Description
Voilà, je reviens de là-bas
Le café est froid et cette larme figée dans mon oeil ne veut pas couler
J’abandonne les mots
Je bois de la folie
Je veux raconter deux ou trois choses
Peu m’importe qui me lira et quand
Le parfum du corps bien-aimé s’est dissipé
C’est un corps qui mûrira bien
Comme une vigne chargée du meilleur muscat
Un corps au pied duquel je serai poussière
Et désir de poussière
La critique
Emmanuel Moses : LE VOYAGEUR AMOUREUX (Al Manar)
C’est un traité d’amour. Poèmes sur le bonheur. L’écriture est simple et fluide. Parce que parler d’amour est apparemment simple aussi. Surtout lorsqu’on est heureux. La difficulté, le danger presque, c’est d’en parler d’une façon mièvre ou banale. Emmanuel Moses évite ce travers Nous disons : « Viens ! « à la bien aimée / Dans les rues éclatantes d’amour Il y a de la lumière sous chaque mot. Le recueil témoigne avant tout du temps qui passe sur lequel s’interroge sans cesse le poète, en filigrane d’une poésie en quête de félicité vaguement mêlée d’inquiétude. Les rondes, soleil et lune, rythmées par le tabac et davantage encore le vin, comme gage de la présence au monde et du plaisir et de l’ivresse. La chambre des rêves se remplit de plumes de cygnes le matin / Et de plumes de corbeaux le soir Quelquefois on reste dans l’inventaire de la journée, très proche du journal. A d’autres moments, des références nettes reviennent à l’auteur qui a longtemps vécu en Israël : L’idiot a un cœur gros comme une pastèque de Jaffa ou bien : pour tes cils / Semblables […] A des lames de cimeterres Le temps est d’autant mieux saisi dans son passage opaque que la poésie d’Emmanuel Moses peigne son écoulement continu sur la plupart de ses pages. Mais l’essentiel est consacré au sentiment amoureux, axe central d’un recueil au fond optimiste et salvateur Tu sais que si j’avais deux âmes / Elles t’appartiendraient l’une et l’autre avec en arrière-plan la philosophie d’un homme vivant pleinement les sensations heureuses, et sachant les apprécier dans leur fugacité. S’il y a conflit, c’est forcément entre ce bonheur approprié, revendiqué et le temps qui use et fatigue toute chose. Cette lutte infinie entre l’éphémère et l’éternel qui se cognent chaque jour et toute une vie durant. Tout le matin, mon amour, nous avons traversé le monde / Qu’importe le chagrin et l’impermanence des choses ? Emmanuel Moses sait capter l’instant : un paysage, nature morte qu’il ressuscite, une harmonie définitive, et un sentiment comme une écume d’être. Le voyageur amoureux peut en écrire à chaque page de sa vie amoureuse, aventurière. L’étoile tracée sur la vitre du bus, où file-t-elle ?
Jacques Morin, Décharge n°163, septembre 2014.
16 € www.editmanar.com (Dessin : Liliane Klapisch).
Emmanuel MOSES : Le Voyageur amoureux,
Dessins de Liliane Klapisch – Ed. Al Manar, 84 pages, 16 €
Prix Max Jacob 1993, Emmanuel Moses est à la fois romancier, poète et traducteur. Son dernier recueil mêle gravité et fantaisie dans des poèmes ponctués d’ellipses, tissés de notations faussement naïves, voire décalées, sur le mode du survol et de l’effleurement. Un rapport brouillé mais sensuel au monde se dessine dans des évocations impressionnistes qui échappent à la mémoire, perdent tout signe de reconnaissance, dérivent vers l’effacement : « je bois de la folie / […] Le parfum du corps bien aimé s’est dissipé / Un corps au pied duquel je serai poussière / Et désir de poussière. » La tentation du merveilleux perce parfois, avec une distanciation ironique, attire la complicité du lecteur : « Une étoile peut chanter / Je le sais / Il suffit de lui demander.» Certains de ces poèmes adoptent une structure de sonnets en vers libres, tel celui sur le cimetière de Roscoff dont le tercet final produit avec humour un effet de chute en trois aphorismes radicaux : « Le silence est la plus belle des langues / L’éternité est le plus beau des temps / Et le trou est le plus bel infini. » Le recueil s’achève sur une prose insolite sur le refus de mourir, énigmatique, inspirée de Rilke et de la mythologie grecque…
Michel MÉNACHÉ
CCP n° 29, cipM