Un léger désespoir

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Le nouveau recueil de Jacques Ancet. La poésie dit aussi la douleur, l’hospitalisation, le froissement d’ailes de l’inconnu… Une poésie à hauteur d’homme.

Description

La beauté est trop violente comme la douleur. Ne la regarde pas.

Ou si tu la regardes, oublie ce que tu vois, garde seulement

Les ombres et la lumière avec ce qui fuit et que tu ne reconnais plus.

Garde le vent qui t’enveloppe mais que tu ne vois pas.

Tu ne sens que ce frôlement et ce léger désespoir qui te guette toujours…


Jacques Ancet, Un léger désespoir – poésie, Al Manar 2023, 80 pages – 16 €. 

Le titre choisi par le poète Jacques Ancet, également connu comme brillant traducteur et essayiste, m’est immédiatement apparu d’une tragique et pudique profondeur. Un léger désespoir interpelle en effet comme un quasi-oxymore – désespoir désignant un violent ressenti d’affliction extrême, voire sans remède, en apparente contradiction avec le qualificatif minimaliste, si judicieusement choisi, de léger, « sans rien […] qui pèse ou qui pose » disait Verlaine… Où retrouver alors cette haute pudeur distanciée impliquant – et de si bon aloi poétique – ce rien de trop toujours cher au poète !… Y compris et surtout, lorsque s’annonce l’apocalypse (au sens de fin cataclysmique comme en celui, simplement étymologique, de ce qui doit arriver) : « Ce qui vient est dans ce qui s’en va. »… 

Mais pour et vers quoi, tant les questions se pressent, angoissantes : « Quels noms perdus et retrouvés ? Quel silence ? », « Ils sortent, mais pour aller où ? Pour entrer dans quel dehors ? »… Et puis comment, alors que le poète se voit sans doute, à l’instar de John Dos Passos, en tel récurrent cauchemar : « entrant et sortant […] enfourné dans le va-et-vient des portes tournantes » ? 

Et si, malgré la pandémie et son confinement tyrannique (« Restez chez vous. Lavez-vous les mains »), le but final – qui sait salvateur (le désespoir s’allégeant soudain) – était dans la seule quête d’une inaccessible beauté ? Car, sous l’épigraphe de Paul Valéry : « la beauté c’est ce qui nous désespère », ce grand livre part, modestement, du « je » d’un corps : « Debout, assis, couché » (puisque « c’est-la-c’est-la-vie »), jusqu’à cette découverte ou révélation : « Je sors dans le matin. Des bulles flottent. C’est la beauté. » 

Martine Morillon-Carreau 

Poésie/première, numéro 86, pages 110-111.


Du côté de la poésie XXIVème livraison

 

« Je ne voyage sans livres ni en paix, ni en guerre (…) C’est la meilleure munition que j’aie trouvée à cet humain voyage (…) »

Montaigne, Essais, III, 3

 

Lire de la poésie, la vivre !

 

Je rentre de ma quatorzième manifestation. Tourne dans ma tête la chanson de Bruce Springsteen, « No surrender » ; oui, ne pas se rendre, je sais, mais c’est difficile, le couvercle du sépulcre de la vie comme elle va dans les mains des petits princes du jour pèse parfois bien lourd. Il y faut toute la force de la poésie, ce contre-sépulcre, ce pur vœu de l’esprit dont parlait René Char pour retrouver ceux « dont nous avons besoin, qui appellent à renverser l’évidence et à renouer tant qu’il est encore temps avec le sens perdu de la réalité », selon les mots de Jean-Pierre Siméon qui signe la préface de cette Poésie à vivre, anthologie de 21 paroles de poètes d’Arthur Rimbaud à Christian Bobin, et qui pour Virginia Woolf – eh oui, la poésie déborde les poèmes pour se retrouver là où l’écriture est « une transaction secrète », une voix que l’on tend soudain et qui mystérieusement répond à la vôtre.

Ces deux – là, James Sacré et Jacques Ancet, je les vois s’avancer en grand désarroi, pas mal assurés mais épaules haut levé et regard tiré haut – Ah ! l’arroi ! Ah ! ces escortes qui précédaient et entouraient grands seigneurs et chevaliers sous étendards et trompettes – eux, ils vont seuls, avançant dans une vie dépouillée. Je pense à Christian Bobin qui nous a quittés il y a peu, je pense à sa distinction entre la parole des « princes », parole pleine, remplie jusqu’au débord, « sourde de se suffire à elle-même » et celle des « gueux » que trouent vide et silence, assez pour laisser place à l’autre, êtres et choses du monde. C’est ici que la poésie tient table ouverte, ici que se tiennent James Sacré et Jacques Ancet. Tous deux sont des « entrants ». Ils savent qu’il n’y a rien d’autre à faire, à refaire, à continuer qu’à entrer, selon les mots de Jacques Ancet,  « dans ce que je ne sais pas dire. Dans ce que je ne sais pas voir. » Dans cela seul qui importe : rester avec Paul Eluard « à l’affût des obscures nouvelles du monde » et attaché à rendre « les merveilles », celles d’un « langage le plus pur, celui de l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant et du fou ».

Et certes leurs deux voix diffèrent – question de ton – chacune à sa manière se tient « dans ce qui se dit mal » – l’écriture de James Sacré boite, trébuche – dans le peu de mots souvent de Jacques Ancet – chez lui, l’écriture se retient, se reprend. Chez les deux, endurante, elle continue. Avancer avec eux, c’est prendre par bouffées, air et lumière et lutter ainsi pour éviter qu’entre en narcose, le cœur et que comme lavés nos yeux « (revoient) briller le monde » selon les mots de Jacques Ancet.

Il suffit parfois de quelques mots pour que se retendent les fils de la vie. Tel est l’effet de la force qui traverse et tient les mots des poèmes de James Sacré et de Jacques Ancet. Lisez-les, lisez les poètes, vous verrez qu’on  y entend battre le vivant », comme le disait Antoine Emaz, leur ami.

Poésie à vivre, paroles de poètes, édition de Jean-Pierre Siméon, collection Folio, 2023, 3 euros

James Sacré, Une rencontre continuée, Le Castor Astral Poche /Poésie, 2022, 9 euros

Jacques Ancet, Perdre les traces, La rumeur libre éditions, 2021, 17 euros & Un léger désespoir, Al Manar, 2023, 16 euros

Alain Freixe


Jacques Ancet : UN LEGER DESESPOIR

Le titre, extrait d’un poème en quatrième de couverture, ne reflète pas vraiment les deux parties du recueil : « Debout assis couché » et « Les portes », (laquelle aurait pu s’appeler aussi : « Entrer sortir »). Car il s’agit de deux ensembles pendulaires. La première joue sur les trois positions basiques du corps, la seconde sur le balancement du mouvement quasi perpétuel. Dehors dedans, Jacques Ancet enchaîne ses versets qui débordent la ligne L’obscurité est un puits où tombent une à une les heures ou bien Je sors et j’entre en même temps. On appelle ça naître. Ou encore : On avance dans ce qui recule, on se perd dans ce qu’on trouve // Bref, la contradiction est la vie même,… Ou enfin : J’entre sans le savoir dans ce que je sais depuis toujours. Jacques Ancet cherche mine de rien le point de rupture, le paradoxe à l’état pur, là où les petites choses de l’être se rejoignent, s’emboutissent et se désagrègent les unes dans les autres. Une sorte d’osmose qui ne dit pas son nom. La vie est démultipliée et cyclique, l’homme pénètre dans ces chiffres, ces zones, ces partages comme il peut, se glisse et se contorsionne entre saisons, jours et heures. Le poète redistribue les données avec pertinence et humour.

Jacques Morin, Décharge n° 199, septembre 2023