Description
La main caresse un front comme une pierre,
elle garde en mémoire à parts égales
la pierre érodée par le vent, le front
que la mort a saisi, à quoi sert de lever
le poing quand la paume est l’espace
plus grand que celui des nuits blanches ?
et ces mots de « mort » et de « vent » s’étonnent
qu’il y ait un sens pour les recevoir
en hôtes.
Un art à l’air libre vu par Sabine Dewulf
Dans ce livre admirable – tant par sa qualité matérielle que par l’intention qui l’a fait naître -, le titre retient d’abord par ses sonorités, ouvertes et fluides. Il fait plus qu’en indiquer le thème : l’hommage d’un poète, Pierre Dhainaut, à une peintre, Caroline François-Rubino, à travers l’ensemble des poèmes écrits en lien avec ses œuvres ; il en donne aussi la direction : celle d’un allègement par l’art et l’écriture. De ce point de vue, il n’est pas anodin que la section ainsi intitulée soit située à la fin de l’ouvrage, telle une apothéose.
On le sait, pour Pierre Dhainaut, le poème ne vaut que s’il se fait « don ». Don de soi à l’autre – ici aux œuvres picturales qui l’inspirent depuis plusieurs années. En 2016, le poète et l’artiste font connaissance. Immédiatement s’établit la connivence, « Écrire ou peindre ». Cette complicité, ce livre la célèbre de diverses manières, d’abord par des allusions directes : « la main dessine » et utilise le « gris de Payne », l’un des bleus qu’affectionne la peintre ; les « couleurs » et, plus encore, le « bleu » sont mentionnés à différentes reprises, comme dans ces vers : « Bleu liquide / qui déborde, / bleu comme l’or », ou dans le titre « Bleue, rayonnante », qui désigne une fleur peinte en avril 2020 ; quant à l’effacement des « images » derrière le « souffle », il a trait au sens de l’esquisse dont témoignent les peintures de Caroline François-Rubino.
Au-delà de ces références s’impose l’évidente harmonie entre ces nouvelles aquarelles et ces poèmes plus anciens. Tout comme les sons du poète s’appellent, se répondent, s’élargissent, le paysage peint laisse les bleus se diriger d’eux-mêmes, estomper les contours, orienter vers l’azur, le déploiement des arbres, dans l’esprit extrême-oriental qui les relie, depuis les haïkus de la quatrième partie jusqu’à la légèreté des contours, des bleus épanouis sous le pinceau. De fait, dans cet Art à l’air libre, rien ne se laisse enfermer, tout reste mouvant : « Pour pays un rivage », écrit Pierre Dhainaut, tandis que celui de la peintre s’apparente à un seuil, une rive… Leur espace commun se tisse de vibrations. Le mot, avant de signifier, est écorce sonore (« Éclats, échos »), en dialogue avec l’onde des bleus subtils. De même, tout tend ici vers la simplicité – du trait et du vocable ; au moment d’être tracé, chaque terme est prêt à se défaire, à égrener ses formes, comme sous le doigt d’un enfant : « d’un doigt la main dessine / ce qui évoque une voyelle / un I, un U, un O ». Un vers de ce poème – « on sourit à la transparence qui approuve » – fait l’éloge d’une clarté qui guide à la fois le vers et le frémissement de la couleur. Et si le sens doit s’exprimer, c’est seulement pour favoriser l’accueil, sans conditions : « et ces mots de « mort » et de « vent » s’étonnent / qu’il y ait un sens pour les recevoir / en hôtes ». À l’orée du livre, le poète évoque la « main », qu’elle peigne ou écrive, comme véhicule d’un « relais » essentiel : il s’agit d’« accorder au passage / toute la place ». Les mots et les teintes décrivent l’interdépendance des éléments, de l’air et de la terre, dans le pressentiment du sacré : « il n’y a que des haltes » ; « l’arche est universelle », « le soleil est leur temple », dit le poème, pendant que tout, dans les peintures, circule et s’élève – oiseaux, arborescences, vallées échelonnées… Ce glissement perpétuel se traduit souvent, sous la plume du poète, par la juxtaposition, où la virgule est reine du rebond et du ressourcement : « Lichen et givre, étoiles / immédiate, la rencontre, / immense, l’approche. » En écho, les contours s’estompent sous le pinceau, débordent l’un sur l’autre.
Au profond de ce livre, cet art en liberté se fonde sur le paradoxe, où chaque signification bascule vers son contraire, son possible, pour mieux s’évaporer dans les couleurs de l’air. Lisant Pierre Dhainaut, nous ne sommes jamais très loin du kôan japonais, source d’un choc intime, propice à l’éveil du disciple ; comment comprendre ces vers, sinon en renonçant à la logique ? « retirer au mot « temps » / une syllabe » ; « L’infini nous traverse / exactement / entre deux pages. » Les opposés s’épousent, l’intérieur s’ouvre à l’extérieur et réciproquement : « Au-dedans, au-dehors, / le plus loin possible, / c’est en nous qu’il neige. » Le poème fleurit dans la blancheur de l’indicible, la vacuité chère aux penseurs taoïstes ou bouddhistes : « Un vers équitable / doit rendre attirantes / toutes les marges. » Ce goût du blanc ou de la marge se retrouve chez Caroline François-Rubino, dont les ciels sont des vagues, des pays traversés d’une lumière intime, d’un enveloppement bleu. Dès lors, le moi, avec son armature et ses contours étanches, se trouve dilué dans ce qui le déborde. Depuis longtemps, le poète avait délaissé la première personne du singulier au profit du nous universel. Dans cet ouvrage, à la lumière de l’éloge, sa parole se détache davantage encore d’une maîtrise personnelle en s’accordant de multiples « variantes », comme l’indiquent à la fois le titre de la troisième section (« Esquisses, variantes ») et des variations effectives : « Variante : nous progressons / dans l’ignorance, / nous rejoignons les sources. // Ou bien : progresser, / constater que les portes / sont déjà ouvertes. » Le poème de Pierre Dhainaut sème ainsi les graines de cette sagesse qui garde ouverte toute voie, dans l’absolue liberté de l’esprit : « Humus, granit, ne pas choisir »…
Et pourtant, ultime paradoxe, le poète nous confie ses préférences : « Préférer aux chemins / l’herbe, les pierres, / les rencontres. » En réalité, il s’agit de préférer l’absence de préférence, c’est-à-dire d’obéir à la spontanéité d’être, à l’audace pure – par exemple cet abandon d’une consonne (« l’ ») en fin de vers : « mais si nous échangeons une lettre, nous aurons l’ / avril. » Ce « poème à briser les carreaux » transmue une « fenêtre » en « miroir » et une « chambre // où l’aération se fait mal » en « plaine, où le vent n’appartient qu’au vent »… Naviguant dans les œuvres de Caroline François-Rubino, Pierre Dhainaut traverse ainsi toute frontière, dépasse les points de vue. Seul compte alors l’« équilibre », « ici-même », où souffle un « présent » inouï. Dans le « silence » qui le nourrit, cet Art à l’air libre s’adonne à un « écho » délivré de toute mesure : « la résonance / ne compte pas ». C’est un silence de résonances entre les mots et les couleurs, entre deux je devenus « nous », liés à l’univers entier : « la lumière en émane avec, ensemble, / pour l’approuver, le bruit perpétuel des cœurs, / le grondement des galets sous l’écume // et la clameur des oiseaux invisibles. »
Sabine Dewulf, Poezibao 27/07/2022
Trois des aquarelles de Caroline François-Rubino accompagnant / inspirant les poèmes de Pierre Dhainaut
Entretien réalisé par Sabine Dewulf avec Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino à propos d’Un Art à l’air libre, Al Manar, 2022.
Aquarelle de Caroline François-Rubino
Sabine Dewulf : Vous vous êtes rencontrés en 2016 et depuis, votre collaboration ne s’est jamais interrompue, que ce soit pour des ouvrages parus en édition courante ou pour des livres ou manuscrits d’artiste. Pourriez-vous nous préciser tout ce qui vous attire particulièrement dans l’œuvre et le geste de l’autre ?
Caroline François-Rubino : L’écriture de Pierre correspond à ma recherche picturale. Elle m’a amenée par des chemins connus vers des horizons encore plus ouverts. Ces chemins, j’en connaissais les mêmes arbres, les mêmes herbes, les mêmes pierres ou parfois la même neige. Nous avons un répertoire en commun en quelque sorte. Mais les espaces vers lesquels ces chemins parviennent sont autant d’autres lieux possibles à découvrir. Comme on ouvre une fenêtre sur le paysage au loin, chaque poème de Pierre Dhainaut révèle une lumière et une couleur particulière.
Pierre Dhainaut : Oui, 2016, nous avons commencé à collaborer en septembre, nous pouvons compter les années, mais non les livres ou les manuscrits que nous avons réalisés ensemble, d’abord pour les collections du « Livre pauvre » à la demande de Daniel Leuwers, puis de manière indépendante ou chez différents éditeurs (Voix d’encre, Æncrages & Co, Al Manar).
Notre premier livret s’intitule Et ce sera tout, le contraire de « c’est bon pour une fois » : nous inaugurions, nous engagions l’avenir, nous n’avions qu’une envie, poursuivre. Caroline et moi, nous ne nous connaissions pas, nous ne nous sommes rencontrés que l’année suivante, mais dans nos conversations au téléphone, nous avons aussitôt constaté que nous avions de nombreuses admirations communes : parmi les poètes, de l’auteur du Petit traité de la marche en plaine, Gustave Roud, à Yves Bonnefoy dont l’œuvre et la présence nous sont si précieuses. Les différences d’âge n’ont guère d’importance, celles des lieux non plus, le Nord, le Sud, la mer, la montagne, nous nous entendons fidèlement dans l’amour de la lumière telle que l’ont exaltée Turner et Monet, dans l’amour aussi des arbres.
Soleil levant d’un arbre est l’un de nos titres emblématiques. Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre combien nous importe l’Extrême-Orient, écriture et peinture indissociables, où rien n’a de frontières arrêtées. Cet « art des passages » auquel j’aspire et qu’il est difficile de servir avec des mots, je l’ai reconnu dans l’art de Caroline. Elle m’a, comment mieux dire ? soufflé des poèmes, ou bien je lui en ai proposé avec confiance. Aux affinités, évidentes, s’est ajoutée l’affection.
Sabine Dewulf : Vous avez, l’un et l’autre, une longue pratique d’échanges avec des artistes ou des poètes : Pierre, tu collabores avec des peintres, des graveurs ou des photographes depuis 1963 ; Caroline, j’ai compté une bonne quinzaine d’éditeurs différents pour les livres que tu as accompagnés, sans même parler des livres d’artistes. Comment définiriez-vous, l’un et l’autre, la singularité de votre dialogue ?
Pierre Dhainaut : Un « dialogue » en effet. L’expression « livre d’artiste » est maladroite, insuffisante, Yves Peyré dans son grand ouvrage Peinture et poésie (Gallimard, 2001) a proposé de la remplacer par « livre de dialogue ». Deux arts dialoguent, et deux personnes, de la manière la plus libre. Rien ne nous entrave, puisque nous utilisons les moyens du bord, tout est possible. Quand nous préparons des manuscrits dont le tirage est limité, quatre ou cinq exemplaires, rarement davantage, un seul parfois, nous sommes dans ce « jardin sans rives », chez nous, hors de toute limitation comme de tout contrôle. Nous improvisons. D’ordinaire, certaines contraintes s’imposent, les poèmes que j’écris dans l’isolement appartiennent à une série, l’ouvrage en cours : ici, je les écris dans l’instant, pour répondre à des images qui me sont personnellement adressées, qui me touchent, qui m’obligent à sortir de moi-même – ou y entrer, enfin. Et je m’adresse à quelqu’un qui bientôt me lira. C’est cela, le dialogue.
Mais les manuscrits à peu d’exemplaires, merveilleusement hors commerce, ne sont pas rangés, cachés dans des tiroirs : grâce à Internet ils peuvent être vus facilement. Nous travaillons en secret en pleine lumière.
Le dialogue entre Caroline et moi est, me semble-t-il, remarquable par sa constance, par la disponibilité parfaite de l’un et de l’autre, les sollicitations viennent de l’un ou de l’autre, aucune hiérarchie.
Caroline François-Rubino : Je pense que nous avons trouvé très tôt un accord, presque au sens musical, qui nous convenait. Et nous avons improvisé maintes fois ensuite à partir de cet accord. Ce qui prime dans notre dialogue, c’est la volonté de toujours aller plus loin, d’explorer encore d’autres chemins. Si nous avons commencé à dessiner ensemble notre paysage depuis quelques années, il nous faut encore le préciser davantage. La distance géographique qui nous sépare est abolie par ce dialogue poésie/peinture.
Sabine Dewulf : À la fin de ce livre magnifique, tu écris, Pierre, que « ces poèmes ont été écrits, entre 2017 et 2021, dans la proximité des encres, des aquarelles et des peintures de Caroline François-Rubino […] ». Comment avez-vous procédé cette fois-ci ? Pierre, as-tu écrit à partir des œuvres de Caroline ? Caroline, t’est-il arrivé de peindre à partir des poèmes de Pierre ? De quelle manière vous êtes-vous ensuite concertés pour élaborer cet ensemble jusqu’à sa version définitive ?
Caroline François-Rubino : Quand Pierre m’a offert cette monographie poétique, j’ai souhaité peindre une nouvelle série d’aquarelles pour elle. Même si certains poèmes de ce livre avaient déjà fait l’objet de livres d’artiste, j’ai essayé de les illustrer différemment en cherchant un nouvel élan commun à tout l’ensemble. Le mot « air » contenu dans le titre m’a servi de guide durant toute la réalisation de cette série.
Pierre Dhainaut : Un art à l’air libre propose une anthologie de poèmes écrits entre 2017 et 2021 pour accompagner Caroline, certains figuraient dans des manuscrits illustrés, d’autres étaient inédits. Réunis, ils forment une monographie de l’art de Caroline François-Rubino, une monographie exclusivement poétique. Pas de textes critiques !
À l’origine il y a donc les peintures de Caroline, j’ai réuni les pages qu’elles m’avaient inspirées au fil des mois, parfois avec des variantes pour éviter des redites, en essayant de procurer à l’ensemble cohérence et mobilité. Caroline ensuite, pour l’édition d’Al Manar, s’en est inspirée à son tour. Nous avons fait le point, le mouvement est perpétuel.
Pour notre premier livre, Paysage de genèse (Voix d’encre, 2017), l’élaboration a été plus complexe, je la trouve exemplaire. Caroline m’a suggéré d’écrire à partir d’une série de douze peintures qu’elle n’avait ni numérotées, ni signées, ni titrées : à moi de les classer et d’y découvrir ce que j’avais envie de voir. J’étais en face d’un paysage unique constamment renouvelé, qui n’avait pas encore été ordonné, la sensation initiale se déployait, un paysage apparaissait, que je qualifierais volontiers de premier, où le regard s’éveille et s’émerveille, qui ne domine pas. Là où Caroline contemplait des collines qui s’étendent vers un horizon indécis, je voyais des vagues agitées par la houle, mais les deux visions ne s’excluaient pas, elles s’entendaient, si je puis dire, fort bien.
Il ne s’agissait que d’une première partie, elle en a appelé d’autres, les rôles changeaient, les techniques, les formes, prose, vers longs ou courts, bandeaux, tondos, etc. Ainsi tout un livre a-t-il été élaboré, une suite au sens musical du terme. Nous avons gardé dans Un art à l’air libre l’état d’esprit qui a présidé à la confection de ce livre originaire. Nous multiplions les approches, et tant mieux si nous ignorons de quoi…
Sabine Dewulf : La première section de votre livre s’intitule « De main en main », et tu y écris, Pierre : « […] de main en main passe un relais, serait-il / indécis, il conduira de la terre à la terre / plus haute. » De quel relais peut-il s’agir ici ? La main qui écrit et celle qui peint suivraient-elles un mouvement commun, ascensionnel ? Quelle relation chacun de vous entretient-il avec l’élément « air », qui forme le cœur de votre titre ?
Pierre Dhainaut : La métaphore du relais me paraît essentielle. Un peintre me tend la main, je l’accepte, et nous avançons, inventant à la fois notre rythme et notre chemin. Nulle rivalité entre les deux protagonistes, une solidarité est à l’œuvre, qui n’a qu’un but, la création commune. Les livres dont nous parlons dans cet entretien réalisent ce miracle, la métamorphose du deux en un, le peintre et le poète donnent naissance à un nouvel auteur qui échappe à la notion si étroite d’identité. Il est arrivé que nous invitions une amie complice à participer, Isabelle Lévesque : le leporello avec nos trois signatures s’intitule D’une ligne à l’autre.
D’une façon générale, j’éprouve toujours la sensation, lorsque j’écris, d’appartenir à une communauté qui traverse les siècles et les lieux et les langues, de mêler mon souffle à tant d’autres, toujours les mêmes, toujours nouveaux.
L’élément par excellence, l’air, qui s’élève et qui, je l’espère, nous élève. Un titre comme Pour voix et flûte (Æncrages & Co, 2020) est en ce sens explicite. Mais nous n’excluons rien, et le feu nous convient et, comme le disait notre cher Novalis, « l’eau est une flamme mouillée ». La main déliée du peintre et le souffle délié du poète, loin de rejeter la terre, la raniment.
Caroline François-Rubino : La main qui écrit fait confiance à celle qui peint et inversement, je réponds ici à la question précédente : pas de concertation au préalable. De même, la main qui écrit donne confiance à celle qui peint, encore plus pour un livre qui lui rend hommage. Alors la main qui peint acquiert une grande liberté, elle est mue par la reconnaissance, elle n’a plus besoin de savoir où elle va, elle avance avec assurance.
Le mot « air » m’a guidée comme je l’ai dit plus haut, il m’a donné la légèreté que je recherche sans cesse en travaillant et qui parfois est difficile à saisir. La série des douze aquarelles de ce livre semblait déjà « écrite » par Pierre. Etel Adnan a intitulé sa dernière exposition : « Écrire, c’est dessiner », c’est peindre aussi…
Sabine Dewulf : À quelle autre question auriez-vous aimé répondre, en ce qui concerne ce nouveau livre commun ? Qu’aimeriez-vous, l’un et l’autre, ajouter à vos réponses précédentes ?
Caroline François-Rubino : Peut-être à la question : comment ce livre s’est-il réalisé au sein des éditions Al Manar ? Je tiens ici à remercier notre éditeur, Alain Gorius, qui a accueilli ce projet avec beaucoup d’enthousiasme et l’a publié avec grand soin. La mise en page et les associations images/poèmes ont été revues tout au long de la correction des épreuves jusqu’à ce que tout soit cohérent. J’ai apprécié aussi que toute la série des aquarelles soit reproduite, avec une très grande qualité.
Je souhaite ajouter à cet entretien combien je suis reconnaissante à Pierre Dhainaut d’avoir écrit à mon intention cette monographie poétique, je le remercie ici bien affectueusement.
Pierre Dhainaut : Tous les livres doivent être des lieux d’accueil et de métamorphoses : les livres d’artiste le sont plus que les autres. Un mot résume ce que je leur dois, ouverture. Je remercie Caroline François-Rubino de me rappeler que la lumière la plus frêle est aussi la plus intense : elle ouvre les fenêtres, et elle dit que la nuit n’est pas irrémédiable. Si elle m’a invité à parcourir avec elle le « paysage de genèse », elle n’a pas hésité à illustrer le livre qui évoque un long séjour à l’hôpital, Après (L’herbe qui tremble, 2019). Illustrer, mettre en lumière, même la nuit.
Les fenêtres ouvertes, les chemins de traverse, les vagues porteuses d’écume, l’herbe sous le vent, les arbres en pleine frondaison, la couleur bleue que l’on nomme gris de Payne… Caroline François-Rubino aime ce qui palpite, se déploie librement, se révèle en secret, elle peint le souffle et la lumière. Elle vit avec le paysage.
Pierre Dhainaut
Exposition → La peinture comme le paysage – Librairie-Galerie Chant Libre
(Montélimar – mars/avril 2022)
La première heure du premier jour, Caroline François-Rubino s’éveille et s’offre, et tout lui apparaît comme si les définitions n’avaient plus de poids, que l’on a cru nécessaire d’imposer à toute chose : les arbres, les dunes, les nuages respirent en la respiration du monde.
L’œuvre de Caroline François-Rubino ne s’ajoute pas, ne domine pas, elle participe. Ces arbres, ces dunes, ces nuages ne sont si présents – discrètement, intensément – que parce qu’ils entrent sans cesse dans cet espace où n’ont jamais rivalisé, où s’équilibrent résonance et silence, vide et plénitude.
Rien de plus exemplaire aux yeux de Caroline François-Rubino que les roseaux, ils vibrent, ils révèlent les souffles qui les animent. Pour valoriser les couleurs qu’elle préfère, les plus fluides, celles des passages, elle emploie volontiers le calame, ce fin roseau qui a servi jadis à l’écriture, ainsi nous fait-elle voir les « frais et blêmes éclats » de « l’aube d’été » chère à Rimbaud, mais voir la lumière, ici, c’est l’entendre, interprétée par la flûte de l’Iran, le ney, cet autre roseau.
Avec Caroline François-Rubino, peinture est musique.
Pierre Dhainaut
→ Exposition Fragments – Galerie « L’Œil Écoute »
(Lyon – juin/juillet 2022)
Depuis plusieurs années, Caroline François-Rubino et Pierre Dhainaut composent des livres peints et manuscrits. Ce volume en propose un ensemble en quatre parties, écrit entre 2017 et 2021.
Dès le titre, Un art à l’air libre, Pierre Dhainaut nous invite au glissement entre les aquarelles et les vers, il livre le point commun de ces poèmes : chacun cherche l’envol ou l’élan, parfois dans la propulsion de mots répétés et enrichis en tête de poème (« Froid, elle a froid… »), parfois dans l’élargissement grâce à des groupes nominaux dont les expansions suscitent l’ouverture (« Une vitre, un réveil avec corne de brume… »). L’attente peut aussi différer la révélation (« Pour le moment ne pas utiliser la lampe ») et inviter au futur proche de la découverte émerveillée. Le poète alors peut juxtaposer des noms distincts habituellement par le sens, « une syllabe, une bribe, un début » qui marquent un commencement.
Cette poésie et cette peinture « à l’air libre » ont lieu sur le motif. Si l’artiste utilise son chevalet, le poète dispose de sa « table d’écoute », comme il le confiait dans un récent entretien (Terre à Ciel, 2020 – Neuf questions à Pierre Dhainaut par Isabelle Lévesque — Terre à ciel (terreaciel.net)). Le poème naît d’une voix intérieure reliée à celles du vent, des vagues, des arbres et de l’horizon.
Après les livres de la douleur et de l’effroi, les poèmes de Pierre Dhainaut s’ouvrent à nouveau en suivant les horizons de la peintre.
Pierre Dhainaut, Un art à l’air libre, Aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar, 2022 – 64 pages, 17 €.
Le poète a toujours aimé collaborer avec des artistes. Il leur a consacré des essais1, a composé des poèmes pour accompagner leurs peintures, comme dans le tout récent Messager des arbres (L’herbe qui tremble, 2022) pour Ramzi Ghotbaldin. Il a aussi participé à un grand nombre de livres d’artistes qui ont donné lieu à une grande exposition à Lille, ainsi qu’à un très important catalogue2 constitué par Sabine Dewulf.
Ces dernières années, Caroline François-Rubino fait partie, avec Marie Alloy, Anne Slacik et Fabrice Rebeyrolle, des principaux peintres qui accompagnent le poète. À propos de Pour voix et flûte (Æncrages & Co, 2020), où ils étaient tous deux déjà associés, il remarquait : « Pour valoriser les couleurs qu’elle préfère, les plus fluides, celles des passages, elle emploie volontiers le calame, ce fin roseau qui a servi jadis à l’écriture, ainsi nous fait-elle voir les “frais et blêmes éclats” de “l’aube d’été” chère à Rimbaud, mais voir la lumière, ici, c’est l’entendre, interprétée par la flûte de l’Iran, le ney, cet autre roseau. / Avec Caroline François-Rubino, peinture est musique. »
Peinture et musique, flûte et calame, sont de nouveau très présents dans Un art à l’air libre :
“Oui”, dit la flûte
ou le calame
taillé dans un roseau.
Si les flûtes qui paraissent dans les poèmes de Pierre Dhainaut se révèlent souvent orientales, elles peuvent être aussi de bois pour les flûtes à bec chez Jean-Sébastien Bach, ou de métal et traversières. Orientales ou occidentales, ce sont celles de l’âme, elles matérialisent visuellement le souffle du musicien. Le « oui » est inséparable de l’« ouïe » du poète.
Dans L’Air et les Songes (Corti, 1943), Gaston Bachelard affirmait : « L’homme est un “tuyau sonore”. L’homme est un “roseau parlant”. » Il précisait : « Le vers est une réalité pneumatique. Le vers doit se soumettre à l’imagination aérienne. Il est une création du bonheur de respirer. » Cette concentration sur le souffle nous relie aux vents du cosmos.
Dès le premier vers d’Un livre d’air et de mémoire (Sud, 1989), Pierre Dhainaut interrogeait : « Au vent que faut-il dire, au vent qui erre ? » Il affrontait alors la « nuit du non ».
On trouve une réponse en action dans un Sonnet à Orphée d’un poète cher à Pierre Dhainaut, Rainer Maria Rilke : « Respirer, invisible poème ! » Et Rilke poursuit : « Entrez de temps à autre, ô vous les tendres, / dans ce souffle d’air qui ne vous veut rien, / laissez-le se fendre au long de vos joues, / derrière vous il tremble, à nouveau un.3 »
L’« un » que cherchent les « tendres poètes », c’est encore la possibilité, ou la volonté d’accepter, de dire « oui ». Le premier poème de Voix entre voix (L’herbe qui tremble, 2015) affirme « la passion d’acquiescer, de comprendre », deux verbes infinitifs a priori oxymoriques. Le second, « comprendre », pourrait plonger dans une nuit sans espoir d’aube. L’angoisse n’est jamais absente des livres de Pierre Dhainaut, le « oui » doit se gagner. Le chemin du poète mène-t-il vers le non-savoir ? Il s’écrit de différentes façons :
Variante : Nous progressons
dans l’ignorance,
nous rejoignons les sources.
Ce non-savoir est exigeant, et le « je » s’efface devant les pouvoirs attendus du poème :
Ce que nous ne savons pas dire,
nous aurons foi dans le poème,
il le dira pour nous.
L’un des textes présente une fleur qui « résiste à tous les vents » ; « tu en as l’image en ton cœur », est-il écrit :
si tu la cueilles, prends garde,
elle ne survivraque si tu lui ressembles,
bleue, rayonnante.
Cette fleur trouvée en soi, toujours cherchée, rappelle l’objet de la quête de Henri d’Ofterdingen dans le roman éponyme de Novalis. L’une des épigraphes de Poème commencé (Mercure de France, 1969) était empruntée au poème « Transfiguration », de Georg Trakl : « Fleur bleue qui chante bas dans la pierre fanée.4 » Le poème sombre de Trakl retrouvait ainsi la fleur rêvée de Novalis. Sans doute le poète autrichien réalisait-il ici une hyperbate5 en rejetant « fanée » en fin de phrase, mais on peut toujours imaginer une pierre-fleur. La fleur bleue de Novalis, symbole de la connaissance, figure aussi l’amour éternel.
Les limites du poème reculent grâce aux vers en expansion par des enjambements signifiants qui miment la découverte (la conquête) par le regard, l’écoute, les sensations. Les termes « front » et « pierre » deviennent équivalents quand la main suit les contours de l’un ou de l’autre, l’harmonie s’établit par le geste (caresser). L’alliance est restaurée, c’est peut-être l’enseignement de ce livre, elle s’accomplit par la complémentarité de la peinture et du poème.
L’aquarelle, par sa vertu bleue ici, révèle qu’un geste léger de dispersion peut signer à sa façon des retrouvailles. « [C]ontre » et « avec » se trouvent réconciliés car rien n’est définitif, le mouvement, le « relais », est infini et culmine dans l’union de la main et du visage – on sait que le mot « visage » est devenu, dans les livres de Pierre Dhainaut, l’incarnation ultime de la poésie, l’un de ses noms.
La douleur même, ce passage, n’entrave pas le souffle qui la porte et traverse le poète (c’est le poème). Les contraires se trouvent réparés (« faste »/ « néfaste »), ils ne s’affrontent qu’un temps, celui de la patience les frotte l’un contre l’autre et l’étincelle les solidarise, « ici, ici-même ». Pierre Dhainaut convoque les couleurs comme promesses :
Du blanc, du bleu, du gris de Payne, au-dessus
des prairies ou de la mer, vapeur d’embruns,
aucun d’eux ne précise, c’est notre chance,
…
le choix des couleurs à reconnaître
les vagues, les crêtes, les nuages, en ce sens
comme en l’autre, les nuages, les crêtes, les vagues
Le poète, la peintre affrontent une même tâche :
Écrire ou peindre,
retirer au mot “temps”
une syllabe.
L’instant, devenu « grande année », s’éternise, efface en perpétuant, recommence. On pense à l’alchimie rimbaldienne.
Bleu liquide
qui déborde,
bleu comme l’or.
Dans la peinture religieuse médiévale, on rencontre des ciels d’or. Yves Klein, reprenant cette tradition, passe des monochromes bleus aux monochromes or. Mais contrairement au peintre qui proclamait avoir signé le ciel (et qui reprochait aux oiseaux de trouer son œuvre) le poète s’y fond.
“Furtif”, “furtif”, “furtif”…
nous aimons tant ce terme
que nous le répétons
en permanence.
L’adjectif aimé voisine le vent par la fricative ‑f- initiale et finale qui prolonge le mot sur lui-même. Avec la discrétion, c’est l’adhésion par la participation au plus élémentaire du monde et de la vie.
Ainsi le poème accueille-t-il les mots « fleurs », « arbres » (et ses variantes « érable », « tremble », « frêne »), parfois par ces guillemets qui les rendent à leur existence propre, hors de toute phrase. Ils ne se contentent pas d’être des mots, ils deviennent instruments de révélation.
La plupart de ces mots sont familiers aux lecteurs de Pierre Dhainaut, comme « samare » à propos duquel dans La grande année (L’herbe qui tremble, 2018) il s’interrogeait : « Au lieu de regrouper les poèmes dans un livre, il vaudrait mieux les disperser. On les recueillerait sans savoir s’il s’agit de poèmes, comme un enfant ramasse une samare, par exemple, ou un caillou, qu’avaient-ils de si singulier pour l’avoir attiré ? Il a, pour le deviner, une vie entière. »
Les mots retenus renvoient à l’enfance et le souvenir évoqué dans la question est développé dans une page d’Un art à l’air libre. On y voit les enfants « rassembler [leurs] souffles » pour « renvoyer [les samares] en haut des arbres ». C’est le rêve de retourner à l’origine pour renaître, recommencer. Un secret de la quête réside du côté de l’écoute de l’enfance, à commencer par la sienne propre : « “Jardin”, “rivage”, nous restons ces enfants / qui multiplient les formules magiques. »
« Soleil levant d’un arbre », titre de l’un des textes, associe le matin des possibles à cet arbre si souvent peint par Caroline François-Rubino, léger, aérien ; il peut aussi occuper par ses branches et feuilles tout un pan de l’horizon, devenant un synonyme accru par la vie du feuillage dans le vent. Sa permanence face aux saisons le change et l’accroît.
Des mots s’imposent, mais leur emploi est soumis à question, l’exigence est grande pour rester fidèle à la simplicité du souffle : « une ligne, une branche, un vers en plus, / en moins, nous détruirions le juste, le précaire // équilibre où parvient une vie, un livre, / mais si nous échangeons une lettre, nous aurons l’ / avril. »
Le poète et son lecteur se doivent d’être attentifs. Les rencontres sonores ou visuelles fondent l’écriture. Ainsi peut-on s’étonner, voire s’émerveiller, de constater que « livre » et « avril », deux des mots les plus chers à Pierre Dhainaut, forment une anagramme, à une lettre près.
Le mot essentiel du livre est présenté dès sa deuxième page :
Une vitre, un réveil avec corne de brume,
d’un doigt la main dessine
ce qui évoque une voyelle, un I, un U, un O,
…
on sourit à la transparence qui approuve,
qui amène un air aussi vif qu’un chant
de flûte.
L’épellation inversée de ses trois lettres met en avant ce O que Rimbaud disait bleu… Les lettres se disséminent dans les vers suivants (c’est nous qui soulignons). Le oui séminal toujours à conquérir ou à faire naître est encore présent dans les derniers vers d’Un art à l’air libre.
L’épanouir
sera notre œuvre,
poursuivre.
Si c’est un retour du même, ce n’est jamais celui de l’identique. La fleur bleue doit pouvoir redevenir bouton, les samares reprendre leur vol. Le poème, toujours commencé, vit sans fin.
Notes
- Cf. par exemple Alfred Manessier, blés après l’averse (Éditions Invenit, 2010) ou Un art des passages (L’herbe qui tremble, 2017) qui rassemble des essais sur la poésie, mais aussi sur des peintres aussi divers que Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier, Christian Dotremont et Ribera.
- Sabine Dewulf, En regard, à l’écoute – La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artiste (Éditions Invenit, 2021).
- Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (traduction de Maurice Regnaut – Gallimard, 1994).
- Marc Petit et Jean-Claude Schneider ont traduit : « Fleur bleue / Qui doucement sonne dans la roche jaunie. » in Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve (Gallimard, 1972).
- Comme dans « la Belle au bois dormant » : c’est la Belle qui dort…
- Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent – Photographies de Manuela Böhme (L’herbe qui tremble, 2014).