T. Bekri, Galerie Caliga à Tunis, 7 mars 2008
Si la musique doit mourir, le titre du dernier recueil de Tahar Bekri (poète tunisien né en 1951, professeur à l’université de Paris X), fait allusion à l’interdiction par le président iranien Ahmadinejad de diffuser de la musique classique, de la musique occidentale, sur les radios et télés publiques d’Iran.
Ils ont enchaîné les cerisiers aux civières/la musique ensevelie sous les bottes du sultan/… La poésie de Bekri se fait combat, clameur, révolte contre l’obscurantisme. Dans le poème Afghanistan, il dit aussi : Si ton Coran est un turban/ Si ta prière est une guerre/ Si ton paradis est enfer/ Si ton âme est ta sombre geôlière/ Comment peux-tu aimer le printemps.
Cette dénonciation douce est aujourd’hui nécessité, mais Tahar Bekri n’en fait pas le fond de sa poésie. Lui, le Méditerranéen, il est là pour chanter la mer, le ciel et la fraternité. Il faut lire ses poèmes au lyrisme solaire, avec leurs mots limpides qui choient comme une évidence et font aimer la vie. Tout simplement.
Georges Guitton
Ouest France, 5-6 août 2006
TAHAR BEKRI : «SI LA MUSIQUE DOIT MOURIR»
Bekri écrit un livre par an…Et chaque livre est révélateur de beau…Les titres sont d’un magnétisme extrême…Et pour eux déjà, l’on se crée un coin de lumière, portes émouvantes pour des textes où l’on se recueille et s’interroge… Si la musique doit mourir vient de paraître(ed.Al.Manar, Paris 2006)… En saison chaude , comme pour mieux dire la gravité du monde, doublement troublant où les mirages ne sont plus délires d’un assoiffé mais vérité scandée au rythme du réel… Nous avons demandé au poète de nous présenter «si la musique doit mourir»… Et du désenchantement, de la rêverie , de l’inspiration…
— Que diriez-vous de «Si la musique doit m o u r i r » ?
— C’est un livre grave qui essaie de dissiper l’obscurité régnante dans un monde gagné par l’intolérance, la violence et le fanatisme de tous bords. Comment faire vaincre les violons et les pianos sur les sirènes hurlantes et les cornes de brume, la musique du coeur et de l’âme sur les haut-parleurs et les discours funestes ? La
musique comme résistance aux bruits des canons, au fracas des armes. C’est un livre qui affirme le droit au beau, à l’élévation, contre la laideur : l’enferment du corps, le voilement de l’esprit, l’emprisonnement du rêve, l’enchaînement de la liberté. Comment peut-on accepter que dans un pays on interdise Mozart parce qu’il est occidental ou que l’on détruise un piano parce qu’il n’est pas un instrument oriental ? Or c’est ce qui s’est passé ces dernières années. De toutes mes forces, j’écris pour rendre exigeant le poème qui doit rester avant tout un poème, c’est-à-dire fruit de
l’émotion la plus profonde, oeuvre de langue, acte littéraire, l’écriture faite chant d’émancipation et quête de la lumière.
— Le désenchantement ?
— Tout créateur qui se respecte est parfois pris par le doute, le découragement quant à l’inutilité de l’oeuvre d’art, l’impuissance de l’écriture, l’illusion de son pouvoir. Que peut la littérature ? reste toujours une question valable. Pourtant, le désenchantement fait partie de la condition humaine, de son acte répétitif comme celui de Sisyphe, de sa lassitude, de son ennui, parfois du sentiment profond de la défaite mais le créateur, l’artiste, le poète arrive à faire de son désenchantement, un véritable sursaut pour sa dignité, une expression de sa noblesse, une foi dans sa trop humaine vérité.
— La rêverie ?
— Je ne confonds pas le rêve avec la rêverie qui me paraît bien plus passive, évanescente, qui se laisse aller comme une plume dans le vent. Le rêve, lui, est nécessaire à l’utopie, à toute vision qui se veut éveil et marche vers l’horizon. Le poème est du côté du rêve, du songe, du dépassement de soi avec une affirmation de l’imaginaire, en mesure de transformer le sens, la réalité des choses.
— L’inspiration ?
— Elle est nécessaire à l’écriture mais pas suffisante . En tout cas, elle n’est plus une muse ni un jinn, un démon comme chez les Arabes pré-islamiques. L’oeuvre s’écrit et la création exige un effort, un travail laborieux, un accouchement dans la douleur. Même s’il y a dans l’accomplissement du poème une part de mystère, comme toute oeuvre d’art. Mais rares sont les poèmes qui s’écrivent comme un tour de danse !
LE RENOUVEAU 10
Tunis
Cinq temps pour des chants fraternels
Vingt-et-unième ouvrage « Si la musique doit mourir » long poème en cinq temps comme une oeuvre de Cesare Pavese, un opéra ravageur et qui chute vers la douceur d’un septembre inoubliable… une pièce absurdement vraie sur le monde actuel… Une musique qui pleure, se love, se terre, se révolte… Une histoire qui nous ressemble, nous assemble et nous unit… Une nostalgie finale douce et ombrée…
Des mots vérités pour ne pas oublier le mauvais temps du monde… C’est beau et c’est le plus beau peut-être des livres de Bekri.
… C’est septembre
Qui déroule tes vagues dans le lointain…
A lire absolument, en espérant qu’il sera en librairie dans les prochains jours…
Tahar Bekri « Si la musique doit mourir », ed. Al Manar, poésie du Maghreb, Paris
Dora Chammam
Le Renouveau, Tunis, 1/08/2006
Livres
Si la musique doit mourir de Tahar Békri
Le point de non-retour
« L’œuvre de T. Békri, marquée par l’exil, l’errance et le voyage, évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés. Parole intérieure, dans la mêlée du siècle, elle est en quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité. Elle se veut avant tout chant fraternel, terre sans frontières ».
Ce texte, qui figure en quatrième de couverture, illustre on ne peut mieux le nouveau recueil, Si la musique doit mourir, que le poète tunisien vient de publier aux éditions Al Manar (collection Poésie du Maghreb).
Inspiré par l’actualité ou, plus poétiquement, par «la mêlée du siècle», ce travail tranche par l’engagement du poète dans la société. Un engagement total, sans nuances, comme si, perdant patience, la coupe ayant débordé, la «parole intérieure» se devait d’éclater, de proclamer tout haut son indignation :
Si la musique doit mourir
Si l’amour est œuvre de Satan
Si ton corps est ta prison
Si le fouet est ce que tu sais donner
Si ton cœur est ta barbe
Si ta vérité est un voile
Si ton refrain est une balle
Si ton chant est oraison funèbre
Si ton faucon est un corbeau
Si ton regard est frère de la poussière
Comment peux-tu aimer le soleil dans ta tanière ?
Faut-il s’en étonner ? Au-delà de la musique et de ses charmes, le poète défend sa propre cause, sa propre survie. Peut-on jamais concevoir un poème sans amour et sans musique ?
«De la musique avant toute chose», proclamait Verlaine. «Etre vivant», selon Victor Hugo, le verbe ne saurait se passer d’affection, de chaleur. Car, si comme le dit Hamlet, «les mots sans les pensées ne vont jamais au ciel», les mots sans la musique n’atteignent jamais le cœur. Ceux qui, en 1946, ont rédigé La charte spirituelle de l’humanité, l’ont bien vu, eux qui ont gravé en lettres d’or :
«La musique est l’expression de l’idéal artistique le plus élevé : réflexion des harmonies célestes, elle place l’homme directement devant les mystères les plus profonds de la vie».
S’érigeant en défenseur de la société, le poète fustige les tenants de cet obscur nouvel ordre en recourant à divers procédés stylistiques comme l’apostrophe, la personnification, la métonymie ou encore la métaphore, celle qui, parfois, par simple contraste, blesse comme le couteau. Ainsi, dans le premier poème de ce recueil, il rappelle indirectement la symbolique de la rose, cette fleur qui, paradoxalement, provient de ces mêmes contrées qui tentent aujourd’hui de bannir la musique et de priver le monde de ce qui constitue sa joie de vivre :
Donne-moi ton piano
pour consoler la pierre
la surdité lui blesse le cœur
ils ont lâché les corbeaux dans le jardin de roses
la meute tous crocs devant
déchirant la silence des violons
ils ont enchaîné les cerisiers aux civières…
Et le lecteur de songer avec amertume au célèbre poète du Jardin des roses, à Saâdi, et à cette magnifique période, hélas, aujourd’hui révolue, quand la civilisation musulmane était à son apogée alors que l’Occident n’était qu’à ses premiers balbutiements.
Malgré le ton extrêmement combatif de quelques poèmes (notamment «Maître de la poussière), tout le recueil semble imprégné de cette tristesse et de cette nostalgie, comme si le poète avait voulu lui imprimer une seule ligne de force, une seule et unique perspective. Le lecteur ne manquera pas de remarquer, à cet égard, que plus d’un poème a trait aux thèmes de prédilection du poète. Si la douleur de l’errance, de l’exil et de la séparation, par exemple, perce dans «Je te nourris absence», elle éclate au grand jour dans «Elégie en noir et blanc» comme dans «C’est septembre» :
C’est septembre
qui brûle ses nuages nourris de ta flamme
dans la pénombre
tu revoyais la petite ruelle sauvée des hauteurs
où enfant tu scrutais le large…
On peut évidemment disserter longtemps sur le rôle du poète et sur les vertus de la poésie.
Mais, en ce qui concerne la « parole intérieure » et le cheminement du chantre tunisien Tahar Békri, et à la lumière de son dernier recueil, il est possible d’affirmer qu’il a atteint un point de non-retour dans son engagement, un engagement dicté, certes, par son amour pour la poésie, les lettres, la musique, le goût du savoir et de la culture, mais aussi par cette faculté qui permet aux grands hommes qui façonnent la pensée humaine et réveillent la conscience individuelle, d’entrevoir ce qu’est l’homme en réalité, ce qu’il recèle, ce qu’il ressent.
Rafik DARRAGI
La Presse de Tunisie, 14-09-2006
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Tahar Békri, Si la musique doit mourir, éditions Al Manar, 78 p.
Vivre est un bonheur
Par Jalel El GHARBI
Que peut la poésie dans un monde qui est de plus en plus lui-même, c’est-à-dire immonde. Tahar Bekri insinue à l’envi que le seul recours, c’est la musique. Et sous le signe de Mozart, il convoque tous les instruments du monde, de la harpe au luth, du saxophone au clavecin. Toutes les musiques du monde sont sollicitées pour faire face aux autodafés modernes, aux tyrans : « Si la musique doit mourir/Si l’amour est œuvre de Satan/Si ton corps est ta prison/Si le fouet est ce que tu sais donner/Si ton cœur est ta barbe/Si ta vérité est un voile/Si ton refrain est une balle/Si ton chant est oraison funèbre/Si ton faucon est un corbeau/Si ton regard est frère de la poussière//Comment peux-tu aimer le soleil dans ta tanière ?»
Dans ce recueil, Bekri ne se contente pas de stigmatiser tout ce qui est infligé aux peuples démunis, il lui arrive de dire la rencontre de deux cultures dont on sait qu’elle est faite de grands déchirements et de petits bonheurs. Voici : « Te parvenaient les appels à la prière/tu ne sais comment/As-tu bâti sur les tours des églises/des minarets imaginaires/aux cloches assourdissantes et véhémentes/Tu préférais les carillons de fête/les heures écoulées dans l’effervescence de l’île/brins de buis encens haut le cœur et marbre devant/Le buisson persistant et cisaillé sans répit »
Mais la poésie n’est nulle part ailleurs aussi forte que quand elle évoque le voyage. Elle a alors des inflexions qui font penser aux oiseaux migrateurs, à la jonction entre ici et ailleurs qu’ils constituent. Dès lors, il devient difficile de délimiter l’ici et l’ailleurs. Dans sa quête de l’ailleurs, qui est sans doute partout, la poésie de Bekri se charge des rumeurs lointaines qui lui viennent de son oasis maritime, de l’ardeur du désir, des lectures de jeunesse et du lointain devenu si proche, comme dans ce beau poème où Bekri écrit : «Je me souviens de la Volga gelée/ Tania dans tes bras rose épanouie/ De Pouchkine aux cheveux d’Ethiopie/Le duel aux aguets des pas interdits/ Et des rêves comme des mouettes / Embruns aux éclats de ton rire/Les verres sans fracas libéraient/Nos paroles aux soirs tombés/Dans les mains des nuits de lumière/Captives de nos tendres folies»
Si dans ce recueil Bekri est attentif aux cris de guerre, à tout cela qui endeuille la terre, il n’oublie, à aucun moment, tout ce qui murmure que vivre est un bonheur. A lire.
J. E. G.
La Presse de Tunisie, 30/10/06
Tanella Boni, Africultures, n° 68
Le recueil de poèmes de Tahar Bekri est celui d’une conscience hautement dérangée par le phénomène qui a envahi le monde islamique depuis le début des années 1980. Avec son lot d’aberrations dont les peuples, et surtout les femmes, ne cessent de faire les frais. Une âme très concernée et préoccupée par des actes auxquels nous avions assisté de loin, à travers les medias, et qui semblaient ne poser aucun problème aux intellectuels arabes et musulmans de tous bords. « Si la musique doit mourir » est un cri dans le désert de l’absence et de la complaisance. Un cri de poète, sans plus.
Bab el Web, 20/09/2006
Contre la guerre, la poésie
TUNISIE – 17 décembre 2006 – par DOMINIQUE MATAILLET – (Jeune Afrique)
Afin que les chants du cœur couvrent les bruits de la guerre et de l’obscurantisme, Tahar Bekri a placé la première partie de son nouveau recueil de poésie sous les auspices de Mozart : « Donne-moi ton piano/pour consoler la pierre/la surdité lui blesse le cœur/ils ont lâché les corbeaux dans le jardin de roses/la meute tous crocs devant/déchirant le silence des violons […] ».
Empreinte d’une douce nostalgie, l’œuvre de l’écrivain tunisien évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventées. Dans Si la musique doit mourir, il convoque Goethe et Pouchkine, ses rêveries le conduisent de la Volga à l’Afghanistan en passant par les palmeraies de son pays natal, quand elles ne le ramènent pas sur les berges de la Seine et dans ce Quartier latin qui lui est si familier. La déjà très riche collection « Poésie du Maghreb » des éditions Al Manar s’enrichit ainsi d’un nouveau joyau.
Si la musique doit mourir, de Tahar Bekri, éditions Al Manar, « Poésie du Maghreb », 80 pages, 16 euros/100 dirhams.
SI LA MUSIQUE DOIT MOURIR
En exergue au dernier recueil du poète Tahar Bekri, deux brèves extraites du journal Le Monde datées à vingt ans d’intervalle. La première annonce la destruction massive par la population d’instruments de musique occidentaux en Libye, à Tripoli et Benghazi, en juin 1985 ; la seconde mentionne que le président iranien a demandé, en décembre 2005, la disparition de la musique occidentale des chaînes de radio et de télévision… Deux faits d’actualité qui témoignent d’un même fanatisme obscurantiste, deux nouvelles du monde, deux traces du rejet… à cela, le poète tunisien entreprend de répondre ; d’opposer à la bêtise la force et la beauté des mots et d’ouvrir son recueil par une série de dix poèmes réunis sous le titre » Tombeau de Mozart « . « Donne-moi ton piano pour consoler la pierre » implore le premier vers… Et le poète d’inviter le hautbois, la flûte et le clavecin à la fête de ses mots, sans oublier la harpe et la lyre, bien sûr, ou encore la contrebasse, le saxophone et la trompette du jazz et du blues emportés dans « la fronde des percussions » ; tous unis, réunis pour laver « l’honneur des luths souillés de tant de coassements « , » pour perler la sueur des diables noctambules « , pour les convier enfin à l’orchestre fraternel, au concert enchanté des partages : » Donne-moi tes notes pour alléger ma plume. » Viennent ensuite six poèmes abrupts et nus, consacrés à l’Afghanistan. Six poèmes scandant des hypothèses, hélas confirmées, et ponctués d’une interrogation majuscule. Six poèmes sans doute parmi les plus durs que le poète ait écrits. A l’instar du premier : » Si la musique doit mourir / Si l’amour est l’oeuvre de Satan / Si ton corps est ta prison / Si le fouet est ce que tu sais donner / Si ton coeur est ta barbe / Si ta vérité est un voile / Si ton refrain est une balle / Si ton chant est oraison funèbre / Si ton faucon est un corbeau / Si ton regard est frère de la poussière / Comment peux-tu aimer le soleil dans ta tanière ? » Le ton est donné, et le poète d’engager le combat et de marteler le questionnement : » Comment peux-tu habiter la lumière ? » ; » Comment peux-tu aimer le printemps ? » Outre ces poèmes de l’urgence et du cri, le voyage reste présent dans ce recueil. Au bord de « la Volga gelée » et en compagnie de Pouchkine » aux cheveux d’Ethiopie « , plus loin, avec les oiseaux de passage et de partance, les merles, les cigognes et les oiseaux migrateurs et, dans le secret de la poésie, une réponse, ou plutôt un dialogue d’outre-vers, avec le Chilien Pablo Neruda. Enfin, au coeur du recueil, dix-huit poèmes (« Je te nourris absence « ), dans lesquels se retrouvent toutes les disparitions, toutes les distances établies, toutes les ruptures, les séparations, et la quête des retrouvailles. Toutes ces traces (ces strates) de l’exil. Toute cette géographie du souvenir soumise à l’usure du temps… Si les thèmes chers au poète sont ainsi présents dans ce recueil, les textes réunis ici semblent sinon plus graves du moins plus immédiatement impliqués dans l’actualité du monde, ses soubresauts et ses douleurs. En lisant les vers de Tahar Bekri, on ne peut, en effet, s’empêcher de penser aux Bouddhas de Bamiyan détruits avec furie; à la bibliothèque de Pablo Neruda pillée et brûlée ; au clavier muet tendu au pianiste Miguel-Angel Estrella dans sa geôle uruguayenne ; à la pendaison du Nigerian Ken Saro-Wiwa; à tous les oukases et autodafés, à tous les bûchers et autres inquisitions, à toutes les humiliations, exclusions, condamnations, relégations et autres entraves et censures. A toutes les interdictions aveugles, y compris celle des… cerfs-volants. C’est en pourfendeur des interdits que le poète oppose la force des mots et des notes, dans ce livre qui affirme le primat du beau sur le rejet et l’obscur. Pour que vive la musique !
Bernard MAGNIER
Culturesud – Notre Librairie, n° 164, 2007
Tahar Bekri signe « Si la musique doit mourir »
à la 13ème édition du Maghreb du livre* : Un cri contre la barbarie humaine
Après la mer et ses tumultes intérieurs, avec « La brûlante rumeur de la mer » (Editions Al Manar, Paris, 2005) le nouveau recueil de poésie de Tahar Bekri est placé sous le signe de la musique. De tous ces instruments qui évoquent ce langage intérieur intemporel. En ces temps meurtris par l’intolérance, la haine et l’ignorance, le langage des notes et la culture seraient peut-être les seules armes face aux déchirements de l’humanité.
Comme un cri contre la barbarie humaine, les vers de l’auteur évoquet les vicissitudes de la censure et de la répression, quand l’autoritarisme politique et religieux bâillonne les plus beaux chants, celui du cygne. Chant lyrique des plus sublimes, qu’une poésie qui évoque l’amour de l’autre dans sa différence et sa complexité.
La question est lancinante et elle nous brûle : peut-on bannir les richesses d’un patrimoine culturel universel ? Peut-on vivre sans musique et sans Art ? Peut-on vivre sans vibrer ? Peut-on vivre sans aimer ? et surtout, l’Art a-t-il une teinte ou une couleur unique ?
Un cri d’agonie que Tahar Bekri tente de raviver. Un vibrant hommage à Mozart, un recueil de huit poèmes, qui démontre que tout survit car l’idée est intemporelle ; si l’on peut tuer l’homme, jamais on ne tuera son idée. « Tombeau de Mozart » dont le legs aux hommes est à jamais gravé dans l’éternité de la pierre et de l’esprit.
La musique et l’Art ont mille visages et mille vies, et le voyage et l’échange en sont les disciples les plus fidèles. Et malgré l’errance et la solitude, l’auteur est à jamais retrouvé avec « Je te nourris absence » dans cet art de la solitude qui caractérise sa création artistique. Le désert qu’il traverse n’est jamais un désert des sentiments.
De la mer, vous passez à la musique, expliquez-nous ce passage. Comment votre imaginaire est-il passé d’un élément à l’autre ?
Je ne vois pas vraiment d’opposition. Tous les éléments s’enchevêtrent dans leur symbolique. La célébration de la musique est une résistance à la volonté de mort, à l’obscure raison qui tue, qui détruit l’âme humaine au nom d’idéologies funestes. La musique comme l’art sont des actes de civilisation. Ils appartiennent à l’intelligence humaine, à sa haute sensibilité, à sa liberté. Détruire une guitare ou un piano parce qu’il est instrument occidental c’est comme considérer la sensibilité orientale une caisse de résonance vide ou un écho dans un haut parleur. Ce mépris, d’où qu’il vienne, je le refuse, au nom de la poésie, de la création.
Dans ce recueil, on vous sent plus engagé, vous fustigez l’ignorance, la censure et l’interdiction? Les idées de violence, de mort habitent votre écriture ? Est-ce nouveau ?
Non, ce n’est pas nouveau. Mais ce qui me préoccupe au plus profond de moi ces derniers temps est le chaos à l’échelle planétaire. Le monde a terriblement sombré dans une folie meurtrière qui se développe de jour en jour. La mort est le lot quotidien de plusieurs peuples. Elle est glorifiée, magnifiée. La violence prime sur l’entente. La civilisation humaine est assaillie par des projets funèbres. Comment un poète, épris de paix et d’amour pour l’humanité, peut-il ignorer toute cette laideur, quand l’essence de la vie est beauté ?
Pourquoi évoquez-vous à chaque poème un instrument de musique ? De quelle musique vous prévalez-vous, de celle des hommes ou de celle de Dame Nature ?
En effet, dans « Tombeau de Mozart », j’invoque de nombreux instruments de musique comme des personnages qui se plaignent de la surdité actuelle, érigée en dogme fanatisé et qui leur préfère le bruit des bottes et des canons. La civilisation moderne, occidentale et orientale à la fois, ne peut vivre en harmonie sans une belle orchestration, sans une écoute forte et respectueuse de tous les instruments. Pour la seconde partie de la question, je dirais que la musique des hommes s’inspire aussi de celle de la nature. En écoutant Mahler, comment distinguer sa musique de celle des « Chants de la terre » ? Cependant, le bruit d’une vague me paraît parfois inégalable par le meilleur des musiciens…
Vous livrez un vibrant hommage à Mozart, pourquoi cet artiste en particulier ?
Sa musique me comble. Elle pénètre l’âme humaine, la traverse, la purifie, l’élève. Pratiquement dans tous les registres, dans la célébration de la vie, comme face à la mort. Ce n’est pas une musique sophistiquée. Savante et populaire à la fois. Elle va droit au cœur. Elle vous transforme sans violence. Remue votre âme.
Vous faites un clin d’œil à Pablo Neruda, le poète chilien ; vous retrouvez-vous en lui ?
Pablo Neruda fut le grand chantre de l’amour et de la liberté. Il s’est opposé à la confiscation des rêves de son peuple. Il a rendu hommage même aux « Pierres du Chili ». En cela, il reste une voix vibrante de la poésie mondiale et, bien entendu, il avait toute sa place dans mon livre. D’autant plus que ce poème a été lu dans un hommage qui lui a été rendu dans la ville de Frascati, à côté de Rome où il a vécu en exil.
Vous écoutez la musique comme vous voyez la femme ? Vous dénoncez les chaînes de la femme avec l’allusion au voile, au tchador, à la burqa ? L’Afghanistan pour vous, est-ce la mort ?
Tout est question de liberté, musique qu’on interdit, art qu’on empêche, corps de la femme qu’on cache et qu’on enferme, poète qu’on assassine, sculpture qu’on détruit, vie qu’on dénie au profit de la mort. C’est le lien qui guide tout le recueil. Pas de différence pour moi entre détruire un piano ou porter le niqab. Le poème « Afghanistan » a été écrit après le 11 Septembre. Il est déjà traduit dans plusieurs langues. Non, l’Afghanistan n’est pas la mort, mais la vision du monde des Taliban qui l’ont gouverné et qui ont transformé un stade en terrain pour condamnés à mort l’est sûrement.
On sent que vous avez mis de l’intime dans ce recueil, avec l’évocation du frère disparu ?
Je ne sais si ce livre est celui de la douleur mais le poème « intime » n’a pas moins de portée extérieure. L’élégie de mon frère est aussi une évocation de son utopie, d’un monde qui a disparu. Il y a toujours comme un fil qui tisse la toile des sentiments chez le poète où l’évènement individuel n’est pas moins important qu’un évènement international.
La mort d’un être cher est-elle moins bouleversante que celle de milliers d’êtres ? Dans la brûlante rumeur de la mer, vous nous avez confié que vous croyiez à l’intelligence du lecteur dans “Si la musique doit mourir”, appelez-vous également à l’intelligence du cœur, aujourd’hui ?
Oui, absolument. Intelligence du cœur et de l’esprit. L’art, la défense du “Oui”, absolument. Intelligence du cœur et de l’esprit. L’art, la défense du goût artistique, de l’esthétique, le développement de la création, sont des actes de culture de haute importance, sans lesquels la civilisation humaine deviendrait un champ de ruines. C’est l’affaire de tous que d’être du côté de la lumière, de s’opposer fermement à l’obscurité.
Fériel Berraies Guigny
SI LA MUSIQUE DOIT MOURIR
Ed. Al Manar, coll. Poésie du Maghreb, dessin de couverture de Francesca Brenda, 2006, 76 p.
Ce livre est bouleversant. C’est un grand poème lyrique composé de sept chapitres au titre évocateur : Tombeau de Mozart, Afghanistan, A la barbe du soleil de ton corps, Elégie en noir et blanc, Je te nourris absence, Pablo Neruda, le fleuve et la mer, C’est septembre. Dans chacun c’est le même engagement, le même souffle, la même force.
Malgré la destruction des instruments de musique occidentaux en Libye (1995) et l’interdiction de passer des musiques occidentales sur les chaînes télévisées ou radios publiques en Iran (2005), malgré les horreurs de la barbarie, les yeux ouverts sur le monde, Tahar Bekri parle aux terroristes avec douceur et fraternité. Il leur dit qu’il ne comprend pas, comme on parle aux enfants. Il n’y a ni haine ni jugement, ni lamentation, ni agressivité. Chaque poème reçoit son lot de douceur pour consoler ce monde. Le ton est bienveillant, les images sont belles : Si ton village est une caserne / Non un nid pour les hirondelles / … Comment peux-tu aimer le printemps ? Rien ne transparaît de la douleur de l’homme. Son chant est un chant d’amour et de liberté, un long questionnement face à l’obscurantisme, mais aussi face à lui-même. Suis-je… une pluie pour inonder / le désert de tant de déserts… Suis-je un clavecin pour nourrir le rêve. Il fait appel à la beauté du monde, au soleil, à l’eau, à la lumière, au printemps pour insuffler un début d’humanité dans le coeur du barbare. Si tes montagnes courbent l’échine / Humiliées Sans hauteur /… Comment peux-tu habiter la lumière ? Les mots sont lancés. A chacun de les recevoir.
D. B
Ici et là n° 6, mars 07. Revue de la Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines
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Tunivisions, septembre 2007
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Des « Hommages vagabonds » au Petit Théâtre
Le spectacle que reçoit le Petit théâtre à l’italienne de la Passerelle, vendredi et samedi, est né de la découverte, par Pol Huellou, d’Escale Dédale, de l’oeuvre de Tahar Bekri (1). « Il y a deux ans que j’ai découvert ce poète tunisien avec « Si la musique doit mourir ». Depuis une envie a germé : le mettre en musique. » Projet concrétisé en 2007, après un concert en faveur de sans-papiers sous les halles de Saint-Brieuc, pour les Algériennes Samira et Fatia.
Une mobilisation à laquelle participe l’ex-chanteur de Casse-Pipe, Louis-Pierre Guinard. De cette rencontre entre les deux artistes est naît ce spectacle.
Si la clé du spectacle est la mise en musique du poème de Tahar Bekri, Louis-Pierre et Pol Huellou inviteront le public à un vagabondage à travers des cultures, traditions, auteurs différents. « Il y aura même une partie consacrée à la poésie élisabéthaine. Mais aussi du Charles Trénet, Rimbaud, Satie, musique traditionnelle bretonne… Des reprises, mais aussi des compositions. En français, en anglais et même en araméen », explique Pol Huellou.
Pour ce « croisement entre poésie, littérature, musique et chant », les deux artistes se sont entourés de Michèle Kerhoas et Jean-Claude Normant, d’Escale Dédale ; Christophe Menguy, Paul Rodden et Vasken Solakian (bouzouk, oud) ; Paul Rodden (banjo), Denis Colin (clarinette basse), Yves Philippe, comédien, sans oublier Tahar Bekri qui viendra dire deux quatrains.
« Des poètes, du chant, des auteurs, de la danse, du rêve, pour une soirée mêlant fantaisie et mélancolie, humour et engagement dans le monde, une fête dédiée aux mots et aux musiques. » De beaux hommages vagabonds…
Véronique CONSTANCE.
Saint-Brieuc. Hommages vagabonds, de Pol Huellou et Louis-Pierre Guinard, vendredi 15 et samedi 16, à 20 h 30, au Petit théâtre. Par ailleurs, Tahar Bekri sera en séance de dédicace à la Nouvelle Librairie, à 17 h. Renseignements : www.lapasserelle.info
(1) Poète né en 1951 à Gabès en Tunisie. Vit à Paris depuis 1976. Écrit en français et en arabe. A publié une vingtaine d’ouvrages (poésie, essai, livre d’art). Son oeuvre, marquée par l’exil et l’errance, évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés, à la croisée de la tradition et de la modernité. Tahar Bekri est considéré comme l’une des voix importantes du Maghreb. Il est maître de conférences à l’Université de Paris X – Nanterre.
Ouest-France
Tahar Bekri ( Si la musique doit mourir) Avec le groupe Escale Dédale au Théâtre La Passerelle Scène nationale
à Saint Brieuc, 16 février 2008
Label France p. 37, 1er trimestre 2008, n° 69
EL WATAN
LE QUOTIDIEN INDÉPENDANT
Dimanche 23 novembre 2008
Tahar Bekri. Poète tunisien
» Une écriture en silence «
Très présent dans le champ culturel maghrébin, traduit dans de nombreuses langues, il est un des grands poètes du monde.
La poésie, toujours la poésie ; quelle est la source de cet attachement ?
La poésie traverse tout ce que j’écris, y compris mes travaux universitaires. Elle m’habite depuis la prime enfance qui a vu la disparition de ma mère dans la palmeraie natale dans le sud tunisien. Cela a scellé mon rapport au monde, à l’humanité, à la nature, aux questions métaphysiques que l’homme n’a cessé de se poser : la vie, l’amour, la mort. J’habite la poésie comme une maison ouverte sur le large, remplie aussi de l’intériorité des choses, de l’émotion, de l’attention aux autres, de l’amour qui nourrit la sève des jours, du rejet de ce qui ferme les portes et les fenêtres : intolérance, fanatisme, violence… Ma maison n’a pas de tour d’ivoire ni de fleurs de narcisse, je la porte aux quatre vents, elle me colle à la semelle, j’y cultive le devoir de beauté, y peins le visage humain, la condition humaine. La poésie correspond à ma sensibilité. Je suis un homme du silence. La poésie est une écriture en silence, une parole qui va droit à l’essentiel, fait l’économie du verbe. Par exemple, je n’aime pas beaucoup la poésie narrative, (chez les Anglo-Saxons), trop descriptive ou utilisant la langue comme sa propre finalité. La poésie me permet d’exprimer d’abord mon être, mes émotions, dans le réel et l’imaginaire, mais aussi une vision philosophique, une manière d’être au monde, sans être trop cérébral, sans pesanteur intellectuelle. Je la considère comme un art majeur, comme la musique ou la peinture.
Votre plume fluide et imagée est-elle influencée par la langue arabe que vous maîtrisez très bien ?
C’est exact, l’image est très présente dans ce que j’écris. La métaphore me paraît caractériser la poésie plus que la prose. Elle m’éloigne de la redondance, de la parole appauvrie, galvaudée, et en cela, elle crée chez le lecteur d’autres niveaux, fait appel à son imagination. Je suis nourri de culture arabe ancienne et moderne depuis ma scolarité première et j’écris en français et en arabe. Cela dit, la parole imagée, le sens figuré, l’allusion indirecte, appartiennent aussi à la culture populaire, à la poésie orale, arabe, berbère. L’écriture récupère cette écoute, lui donne une autre ampleur plus universelle.
Est-ce qu’il y a un effort d’écriture derrière ou bien cela coule-t-il de source comme on dit ?
A vrai dire, je suis constamment mobilisé, pris par une émotion, une idée. J’ai avec moi de petits carnets où j’écris, dans le bus, le train, l’avion, sur un banc public, etc. Il n’y a pas d’heure pour cela, ni de lieu préféré. J’écris avec un stylo. C’est le premier jet. Je suis contrarié quand je sors de chez moi sans stylo. Ensuite je travaille à l’ordinateur. Je reprends ce que j’ai écrit. L’écriture est un labeur, une passion exigeante. Comme toute passion, elle est en lutte avec les mots, contre les mots, parfois, jusqu’à la fatigue. Parfois, il y a des moments de grâce et on est récompensé de ses peines. L’écriture consiste à dépouiller le texte de ce qui l’alourdit, à épurer le style, à le débarrasser des fioritures, et à aller à l’essentiel. Il n’y a pas de règles prêtes, c’est une quête permanente, mais ce que je trouve ne doit pas tuer le sens, privilégier la forme. Chaque poème est une nouvelle aventure.
Est-ce qu’on naît poète ou le devient-on ?
Le mot poète en arabe se dit simplement » Sha’ir « , celui qui ressent, qui a des sentiments…Je ne sais si on naît poète ou si on le devient, mais je sais que j’ai toujours senti ce besoin, dès que j’ai maîtrisé l’écriture. Après il y a l’apprentissage, l’application, le travail du poète, la fréquentation de la poésie, je réécris souvent mes textes, c’est l’expérimentation qui nous fait révéler l’écriture.
Quel est votre rapport à la langue française ?
Je suis le fruit de l’école tunisienne franco-arabe, une école bilingue post-coloniale. J’ai commencé ma scolarité avec l’indépendance en 1956. Je n’ai jamais considéré la langue française comme une atteinte à mon identité ou une menace à mon équilibre, ou encore moins un exil, selon l’expression de Malek Haddad. Le français en Tunisie a été introduit en 1840, bien avant la colonisation, dans un sursaut de modernité et d’ouverture sur les langues étrangères par le souverain Ahmed Bey, et ce, afin d’éviter le sort réservé à l’Algérie, c’est-à-dire sa colonisation en 1830. Ensuite, il y a eu la création du Collège Sadiki (collège bilingue) en 1875 par le grand réformateur, Khaïreddine Bacha. Cette situation bilingue, avant la colonisation et après, a fait que j’ai toujours eu un rapport apaisé au français comme langue acquise dans laquelle je m’exprime librement. Je ne me sens pas privé de l’arabe non plus et me considère comme chanceux de pouvoir utiliser deux langues. Cela dit, chaque poète ou écrivain, ambitionne d’avoir sa propre langue. Je pense que les auteurs étrangers apportent beaucoup à la langue française qui le leur rend bien, d’ailleurs. L’arabe est une langue magnifique, le berbère aussi, je suppose, et c’est heureux de pouvoir utiliser le français, sans complexe ni gêne. Je n’utilise pas le français comme un butin de guerre , selon l’expression de Kateb Yacine ou une arme dans » la guérilla linguistique « , comme le faisait la revue marocaine Souffles, mais comme une possibilité supplémentaire de dire mon être, mon univers, ma vision des choses.
Une thématique forte chez vous : le temps qui passe, la nostalgie…
Ce sont des thèmes, parmi bien d’autres, qui habitent l’exil, ce qui manque, ce qui est loin, l’absence, les êtres qui nous manquent… Les souvenirs (d’où Le Livre du souvenir, Ed. Elyzad) sont comme des repères, des jalons le long d’une vie, des lampadaires pour éclairer le chemin envahi par la nuit qui nous guette. Sans passé, je ne peux définir mon présent.
On ressent souvent chez vous une sorte de fascination à l’égard de l’Algérie et de ses auteurs.
Enfant, j’entendais l’hymne national algérien sur les ondes tunisiennes. J’avais sept ans quand le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef fut bombardé pour punir les Tunisiens de leur solidarité avec les Algériens. Adolescent, j’écoutais les pièces radiophoniques Abdelhamid Benhadougga sur la Radio nationale. Lycéen, j’ai lu, d’abord en arabe, dans une très belle traduction de Salah Garmadi, le roman Je t’offrirai une gazelle de Malek Haddad. Puis, étudiant à Tunis, j’ai lu tout ce que j’ai pu de Kateb, Dib, Feraoun, Mammeri, Ouattar, Boudjedra…Plus tard, je me suis lié d’amitié avec de nombreux écrivains algériens. J’ai soutenu une thèse consacrée à l’œuvre de Malek Haddad sans jamais le rencontrer. J’ai toujours considéré la réalité algérienne et maghrébine comme mienne. Il ne s’agit pas de fascination mais d’une conscience aiguë du sort et du destin communs. Ce que vit l’Algérie comme violence ne me laisse jamais indifférent.
Vous avez été bouleversé par l’assassinat de Tahar Djaout….
Cela m’a plus que bouleversé. J’étais très lié à Tahar et j’avais emporté d’Algérie, comme » un porteur de valise « , son manuscrit Le Vigile aux Editions du Seuil. L’islamisme obscurantiste qui a tué Abdelkader Alloula, Youssef Sebti et bien d’autres, est une damnation pour nos sociétés maghrébines comme pour l’ensemble du monde musulman où on a attenté à la vie de Naguib Mahfouz, assassiné Faraj Fouda et où on menace Nawal Saadawi, Taslima Nasreen… Ces radicaux meurtriers commettent des crimes au nom de l’Islam, comme la secte des hachachins au Moyen-Âge. Au fond, ils détruisent l’Islam lui-même qui n’a jamais été aussi entaché de sang. On se demande d’où vient tout cet argent pour faire fonctionner une telle machine satanique ? Il est temps de revoir les programmes scolaires. Encore faut-il trouver les enseignants formés pour cela. Certains programmes en Algérie, comme il m’a été donné de le lire, méritent d’être refondus en urgence. J’ai été stupéfait un jour quand l’un de mes étudiants, fraîchement arrivé d’Algérie, m’a demandé : » Qu’est-ce qui est mieux pour aller au paradis : mourir sunnite ou chiite ? » Courageusement, les Tunisiens ont fait des réformes dans leur enseignement, modernisé leurs programmes d’histoire, d’instruction religieuse, de philosophie, de droit… La réforme de l’enseignement est impérative pour déjouer les projets néfastes des obscurantistes. Enseignement de progrès, certes, mais aussi développement économique et social équitable sont nécessaires pour en finir avec l’ignorance barbare.
Quels sont vos projets actuels ?
Mon nouveau recueil Les Dits du fleuve doit paraître chez Al Manar. Une métaphore sur le poète et le monde. Je prépare aussi un ouvrage dans lequel je rassemble des textes consacrés aux littératures du Maghreb et d’Afrique noire. Le poème Afghanistan, extrait de mon livre Si la musique doit mourir, a été traduit dans une quinzaine de langues, j’aimerais les réunir dans un même ouvrage. Ce projet me tient à cœur. Des voyages pour des rencontres poétiques et littéraires sont prévus : Espagne, Tunisie, Bénin, Belgique, Colombie…Le vrai lieu du poète, disait le regretté Mahmoud Darwich, est le poème qui se sent à l’étroit dans un lieu…
Repères
Poète né en 1951 à Gabès en Tunisie. Vit à Paris depuis 1976. Ecrit en français et en arabe. A publié une vingtaine d’ouvrages (poésie, essai, livres d’art). Son premier recueil, Le Laboureur du soleil (Ed. Silex, Paris) a paru en 1983. Sa poésie, saluée par la critique, est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.) et fait l’objet de travaux universitaires. Son œuvre, marquée par l’exil et l’errance, évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventées. Parole intérieure, elle est enracinée dans la mémoire, en quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité. Elle se veut avant tout chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri est considéré aujourd’hui comme l’une des voix importantes du Maghreb. Il est actuellement maître de conférences à l’université de Paris X-Nanterre.
Par Benaouda Lebdaï
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