effet de la force qui traverse et tient les mots des poèmes de James Sacré et de Jacques Ancet. Lisez-les, lisez les poètes, vous verrez qu’on  y entend battre le vivant », comme le disait Antoine Emaz, leur ami.

Poésie à vivre, paroles de poètes, édition de Jean-Pierre Siméon, collection Folio, 2023, 3 euros

James Sacré, Une rencontre continuée, Le Castor Astral Poche /Poésie, 2022, 9 euros

Jacques Ancet, Perdre les traces, La rumeur libre éditions, 2021, 17 euros & Un léger désespoir, Al Manar, 2023, 16 euros

Alain Freixe


Jacques Ancet : UN LEGER DESESPOIR

Le titre, extrait d’un poème en quatrième de couverture, ne reflète pas vraiment les deux parties du recueil : « Debout assis couché » et « Les portes », (laquelle aurait pu s’appeler aussi : « Entrer sortir »). Car il s’agit de deux ensembles pendulaires. La première joue sur les trois positions basiques du corps, la seconde sur le balancement du mouvement quasi perpétuel. Dehors dedans, Jacques Ancet enchaîne ses versets qui débordent la ligne L’obscurité est un puits où tombent une à une les heures ou bien Je sors et j’entre en même temps. On appelle ça naître. Ou encore : On avance dans ce qui recule, on se perd dans ce qu’on trouve // Bref, la contradiction est la vie même,… Ou enfin : J’entre sans le savoir dans ce que je sais depuis toujours. Jacques Ancet cherche mine de rien le point de rupture, le paradoxe à l’état pur, là où les petites choses de l’être se rejoignent, s’emboutissent et se désagrègent les unes dans les autres. Une sorte d’osmose qui ne dit pas son nom. La vie est démultipliée et cyclique, l’homme pénètre dans ces chiffres, ces zones, ces partages comme il peut, se glisse et se contorsionne entre saisons, jours et heures. Le poète redistribue les données avec pertinence et humour.

Jacques Morin, Décharge n° 199, septembre 2023


Un léger désespoir[1]

ou

l’écriture en miettes

L’écriture aux trousses de la vie.

Elle suit, par ses deux longs mouvements textuels, les moments saisis au dedans au dehors, par une porte qui s’ouvre puis se ferme, s’ouvre et se referme ; elle les suit comme leur ombre. Elle devient cette encre portée sur la page qui s’étire, se rompt, se désespère et se relance, dans l’attente d’un point final.

Mais que conclura-t-il ?

         Les oiseaux s’affairent, le ciel se couvre, je me baisse,

 la vie

         Passe et impossible de la retenir, tout le monde sait

 ça. Pourtant

         Il y a dans ces mots que j’écris un désir toujours vif

de garder ne serait-ce que cette cuillère

         Seule dans sa tasse, cette main posée sur la table et,

dessous, ces quelques miettes éparpillées. (p .13)

 

Et, de même, la marche espère qu’un sens l’oriente et que les pas ne soient pas dépensés en vain :

         Je me lève. Je peux toujours et j’en profite.

 Je mets un pied devant l’autre.

         Je descends l’escalier d’un pas sûr : quelle merveille.

 J’ouvre une porte, je la referme. (p. 16)

L’écriture se fait empreinte, au fil du monde, au fil des heures, de ce qui s’offre au regard pour que le passage ne reste pas seul et se fasse témoignage, mais de quoi ? se fasse traces, et pour qui, et pour quoi ?

Pour sauver la présence de la main qui trace des mots et de cette cuillère qui recueille le mouvement, de ce stylo qui avance dans sa marche brisée.

Mais il ne reste que « ces quelques miettes éparpillées » d’un festin du sens qui n’a pas eu lieu.

Car le monde échappe.

Le monde du dehors, qui ne fait qu’ouvrir les portes battantes du dedans : c’est lui qui vient à nous, avec son énigme têtue, lui, tandis que nous imaginions diriger le ballet :

         Dehors marche à ma rencontre : les visages, les

feuilles, les voitures et même le ciel

[…]

         L’image vacille. Ai-je bien vu ? Je ferme les yeux.

 Si je les ouvre, que verrai-je ?

 

 Mais tout aussi bien le monde du dedans, qui remonte à la faveur de la nuit et occupe la scène du dormeur :

         L’obscurité est un puits où tombent une à une

les heures

         Des visages tournent dans le sommeil. Personne non plus

ne les reconnaît. (p. 15)

Alors, pourquoi encore écrire ? Serait-ce pour conduire un lecteur embusqué dans l’ombre de l’écrivant ? Ou faire émerger un sujet en attente ? Mais non, ce serait les perdre au milieu du désert :

         Qu’est-ce qui se dit dans les mots prononcés ?

Quelqu’un sans doute

         S’approche. On l’entend respirer, comme s’il

se tenait là, derrière

         Et lisait par-dessus mon épaule

         Mais que lirait-il si je n’écris rien que les mouches

tournantes, le chêne et sa stupeur ? (p. 19)

Ainsi, le poème, endeuillé, a renoncé à conduire le lecteur, ou le scripteur, dans un temple verbal ou le néant — lui le réel sans enchantement — prendrait les formes d’un récit ou d’une forme,. Les mots ne proposent que la distraction bruyante de mouches obstinées, et cela pour dire un chêne dont la présence sensible nous laisse cois, nous stupéfie par sa simple présence irréductible.

Dehors ressemble à une gueule ouverte (p. 33).

         La lumière est éblouissante,

 je ferme les yeux.

         Quand je les rouvre, je ne reconnais plus le monde :

trop  de  visages,  trop  de  cris,  de grondements,  trop  de

 tout. (p. 34)

 

Le poème a renoncé à tenter, malgré (à cause de ?) ses moyens, incommensurables à la démesure de la tâche, d’entrevoir le bruit du monde, de donner forme au vent, à notre passage, à rendre humains les nuages. Ils ne sont plus merveilleux, comme chez Baudelaire. Ils passent, c’est tout.

Mais dire qu’ils passent c’est déjà les inscrire dans le sens, dans le flux d’un sang qui se projette en eux, comme si, dès qu’on ouvre la plume, la marée irrésistible du langage transformait en appel de sens l’inertie du sensible, tout comme ses mouvements insensés.

Comme le dit en substance Freud quelque part, à propos de la vie psychique qui se joue de nous et nous joue : puisque nous sommes joués par elle, faisons alors comme si nous étions les acteurs d’une pièce dont nous serions les auteurs.

Oui, nous sommes condamnés à rêver, car le langage est une sorte de songe en mouvement. Nous sommes, dans le meilleur des cas, poussés par un désir de sublimation de cette défaillance originelle qui prend forme de beauté, laquelle alors, loin d’être alors décorativement gratuite, est le nœud d’une nécessité : mettre en forme et en résonnance verbale l’insensé du sensible, les affects du dedans, les tremblements du corps, et en faire de l’émotion poétique, pour reprendre les mots de Pierre Reverdy. Émotion qui nous sculpte et console. Elle panse la blessure de ce rien dans lequel nous errons.

On pouvait espérer, à l’orée de ce texte terrible et revêche, qu’il opérerait cette métamorphose : l’exergue s’ouvrait sous ces auspices : La beauté, c’est ce qui nous désespère, écrit Paul Valéry. Oui, dans le surgissement où l’on se reconnaît, altéré, dans l’effraction émotive de ce qu’on appelle beauté, il y a cette charge de deuil : à rester à la porte — encore une histoire possible ? — du sensible, du dedans, on fait ce monument — ne fût-il qu’un éclair — qui donne forme à ce défaut ontologique et qui transmue en force ce qui est faiblesse native.

Témoin, le magnifique texte suivant qui en témoigne.

Il bouleverse, comme peu ont le pouvoir de le faire, en disant ce que nous sommes, ou plutôt ne sommes pas, puisque nous ne sommes qu’ondée, poussières de pluie, averse de mots sur la pente de la page, dispersion de secondes et de gouttes, mais averse consciente de sa propre dispersion, de la déchirante beauté qui unit deux corps, pour les rendre ensuite au ruisseau et à la rue qui évacue l’averse, à la pente du poème qui conduit vers la gueule ouverte et muette de la fin.

Ce poème est si juste, métaphore d’encre de notre passage, tant par sa mise en page que par les affects qu’elle soulève, qu’on ne peut le tronquer au profit de je ne sais quel discours critique à la traîne de je ne sais quel espoir d’explicitation.

Le lecteur doit recevoir son entier ébranlement pour le faire résonner en amont et en aval de ce Léger désespoir et mesurer à quel point le traducteur de Francisco de Quevedo —  «¡Ah de la vida!»… ¿Nadie me responde?[2] — est à la hauteur de ce vertigineux poète.

         J’entre dans la danse. La pluie s’approche et m’accompagne

         D’un crépitement de gouttes. Les feuilles clignent,

 tes mains

         Appellent les miennes, ton corps mon corps dans

cette soirée grise

         Et nous nous enlaçons, et nous marchons, et nous

tournons,

         Et il n’y a plus rien qu’un présent de lueurs,

         Que cet orage qui nous enveloppe, nous emporte,

nous efface.

         Et où es-tu, où suis-je, où sommes-nous dans cette

absence de tout 

         Où tout revient, où tout s’en va, où seule reste cette

chaleur qui un instant s’appelle vivre ?

                                                              (p. 61)

Mais Jacques Ancet, bien qu’évoquant la beauté, bien que la mettant en acte, renonce à s’en emparer, à faire œuvre satisfaite. Deuil encore… Une autre ascèse l’emporte. Il dépouille le poème de ce qui reste, pour lui, des mirages. Il nous conduit — Virgile conduisant Dante aux Enfers? — de deuil en deuil.

Deuil d’abord d’un suivi du poème qui esquisserait un devenir :

Vais-je entrer dans ce poème ou en sortir ? Comment savoir ? (p. 39)

Deuil aussi d’une saisie du réel, du temps, de l’être ; deuil, encore, de la beauté en forme de rachat.

Deuils bruts, donc, nus et sans oraisons.

Restent les larmes et ce dépouillement linguistique, sans orient, qui ressasse. C’est dans cette pauvreté assumée et travaillée que le texte trouve sa forme. Il tient par la mise en page, en relief, de cette vanité que serait la forme. S’il y a encore une esquisse de récit, plutôt de relation, c’est celle de leur impossibilité.

La mise en espace du texte ne le dit que trop, par ses phrases tronquées, par des embuscades d’alinéas où le sens hésite avant d’enjamber le vide.

De sorte que ce Léger désespoir pèse bien plus qu’il ne le suggère. Cette terrible antiphrase nous laisse toutefois cette consolation, bien mince, à savoir que sans figure de style, toutes frappées — telles l’antiphrase — par la désillusion, ce désespoir profond n’aurait pas de visage. Elle rappelle le lien ombilical, sans lequel nous ne serions pas même désespérés, qui nous rattache au langage, nous autres êtres parlants.

 

François Migeot

[1] Jacques Ancet, Un léger désespoir, Al Manar, 2023

[2] Premier vers d’un de ses plus fulgurants sonnets que Jacques Ancet a traduits, où l’existence est interpellée sur le mode du « qui vive ? », mais « personne ne répond »…