Description
la liste de nos mémoires est infinie
comme l’était le temps de l’enfance
le temps de l’enfance envolé
laisse la place à la vitesse
entre les plis des souvenirs
un peu de sable s’est déposé
poussière d’étoiles serrée entre les pages
d’un vieux cahier
Angèle Paoli et Stéphan Causse : « Rendez-vous à l’arbre bruyère »
Les deux poètes, qui ont décidé de correspondre par poèmes interposés, habitent un toponyme anagrammatique : le « Vignale » corse est l’exact Le Vigan cévenol. Ainsi se crée un « rendez-vous » plus proche, puisqu’en poésie forcément on habite le même village. Du hameau canarais à la petite ville languedocienne, les poèmes ont circulé, parfois repris juste au mot lâché par l’autre.
Un rendez-vous de nature, ancrée dans l’imaginaire poétique des deux amis : mer, vent, sente du passé, et cette lumière qui vient caresser tout le travail sur les mots. Les poèmes ne sont pas trop longs et permettent des ponts, des éclairages aisés, puisque le lecteur vient embrayer sur une suite insolite, serrée, tout à la fois en continuité thématique, en fluidité de correspondance : « je retourne à l’eau qui nous dévoile » (p.17) – « le flot toujours ramène / le même chant » (p.18) ou : « le maquis s’ébroue/ dans la lumière » (44) – « de toujours/ les voix ont porté sur la sente (45).
Et au fond, pour quelle instance profonde, selon quelle motivation ces poèmes tissés à deux mains se sont-ils ainsi insinués entre vagues, « trésor d’enfance » et « désir » ?
« Que faut-il perdre/ pour comprendre ce que l’on a perdu ? » Lancinante question qui taraude le créateur et poursuit de ses mots chaque poète qui se respecte, qui, des mots, veut faire sourdre une matière, qui une éthique, qui un travail langagier, qui encore une source d’apaisement.
Paoli et Causse savent trop bien ce qu’il en coûte de se livrer et ce qui appartient en propre au lecteur : en découdre un peu avec ses propres obsessions, son lot d’enfance caressée, et de volonté de « creuser » « l’écaille des ruisseaux » car « le temps déborde », les saisons passent et l’opus partagé devient lui-même partageable à l’envi : eh oui ! « les mots nous hèlent » de loin, si près qu’il faut les coucher en bon ordre pour le lecteur, sachant que « la sente monte roide » et que le monde va, avec ses flamboiements, ses pauses, ses avanies, ses plaisirs aussi, ses mystères.
Ecrire ? Oui, pour « tenter de rejoindre » par un « chemin de tendresse »
Philippe Leuckx, in « Texture », septembre 2018
A livre ouvert – Angèle Paoli & Stéphan Causse, Rendez-vous à l’arbre bruyère par Isabelle Lévesque
Le titre est simple, direct, il résonne comme une invitation et propose l’adresse inédite de « l’arbre bruyère ». Sans doute cette bruyère méditerranéenne caractéristique qui peut, dit-on, atteindre quatre mètres et dont on fait les pipes.
On peut l’entendre comme une promesse entre les deux auteurs qui de leur dialogue épistolaire feront livre. L’amour de l’Italie et de la Méditerranée rapproche l’auteur de Caresser la mer (1) et la poète d’Italies Fabulae (2). La dernière page indique : « Le Vigan / Vignale, 2016 ». Le Vigan, petite ville cévenole, c’est pour lui. Vignale, hameau de Canari, dans le Cap Corse, c’est pour elle. Et le nom de chacune des localités est anagramme de l’autre. Une langue secrète a anticipé la rencontre des deux poètes.
La peinture de Caroline François-Rubino, en première de couverture, en bleu et noir, semble avoir fixé l’espace rectangulaire d’une adresse possible ou ce lieu lui-même offert comme un horizon.
Deux voix donc et une correspondance poétique qui commence à l’automne et s’arrête en mars-avril, quand l’arbre bruyère fleurit.
La 4e de couverture annonce que « Stéphan Causse ouvre le recueil, Angèle Paoli le ferme ». Mais rien dans la typographie ne permet de distinguer ce qui fut écrit par l’un ou par l’autre. Les poèmes semblent se suivre comme par concaténation. Parfois, un vers est entièrement repris : « pas âme qui vive / dis-tu ». Ou encore : « la mort traverse // qui saisit le vif », dit l’une ; « oui // la mort traverse / alors partons / les voiles hisssées vers les mers du Sud », répond l’autre ; et la première de reprendre : « vers le Grand Sud / dis-tu ».
Mais, le plus souvent, ce sont des mots qui passent de l’un à l’autre : « mes sens sont solitude / chaque baiser est une parole / comme une empreinte profonde / sur le chemin », dit un poème ; « avec la solitude // s’aiguisent les sens / le vent flagelle / qui fait se dresser / les crêtes de mer », continue le poème suivant.
Parfois aussi, la disposition typographique d’un poème semble répondre à celle du précédent.
Dans les mots également, le partage et la fusion s’entendent, « dérive du désir » reprenant « qui rive ton rire ». Entre l’île et le continent, un jeu de correspondance sonore s’établit, le même qui a présidé au mélange des voix. Quelque chose d’indistinct, de commun, constitue la trame du texte : dans un subtil jeu d’échos, des sons répétés se déplacent dans des mots à la prononciation voisine, comme l’on se parle d’une rive à l’autre, comme se duplique une voix portée loin. Les traces de dialogue demeurent cependant, dans l’interrogation :
« une fois ?
quand était-ce ?
c’était hier et ce n’est plus
pourtant »
La tension, perceptible dans les questions, devient mélancolique rêverie dans les méandres du temps : entre la répétition des instants qui reconnaît les vagues, les coquillages et la singularité de chaque moment, le cœur est soumis au balancement de ces sensations que le texte peut enregistrer en alternant des vers de longueur inégale qui provoquent une accélération ou au contraire suspendent le déroulement. Une pause pour goûter l’intensité, pour saisir, sachant que tout est temporaire, l’unique sensation de communion entre deux êtres qui s’écrivent et repoussent donc nécessairement le partage au moment de lecture du courrier. Ce décalage accroît la chance d’un arrêt, la perception du « parfait équilibre d’un nuage ».
Entre les deux poètes : la mer. Elle porte l’aspiration onirique, elle porte aussi, peut-être, les mots comme une bouteille à la mer ou « une bouteille en cave » qui affronte le temps en s’enrichissant.
Au premier plan, le paysage et ses métamorphoses, le reflet aussi qu’il invite à lire dans ses méandres : le soleil, le bleu et sa déclinaison des vagues au ciel, une permanence lue pour qu’elle relie l’être à ce qui demeure :
« toujours les mêmes mots
jamais la même mort
je suis aveugle
soleil
tu vois tous nos âges
nous voici blottis contre l’éternité »
La végétation et les fleurs nommées (lys, cistes, salsepareille…) font traverser les âges, les saisons, comme si le cycle des recommencements présidait à ce rendez-vous fixé depuis toujours et dont l’adresse ne sera pas modifiée.
Le départ vers le rêve des mers et la plongée dans l’horizon doivent être constants. Parade ou stratagème, voilà qui offre aux deux correspondants de ces lettres poétiques une promesse qui les tend l’un vers l’autre, conciliant les opposés : « l’éphémère d’une fleur / dans l’immortalité d’un rêve », le nord et le sud.
La part onirique avec sa portée enchanteresse et fondatrice d’une atemporalité ouvre au mythe. Une liste, « un trésor d’enfant échoué », ouvre à l’énumération du contenu d’un coffre trouvé. Parmi ces éléments, viatique pour le rêve, des livres, des feuilles et des objets qui unissent la Corse et les Cévennes. Ce coffre « qu’une sirène a dérobé » réunit l’enfance (« 1 caillou noir poli par la vague », « 1 bille de verre galaxie »…), les Cévennes (« 1 châtaigne des Cévennes ») et la mer qui entoure la Corse. On dirait une part du passé ressurgie, entre l’herbier et la malle d’un grenier perdu. Ce rendez-vous semble fixé depuis si longtemps que la rencontre doit s’accomplir « depuis l’enfance » dans le présent de l’écriture, « un feu / de bruyère » qui nourrit la « fièvre brève des mots », figurée par la vague qui se répète, « même disparue », alors que le cyclamen sauvage, cherchant toujours à s’élever, reste témoin de « l’esprit des lieux ».
Entre l’horizon mordant le présent et l’aspiration à l’élévation, le poème occupe un espace de transition habité par les deux voix mêlées du livre, se renvoyant les mots (« libellule », « mars », « volupté », « chagrin »…), témoignant de l’essor trouvé dans la voix de l’autre pour faire naître le poème, semblable en cela au mouvement de la vague, jusqu’à l’aube, figure tutélaire ouvrant au temps fécond.
Isabelle Lévesque, Terre à ciel, octobre 2018
Angèle Paoli & Stéphan Causse, Rendez-vous à l’arbre bruyère
peintures de Caroline François-Rubino
Al Manar, 2018 – 78 p., 16 €
1. Stéphan Causse, Caresser la mer (Jacques André, 2016).
2. Angèle Paoli, Italies Fabulae, (Al Manar, 2017). Signalons également une publication en italien : Artemisia allo specchio(Vita Activa Editoria, Collana Trame, Trieste, juin 2018).
Rendez-vous à l’arbre bruyère, vu par Jeanne Orient
– La vague…dis-tu / la mer n’est jamais loin / le temps traverse / portée de nuages / en miroir…
Cette voix ininterrompue des vagues…(Stéphan Causse)
– Que faut-il perdre pour qu’advienne / une autre voix / un autre visage.
Nous sommes cette vague / même disparue (Angèle Paoli)
Ce n’est pas une musique à quatre mains, mais un chant à deux voix. Deux voix qui s’interrogent, qui se répondent, qui parlent l’une avec l’autre et parfois l’une dans l’autre.
Il y a tout d’abord la voix de Stéphan Causse. Elle vient des Cévennes sa voix et traverse jusqu’à la Corse, jusqu’à la voix d’Angèle Paoli.
Et puis on oublie l’ordre des voix. Elles se mélangent, elles s’épaulent. Elles se serrent « avec tendresse ».
Elles se font relais aussi quand l’une des voix devient trop rauque à force du temps, de gros temps, celui de la mémoire, de la jeunesse en lisière…
Mais ce n’est pas triste. Juste comme une surprise parfois de ce qui a été ou de ces questions qui viennent « entre rires et larmes »…
Et puis il y a la mer. Elle est merveilleusement là et s’il arrive de l’oublier, les encres splendides de Caroline François-Rubino nous la rappellent. Elles dessinent les mots, de vague en vague, de bleu en bleu…
Et de rive à rive, de rêve à rêve, de «vie à vie », « nous voici blottis contre l’éternité ».
Et le vent toujours, ce vent porteur, même quand « le vent porte silence » comme le souffle Angèle Paoli
Oui mais avant, juste avant, Stéphan Causse lui avait dit : « L’air crie notre origine, notre douleur… »
C’est un exercice difficile que d’oser ajouter une troisième voix à ces deux voix. Même si c’est la voix du lecteur.
Mais il y a tant à écouter dans le chant d’Angèle Paoli et de Stéphan Causse.
Il y a tant d’interrogations parfois, mais qui n’en sont pas vraiment :
« Que faut-il perdre/ pour comprendre ce que l’on a perdu ? »
Chacun de nous a sa réponse ou pas, mais chacun de nous sait qu’il y a cette part de lui qui continue de dériver sans se noyer tout à fait. Elle dérive en cherchant parfois le rivage et ses paysages si somptueusement décrits ici.
« La route qui va de Circé à la Grande Ourse passe sous sa fenêtre » nous prévient d’emblée Vénus Khoury-Ghatta en ouverture du recueil…
Nous devons la croire et surtout ne pas manquer ce « Rendez-vous à l’arbre bruyère ».
Ne pas le manquer car :
« La liste de nos mémoires est infinie
Comme l’était le temps de l’enfance
Le temps de l’enfance envolé
Laisse la place à la vitesse
Entre les plis des souvenirs, un peu de sable s’est déposé
Poussières d’étoiles serrées entre les pages
D’un vieux cahier »
Jeanne Orient ©
Courrier du lecteur
Après la lecture de « Rendez-vous à l’arbre bruyère » d’Angèle Paoli et Stéphan Causse
Deux consciences s’appellent et se répondent, dans le temps et l’espace, l’une sur un continent, l’autre sur une île. Entre les deux, la vague : « la mer n’est jamais loin » ; en commun, le monde des bêtes, des plantes, du soleil, de la pluie, du maquis, les entailles, les sentes, le souffle. Refusant, dans les premiers poèmes, « les eaux mortes du passé », les deux poètes se tournent vers ce présent perpétuel que permettent les « voici venus » de la poésie. Le recueil commence avec la fin de « l’été », saison mais aussi, emblème de ce qui « a été », et va célébrer la présence de l’instant. Nous voici donc « blottis contre l’éternité », et il convient de donner à « contre » tous ses sens : opposés à, mais aussi, tout contre.
« l’esprit des lieux
il est là
camouflé dans la pierraille »
Peut-être s’agit-il de cette
« trace
ouverte sous l’étrave des mots » ?
La mer n’est jamais loin, ni l’enfance, les deux, parfois, se rejoignent, dans un
« coffret de pirate
échoué »
Et les mots sont repris d’un poème à l’autre, d’un poète à l’autre suppose-t-on (on ne sait jamais lequel a écrit quoi, sauf en ces rares moments de texte où un accord se fait au féminin ou au masculin) ; repris en écho et néanmoins, dans une autre couleur, une autre tonalité, chaque fois. Deux pays, deux mondes se côtoient, deux consciences alternent, différentes mais fraternelles, toujours en dialogue l’une avec l’autre, « dis-tu » : « je pense Alaska » (…) « je pense Totem Pole ».
Et, surtout, il y a deux âmes qui vivent en ces endroits du monde où l’on pourrait penser qu’il ne peut y avoir « âme qui vive ». Non seulement elles y vivent mais se demandent comment on pourrait rester sourd et aveugle
« à ce que la nature nous confie
au creux des sentes », car la « violette secrète » « guette » « ton regard »
« pour bercer ton impatience à être ».
Deux âmes sur le qui-vive.
Alain Nouvel
Rendez-vous à l’arbre bruyère, Angèle Paoli et Stephan Causse, Editions Al Manar (2018)
Ce recueil est le fruit d’un dialogue épistolaire entre deux poètes. L’une vit en Corse. L’autre dans les Cévennes. Angèle Paoli, Stephan Causse échangent tout l’hiver 2016 leurs poèmes parallèles. Elle et lui, chacun au fait de soi, chacun dans son espace. Chacun sa lettre-poème. Leurs poèmes s’éclairent de cinq peintures de Caroline François-Rubino qui a retenu un nuancier de bleu étrangement radieux.
On attendait une signature de l’épistolier ou de l’épistolière. Un élément précisant le contexte, la date ou tout autre assignation. Mais non. La page jaillit au contraire dans la seule plénitude des mots. Du partage, de l’échange des mots. Ces poèmes alternés de part en part du recueil donnent une nouvelle forme aux chants amébées. Le lecteur se repère à d’autres signes. Aux reprises qui sont là au fil des quatrains, des tercets ou des vers simples :
la sensualité d’une vague
l’autre poète reprend :
la vague dis-tu
Ou bien :
mer indemne de la blessure-entaille
Et ce vers lui répond :
blessure du survivant qui guette
tes yeux
Effets de reprises, effets de miroirs. Le frémissement de la vague évoquée par l’un s’élance. Dans l’évidence du naturel, du rêve, son élan se retrouve sur l’autre page. Des mots pointent, maquis, châtaignier se glissent, tout comme quelques mots en langue corse venus trouer un quatrain. Le paysage est à portée de notre regard.
Le cheminement ne cesse de se déployer dans sa fluidité. Avec ses bruits, ses odeurs, ses couleurs, sa lumière sa vie végétale, animale. Mais pas plus que l’on ne sait vraiment qui, des deux, écrit tel poème, l’on ne sait si l’on est sur un sentier des Cévennes ou bien de Corse :
sur ce chemin autre
mon pied cherche son pas
comme le vent cherche ses nuages
Peu importe : le paysage devient mental. Comme si se jouait une transparence de cœur à cœur. C’est l’émotion qui est première. On arpente ces terres en suivant joies et angoisses, rêves et souvenirs d’enfance. Un chemin de tendresse, dit un vers. Manière de faire sentir à quel point le paysage intériorisé n’est plus double mais un. Variété des états d’âme : la mort, le sens de l’éphémère se font écho. Quelque chose finit pour l’un comme pour l’autre. La fin de l’été ? De certains moments du passé. Nostalgie affective dans la beauté des images, telles les eaux mortes du passé. Le lecteur découvre ces pépites de bonheur d’enfance, comme cette liste de nos mémoires. Composée de vingt-cinq trésors par Angèle Paoli :
1 caillou noir poli par la vague …]
1 aile de papillon (froissée) […]
1Petit remorqueur (1954, collection Rouge et or)
Une de ces capsules temporelles, petits coffrets destinés aux générations futures. Mais ce qui s’entrevoit ici est une sauvegarde en poésie.
La complicité entre les deux poètes traverse ces poèmes jusqu’à l’effacement de l’identité. Parfaite adéquation. Parfait désintéressement. Le je est complètement absent des premières pages. Il surgit aux deux tiers du recueil. Avec l’évocation de l’esprit des lieux. Comme si celle-ci permettait à la subjectivité d’advenir, je et nous :
moi seule connais sa présence
à l’orée des chemins rebelles
je glisse à son oreille
des secrets d’infante
Ces voix dédoublées, entrelacées trouvent ici la grâce d’une unité démultipliée. Une commune singularité qui s’augmente de l’écoute de l’autre.
Voici un rendez-vous lumineux. Libre. Au plus près du sensible et de la bienveillance mutuelle. Le paysage mental diffère, se ressemble, tout à la fois. Angèle Paoli et Stephan Causse donnent profondément sens au propos d’Erri De Luca : « Deux n’est pas le contraire de un, de sa solitude. Deux est alliance, fil double qui n’est pas cassé ».
Marie-Hélène Prouteau
Revue EUROPE, Janvier 2019
Ce sont deux “divagations” que je propose ici : parcours singuliers d’une lectrice happée par ces livres, tous deux déployant leur frondaison de mots autour des lieux où croissent la bruyère arborescente et l’amandier en fleurs – deux rendez-vous marqués par le recours à un arbre que je vois comme un axe du monde et de la mémoire, enraciné en Corse.
« Recours au poème »e, janvier 2019 :
Angèle Paoli & Stephan Causse : Rendez-vous à l’arbre bruyère
Rendez-vous à l’arbre bruyère : le titre de ce livre – mot de passe et talisman – je le saisis, avide, comme enfant l’on s’empressait de saisir le « furet » de la ronde, fuyant et désiré : Il est passé par ici, il repassera par là – qui l’a ?
L’arbre bruyère – bruit/hier : c’était sur une sente, un maquis odorant. Et l’arbre se dressait, fantôme vrombissant de milliers d’abeilles agitant les clochettes de l’erica odorante. C’était un autre, et c’est pourtant le même, qui se dresse ici, flamme à la croisée des chemins – buisson ardent de « son odeur (qui) fait courir un frisson/toi qui cherches refuge/dans l’ exil et les larmes/embrasse ce buisson/sans révélation »
Rendez-vous à l’arbre bruyère, Angèle Paoli, Stéphan Causse,
peintures Caroline François-Rubino,
Al Manar, Poésie, 78 p. 16 euros.
Promeneuse en mémoire, promeneuse-lectrice, tous les sens en éveil, à mon tour je m’engage dans le maquis des mots, tandis que résonnent, dans ma mémoire, ces vers d’Apollinaire :
J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends 1
Ils me reviennent sans doute, comme une ritournelle à la vue de ce titre, parce que ce rendez-vous sans destinataire, sous les auspices de la bruyère blanche qui m’avait tant impressionnée, est un embrayeur d’imaginaire, et ne peut que faire écho à d’autres souvenirs, d’autres lectures et d’autres mots encore. Pas un Adieu, ici, mais un vrai « rendez-vous » – syntagme à prendre dans le sens impératif aussi de son étymologie : parcours auquel vous presse l’intimation – vers quelle rencontre ? Quelle découverte ? Quel abandon, au pied même de l’arbre qui s’enracine au cœur de la mémoire, et y puise sa chanson, comme on en fait son miel ?
Commencé sous la coloration novembrine des feux d’automne, alors que « chaque soleil était un soleil d’adieu », habité d’ombres qui passent, l’échange épistolaire qui nous est offert s’étire jusqu’au printemps, dans un avril résonnant du « vaste bleu » – « Je me souviens d’ une autre année/c’était l’aube d’un jour d’avril » chantait encore le Mal-aimé dont la voix ne me quitte pas – et ces vers, comme un viatique, me remontent à la gorge tandis que je li(e)s ce rendez-vous des souvenirs ramenés, tressés, au fil des plumes croisées d’Angèle Paoli et Stéphan Causse, dans la psalmodie en répons dont on nous dit que l’un commence le recueil tandis que l’autre le clôt, mais dont bien habile serait le lecteur qui pourrait savoir qui écrit dans le tissage des voix convoquées à l’ombre de cet arbre tutélaire.
Qui écrit ? sinon les souvenirs mêmes qui se remémorent dans l’échange. Et c’est en cela un livre remarquable, tant l’osmose des écritures – scrutées pour y déceler une identité – crée le corps d’un livre habité par La Mémoire – l’unique – celle des rêves, des mythes, des paysages et du temps, celle du corps de la poésie, incarné dans d’autres vers aussi, jadis – et ici bruissants, murmurante méditation à deux voix dont la sensualité de vagues vous enveloppe, et vous emporte, comme la marée des songes.
Vagues – comme le ressac, comme le flou dans lequel vous bercent ces imprécises évocations. Vague comme l’échange de ces plis sans doute virtuels, ainsi qu’il en est de nos jours, avec des mots qui s’inscrivent sur un écran de lumière puis disparaissent – fugaces évocations qui ne sont pas à proprement parler un dialogue, mais un enchaînement où les mots s’appellent, parfois se répondent ou se reprennent, créant ce tissu d’analogies et d’images qui se superposent avec de légers décalages, un sfumato de mots portant l’imaginaire du lecteur vers des horizons aussi larges que celui de la mer , sans cesse évoquée : « La mer n’est jamais loin ».
Vague – c’est aussi, incisif, le porteur de ce « V » frappant de sa forme et de sa sonorité l’ensemble du livre, clos du signe double de LE VIGAN/VIGNALE – Six syllabes repliant en anagramme le double lieu d’émission de ce rendez-vous sans destin : noms en reflet comme une ultime anamorphose, reprenant celle du rocher devenant Alaska à la dérive (p.36) à laquelle répondent des chênes évidés parlant de Totem Pole(p.37)…
V, comme l’échancrure d’une inguérissable blessure – la blessure de vivre sans doute, portée par toutes les allitérations qui s’envolent des mots avec le bruit des ailes en déchirant l’azur : traversée – rêve – vif – étrave, vent, vert, vaste – dérive … vers ces entailles/entrailles d’où les mots nous appellent :
les mots nous hèlent
hors
(de) nos sentes ordinaires
(de) nos foyers d’insurrection
ensevelis sous la cendrel’obscur nous rapatrie
aux entaillesdit l’une des voix.
Davantage que le bleu, mis en valeur par les belles encres de Caroline François-Rubino – bleu de la mer et du vent, et cette paisible source-voix qui « sonne bleu/et plonge ses doigts/dans le mutisme des ronces », c’est la couleur et le goût de la cendre qui me restent de cette flânerie vagabonde à l’entour l’arbre aux souvenirs : « grappes d’un blanc/cendré /les bruyères en fleurs » (p.44), sur « l’île blanche » passée au brou de noix, sous « la pluie frissonnante de cendre » – mais aussi (mais surtout ? ) manques de la mémoire qui se disent dans les blancs semés sur la page imprimée, fantômes des cailloux du Petit Poucet qui saurait qu’il faut « semer des blancs/pour que surgisse/la larme claire// »
Semer des blancs, pour permettre au lecteur d’inscrire ses propres images, ses propres émotions, au fil de ses lectures – car dans les blancs, on repasse, on lit au contraire du devenir sagital, et si « la mort traverse », les mots sont là pour nous sauver du temps. Tout beau livre est ainsi « une chambre d’échos » où s’entrechoquent les mots et les souvenirs, remontés de l’enfance comme d’un « coffret de pirate » – à jamais présents.
Mémoire sans jadis, chante l’une des voix... Sans jadis, parce qu’au pied de l’arbre désiré affluent tous les souvenirs, « comme une relecture/d’une littérature oubliée ».
Est-il alors meilleur hommage et lecture plus fidèle à ce livre que celle qui ajoute ses propres échos à ceux des mots ayant vibré en sa mémoire, et qui résonnent ainsi encore, vers d’autres lecteurs, les invitant à leur tour :
Rendez-vous à l’arbre bruyère, qui est le vôtre.