Description
Qu’on le veuille ou non, chacun s’inscrit dans une lignée. On peut se croire libre de toute attache ou se vivre indéfectiblement lié aux ancêtres.
Lorsque ceux-ci sont gens de peu, paysans obscurs ayant traversé l’épreuve d’une guerre dont on perçoit en soi-même les ultimes résonances, le désir de saluer leur courage quotidien, leur opiniâtreté s’impose, insiste. On cherche alors une vérité fuyante cachée entre les lignes de quelques cartes postales de 1915 écrites au crayon par une main fébrile et retrouvées dans une vieille ferme menaçant ruine au fond des bois. La nature, dans sa luxuriance, travaille à effacer les traces de ce qui fut.
On rêve alors de sauver de l’oubli, si peu que ce soit, ces Joseph, Élise, Gabriel, Marthe, humbles anonymes qui sont notre source.
La critique
Noir-racine, précédé de Le fil de l’oubli, Françoise Ascal – monotypes de Marie Alloy
Éditions Al Manar, 2015 – 74 pages, 15€
On ne saura rien du sang répandu qui a noyé son âme, de la boue des tranchées pétrifiée dans son corps, ensevelissant l’aimé, puis le frère trop jeune, puis les rêves.
F.A.
Sur « le bruit d’une faux », le livre s’ouvre. S’agit-il de couper l’herbe qui nourrira le bétail ou est-ce le grand Faucheur qui tranche les fils d’une lignée1 ? Cet ensemble affirme un paradoxe que la fin de la première page interroge, en juxtaposant l’aube et le crépuscule et le questionnement, manifeste (présent cinq fois en ces quelques lignes), réfute toute devise. Ici, rien n’est certain. L’observation puis l’écoute de ce que le mouvement de faucher a généré suscite une analyse dont la réponse reste en suspens. Le début est placé sous le signe d’une menace, d’un trouble généré par la perception double, visuelle et auditive, qui fait osciller les couleurs, vert (sombre puis pâle), jaune, avant que soit enfin capté le parfum. L’éveil, là, en ce tumulte du « bruit de la faux », identique au premier monotype de Marie Alloy qui le précède, rendu noir et blanc de mouvements contradictoires, verticalité balayée par un pinceau large qui la réduit alors que des taches sombres se concentrent sur la page. Fort à dire, pour ce qui concerne Françoise Ascal, de la vocation du peintre dans ses livres et du lien « organique », elle a plusieurs fois employé ce terme, entre la vision du peintre et la parole balbutiante qui s’efforce et cerne, qui constate et demeure.
Ce volume assemble deux recueils précédemment publiés pour un tout cohérent aux différentes facettes. Le fil de l’oubli fut publié par les éditions Calligrammes en 1998 et Noir-racine par Al Manar en 2009, sous forme de livre d’artiste avec Marie Alloy.
Le fil de l’oubli s’organise autour de cinq cartes postales écrites par Joseph, le grand-père paternel de la narratrice, à son épouse Élise. Il est en train de mourir à l’hôpital militaire de Besançon, elle a 34 ans. Chacune des cinq cartes postales de Joseph, datées du 20 au 27 mars 1915, commence par « Chers Élise, Marthe, Gabriel », l’épouse, la fille et le fils, par ordre de préséance, d’âge. Et chacune est suivie de textes en prose suivant un fil de la lignée. Aux trois destinataires des cartes postales s’ajoute la « petite fille », fille de Gabriel et petite-fille de Joseph et Élise, que nous devinons être l’auteur. L’évocation de ces vies court de 1915 à 1985. Le lieu central en est la ferme de Joseph et Élise, située près d’un village non nommé. Un pont sur la rivière permet de rejoindre un autre village où se trouve la ferme de l’oncle.
Le premier fil est celui de Gabriel, le fils de Joseph et Élise, frère de Marthe et père de la « petite fille ». Fils, frère, père, les fils ne sont pas isolés et les liens familiaux essentiels. Nous le suivons ici de 1915 à 1951. Il connaît l’essentiel, les « signes que lancent l’herbe et le vent, l’arbre et l’oiseau ». Privé de son père par la guerre, il met en pratique le déchiffrement de la nature enseigné sans mots. Qu’est-ce qui se transmet et comment ? La parole n’est pas le seul vecteur et les lettres du père que la guerre oblige à « parler » changent la transmission établie sur la répétition des gestes que permet la proximité. Imitation silencieuse, gestes accomplis ensemble avant la guerre comme un rite qui fonde une relation (père/fils) mais aussi un enseignement efficace. Dans la remémoration des jours où fils et père se trouvaient ensemble, le lecteur s’approprie une communication tandis que Gabriel, qui ne sait pas écrire, observe sa sœur tracer des lettres sur le papier pour répondre à leur père. Puis vient une écriture trouée, des vers qui n’atteignent pas la phrase, pour évoquer ceux qui « avancent / piétinent / avancent », ce mouvement de conquête et repli – ce qui revient au même. Alors la narration, elle-même percée, progresse vers l’histoire remémorée de ceux qui furent, à travers leurs traces. Ici, le temps n’est pas un simple flux. Le texte épouse ce mouvement qui va, cette force qui hésite, la ligne est discontinue.
On retrouve des mots presque oubliés (« la salle commune »), on revoit le visage ouvert et souriant de jeunes filles inconnues, sur les chromos, cartes postales anciennes, cela qui n’est rien – un trésor de mémoire. On imagine celle qui écrit, narratrice, poète, cherchant, dans ces traces dénichées, un fil. Et ce trésor, infime, l’écriture en est la matière, qu’il s’agisse des traces manuscrites ou des légendes courtes portées par les cartes illustrées, que Gabriel voudrait « EN COULEURS ». Les images révèlent aussi la vie à la caserne (fusil, godillots ou juste à côté, ironique portée, l’Arc de Triomphe de Paris). Succession d’instants, le quotidien d’ « une religieuse en cornette », « une épouse », « des enfants réunis autour d’une mappemonde », l’absence du père est comblée par ce réseau d’images que les enfants voudraient traduire « en mots ». Genèse. Rituel de plume et d’encrier –buvard. Or les mêmes mots s’écriront, « carte très jolie… deux bons points… hâte de te voir ». Ici c’est déjà l’oubli que la poète retient, ici un livre s’écrit. Le livre avance, de prolepse en fil rompu du temps recousu (de 1915 à 1924), ce « fil des générations » qui couvre d’oubli le temps qu’on peut à peine entrevoir, ce fil rompu entre la vie paysanne, « sur une terre trop ingrate », et le destin de Gabriel qui la quitte. Dans le texte, la figure de la coupe rythme les pages, « le soir tu es rompu », écho de la faux, ou plus tard, en 1937, « [l]a rivière sépare les deux villages »… Comment réparer les trous du temps, lier la mémoire au texte et renouer le fil ? Un accident a blessé l’oncle cultivateur, « une roue de chariot lui est passée sur le corps, l’estropiant pour toujours ». Une des photographies, retrouvée par la narratrice, le montre « très droit, étrangement crispé », appuyé sur les deux femmes, épouse et belle-soeur, qui l’entourent. Perception des êtres en ce à quoi ils appartiennent : terre nourricière qui façonne les personnes, leur donnant un visage et l’âme de ce qu’ils sont, voués au travail, au sacrifice peut-être :
« Qui est-il sans la chaleur de ses bœufs sous la paume, sans leur dialogue complice, attelés ensemble pour l’éternité ? »
Oncle claudiquant, livré au manque, les prépositions privatives lui ôtent sa vocation, homme voué à creuser sillon pour retourner la terre, la rendre féconde et l’on retourne à la faux initiale, au fil rompu des herbes qui furent avant la coupe. On le dit fou, on le condamne, les femmes prient pour le garder du diable, elles toutes qui cherchent à le protéger. De lui-même, elles ne le pourront pas, il se pend. Le fil et la corde, en écho.
Ainsi, le récit lacunaire avance : bond de quelques années et le futur simple pour évoquer ce qui se serait passé, autre trame ou la même, celle du fil noir de l’encre que la poète tisse, Pénélope de la mémoire elliptique retenant le temps, suggérée par plusieurs clichés retrouvés. Parfois les verbes d’action occupent le devant de la scène (« il fera…allumera…regardera…sortira…choisira »), prophétie à l’envers d’un temps passé troué, inventé. Gestes rituels :
« Puis il sortira son couteau, et avec lenteur, circonspection, il choisira deux branches bien droites, qu’il coupera avec soin. »
Penser au geste séculaire de la taille (branches de noisetier), fondre le geste individuel en ceux des autres : bâton de marche, appui, comme écrire se fonde sur la remémoration nécessaire et créative d’un passé que l’on ne peut que supposer. Les traces sont trop infimes pour être fidèles à chaque mouvement, mais la restitution existe et l’arbre ne vit pas sans racine. Entre la mère et le fils, Gabriel, le patois à mi-voix lorsqu’ils se retrouvent, pour partager ce qu’il est devenu : parti, pour un autre métier plus sûr. Ce dialecte du pays où les clochers sont en forme de bulbe ne sera plus parlé par les enfants partis près de Paris.
Que reste-t-il de ceux qui nous précèdent lorsque la faucheuse, passée, a coupé tous les fils, lorsque les branches de l’arbre ont été sectionnées ? L’interrogation suscite également l’idée des destins alignés. La ligne pour Françoise Ascal est cruciale : ligne des combattants de guerre, lignée des descendants, nervures des feuilles, irriguées.
Dans L’évolution créatrice, Bergson montre que « comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être conscient pris à part, l’organisme qui vit est chose qui dure. Son passé se prolonge tout entier dans son présent, y demeure actuel et agissant »2. L’anthropologue anglais Tim Ingold prolonge la réflexion du philosophe en montrant que les arbres généalogiques rendent mal compte des lignées : chaque personne y est un point. Les lignes n’y sont que des connecteurs indiquant un lien : union (avec ou sans amour ?), filiation (avec ou sans amour ?). Alors que les vies ne sont pas des points mais des lignes, entrelacées, chacune partant d’une autre, en divergeant lors des séparations ou des éloignements, puis se rapprochant des mêmes ou d’autres. Le fil de la vie qui se transmet est aussi constitué d’histoires racontées, de gestes enseignés, d’habitudes, de regards. La transmission s’établit des parents aux enfants, mais souvent aussi des grands-parents aux petits-enfants. Tim Ingold évoque « la tresse de la vie »3.
Gabriel adolescent, poussé par sa mère qui rêve d’une vie autre que la sienne pour son fils, quitte la ferme pour faire des études et passer un brevet de technicien. Puis ce sera un emploi dans la banlieue parisienne, le mariage, un enfant. Divergence alors, éloignement, une vie.
Jeux de points de vue déplacés, les cartes postales de Gabriel s’éteignent à l’hôpital de Besançon. Intercalées, elles forment un récit troué, obus tombés dans la mémoire dont le fil se noue pour révéler un passé qu’on suppose, les traces d’une fin de vie. Cette transposition s’apparente à l’appropriation, tentative pour lire et faire sien le destin des aïeux, leur trace menacée entre dans une préservation. Alors les fils (du trousseau) apparaissent encore, métaphore filée du destin : en 1926, Marthe brode sa robe de mariée, mariage « sans amour, mais sans aigreur », « [e]lle trace des arabesques, rehausse de satin la taille » et se souvient de celui qui partit – ne revint. « [V]isage pétrifié » : ôtée par la guerre, la promesse de l’amour a cédé. Les mots se succèdent (père et l’aimé secret), les soirs d’orage, les sauts dans le temps (1953), le basculement d’une génération à l’autre et le mot « zébrures », répété, dans le ciel d’orage ou parce que le cri et les gémissements des hommes, dans les tranchées, percent les âges comme le grondement du tonnerre. La terre rappelle qu’à elle on revient, « porteuse d’os et de fleurs », vie et mort mêlées, deux fils qui se joignent ou un seul promis à disparaître.
Guerre et la veuve, guerre et le mari ou le fils ôtés, ce sont les enfants qui porteront « une poignée de champignons fraîchement cueillis. Ce sont les premières girolles que la chaleur de juillet mêlée aux brèves ondées ont fait jaillir en une nuit sous les sapins. »
En bout de récit, un fil se coupe : Joseph mort à l’hôpital militaire, laissant un message humble où l’amour murmure la mort prochaine pressentie. La narratrice clôt ce récit en décrivant le cimetière qui semble oublié, où les tombes abimées, la végétation se mêlent et emmêlent les noms, « [o]n finit par ne plus savoir ce que l’on cherche ». Des os exhumés apparaissent, morts remontés, terre retournée, fragments :
« On marche sur d’anciens corps de femmes, d’hommes, d’enfants, on avance parmi des morts remontés de terre, affleurant sous sa croûte durcie. »
« Trop de morts », ici, partout, dans la maison à l’abandon qui fut celle des vivants où trouver les cinq cartes postales et le « canif de fer-blanc » qui laisse passer les souvenirs, pour tapisser la mémoire. La faux revient, son ombre sur la fin, fil de l’oubli passé par le tranchant d’un objet intercesseur :
« Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. »
Entre l’aube et le crépuscule – nul choix, la faux s’abat. Mais le cœur bat trop fort de tous ses morts au secret, même le fil dénoué d’une narration trouée les entend encore.
Dans le livre déjà cité, Tim Ingold, à propos de la lecture au Moyen Âge, évoque le souvenir comme un cheminement : « La mémoire doit donc s’entendre comme un acte : on se souvient d’un texte en le lisant, d’un récit en le racontant et d’un voyage en le faisant. […] un texte, un récit ou un voyage est un trajet qu’on accomplit et non un objet qu’on découvre. Et même si chaque trajet couvre le même terrain, chaque déplacement est unique. »4 Françoise Ascal nous entraîne dans son cheminement. Les lignes de son grand-père Joseph, traces de sa vie, permettent de faire venir à la mémoire les fils liés à cette vie. Et chaque lecteur est renvoyé à lui-même et à sa propre tresse de vie.
Dix poèmes, à la fin du livre, pour Noir-racine et le sème de l’obscurité agglutine les deux textes, c’est l’ombre vouée de la frontière entre l’enfance et l’âge adulte qui force – point. L’odeur de fermentation des fruits guide ces pages, elle actionne un temps qui fait surgir les êtres dans l’ombre. Silence. Ne se délivre pas la mémoire, en terre, elle bat. Ne débute pas (ni début ni fin : tout déborde).
Obscurité dans la ferme, la tenue de deuil, noir des secrets et des non-dits : ces générations qui précèdent et dont nous ne savons rien. Et puis le noir des disparitions à venir.
Ce qui a si bien noué ces fils de sorte qu’ils puissent ici réapparaître, c’est la force de l’amour, celui d’Élise et Joseph. Jamais Élise n’a voulu se remarier malgré les sollicitations, et Joseph a continué de vivre en elle. Amour encore, celui de Marthe pour un jeune homme à peine connu et mort à la guerre, jamais oublié lui non plus. Enfin l’amour d’Élise pour son fils dont l’éloignement est un sacrifice et puis celui de la narratrice pour sa grand-mère…
Lignes et traces se tressent en fil de broderie, sillons des labours, lignes d’écriture, fil de laine du tricot, lignes courbes tracées par la faux, chemin de mémoire allant de trace en trace, de vie en vie, vies mêlées et enchaînées.
Pour ces derniers poèmes, une ligne encore, les mots, pour « les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait ». L’écriture, alors, contre ce noir, juste pour regarder en face et franchir.
Isabelle Lévesque
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1 Lignées, de Françoise Ascal, dessins de Gérard Titus-Carmel – éd. Æncrages & Co, 2012.
2 Henri Bergson, L’évolution créatrice, Presses Universitaires de France, 1941 – coll. Quadrige p.15.
3 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, traduction de Sophie Renaut, Éditions Zone Sensible, 2013 – p.152. Voir en particulier son schéma très éclairant de la p.154.
4 ibid. – p.27.
Françoise Ascal : « Noir-racine » précédé de « Le fil de l’oubli », par Lucien Wasselin, in Revue Textures, juin 2016
On écrit pour ne pas oublier d’où l’on vient. J’ignore tout des origines de Françoise Ascal, mais je suppose que c’est elle la narratrice de ce « Fil de l’oubli » et je me plais à imaginer qu’elle est la petite-fille de Joseph et d’Élise… Il faut souligner d’emblée que l’éditeur (Al Manar) a eu l’excellente idée de réunir dans ce volume deux ouvrages publiés précédemment : « Le fil de l’oubli » (chez Calligrammes en 1998) et « Noir-Racine » (sous forme de livre d’artiste avec Marie Alloy (en 2009 aux éditions Al Manar). Les deux livres se complètent et s’éclairent mutuellement.
« Le fil de l’oubli » – au titre significatif – est une suite à la fois simple et complexe. Complexe parce que s’y mêlent l’évocation de la guerre de 1914-1918 (actualité oblige en 2016 !), l’enfance et le milieu rural où la nature et les gestes ancestraux ont une grande importance, où se mêlent vers et proses (lettres du front en particulier). Rien de convenu dans le discours de Françoise Ascal qui évite la pose héroïque et la bravoure des Poilus. Il faut s’arrêter sur l’évocation de la guerre : au contraire, description de l’ordinaire de la vie du soldat, mise en évidence à travers les enveloppes (qui sont un moyen de propagande du pouvoir de l’époque) du sentiment nationaliste qui laisse de côté les intérêts de classes, alliance du sabre et du goupillon… Simple parce que dès la première page on devine où Françoise Ascal veut amener son lecteur… Quant à la vie des protagonistes restés au village, tout est dit : les joies modestes, les craintes, les espoirs, le travail de la femme (manuel, bien entendu), le chauffage au bois, l’école, l’écriture, le catéchisme… Mais Françoise Ascal ne respecte pas la chronologie, elle ignore la linéarité. Quatre fils temporels sont identifiables : les lettres de Joseph à sa famille et les réactions de celle-ci, le devenir de Gabriel le fils, le mariage (raté) de Marthe la fille, la petite-fille… C’est l’occasion pour Françoise Ascal de reconstituer sans pesanteur l’histoire de cette famille ordinaire et des drames qui vont la frapper (la mort de Joseph et celle de l’amoureux de Marthe car la guerre est avant tout vue comme une boucherie, un carnage). Une histoire marquée par la double activité qui permet à Gabriel d’échapper à la condition paysanne (tout est dit dans ces mots : « rompre le fil des générations asservies à un trop dur labeur, sur une terre ingrate »), le suicide de l’oncle, l’alcoolisme de Marthe, l’opiniâtreté d’Élise devenue veuve : tout est évoqué, avec une extrême pudeur, y compris l’amour qui unit Joseph et Élise… Et Françoise Ascal évite le jugement moral : ce qui ne serait qu’atavisme prend les allures d’une grandeur teintée de résignation. Et entraîne la révolte du lecteur. À la recherche de ses racines, Françoise Ascal ne manque pas de poser cette fameuse question « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». Et de réaliser le rêve de celle qui n’a « jamais cessé d’entendre gémir les hommes au fond d’obscures tranchées » : lire et écrire. De prendre une revanche sur la vie qui bafoue les promesses de l’enfance. De s’attacher à cet humble canif de fer-blanc qui prend une dimension symbolique car « il y a trop de morts de par le monde » et on ne finit jamais de « brasser encore et encore du temps solidifié ».
Françoise Ascal n’aura fait que redonner une bouche à la langue du monde, redonner une voix à la grand-mère et à la tante, avec discrétion. On n’en finit jamais de mourir de son enfance et c’est là que les deux livres s’éclairent réciproquement : si on ne sait rien (et tout) « du sang répandu qui a noyé son âme, de la boue des tranchées pétrifiée dans son corps, ensevelissant l’aimé, puis le frère trop jeune, puis les rêves », la leçon est donnée, définitivement : « Lire, écrire. Contre l’obscur ». Françoise Ascal ne manque pas de talent !
(Françoise Ascal, « Noir-racine » précédé de « Le fil de l’oubli ». Editions Al Manar, monotypes de Marie Alloy, 74 pages, 15 €.)