Provocation liminaire à son dernier ouvrage édité avec soin par Alain Gorius, James Sacré déroute d’emblée le lecteur par cette annonce énigmatique : Le vrai titre s’est effacé…
Avec sa manière abrupte de déhancher la syntaxe, de mêler une oralité rugueuse, le souffle court, à ses esquisses, de dénuder la réalité des lieux qu’il décrypte dans le poème, James Sacré surprend le lecteur, l’agace un peu parfois, mais si celui-ci se laisse emporter par ce rythme claudiquant, ce prosaïsme apparent, il se surprendra à co-habiter avec l’auteur au plus intime de ce Paysage sans légende né des peintures sur papier de Guy Calamusa…
Le poète, dans ses constructions / déconstructions de fresques langagières minimalistes, « dit du vivant », dévoile son espace mental calqué sur ses paysages de prédilection, ceux du Maroc notamment qu’il aime et parcourt depuis plusieurs années. Tout, dans cette écriture elliptique « fait signe » pour animer imperceptiblement « le tremblement des mots dans le dessin. »
La démarche de l’artiste est pour ainsi dire mimée dans l’écriture. Le poème de James Sacré recrée en effet le geste de la main du peintre, se fond dans le mouvement jaillissant des formes ébauchées ou ébréchées par Guy Calamusa :
Une grande nuée se donne
Comme un allusif fond mouillé qui a
Rendu vif un gribouillis de paysage
(Ou si ce qu’on a rêvé
S’est défait dans le geste de faire ?)
On y distingue un petit personnage :
Quelques traits d’encre qui sont
Gestes d’avoir vécu en ce qui n’est plus là
Et solitude d’un graffiti, comme un essai raté
D’affirmer de la vie
Lyrisme aride, sans afféteries. La main touche et retouche, griffe et caresse la page. « La petite herbe des mots » pousse dru dans le champ de l’éphémère…
« Le paysage est sans légende » de James Sacré, par Antoine Emaz
Entre Sacré et le paysage, l’histoire est sans doute aussi longue que celle de sa relation à la peinture. Dans ce livre, les deux lignes se rejoignent à travers les dessins à l’encre de chine rehaussés d’aquarelle de Guy Calamusa. Ils sont sans titres, donc « sans légendes », mais ils renvoient assez clairement à des paysages marocains, même si Sacré insiste sur le fait qu’il s’agit plus pour lui d’une rêverie que d’une localisation nette : « Quoi de précis verrait-on dans le mot « Maroc » ? / Sinon d’autres mots ; dessiner, peindre : » (p.22).
Et le poète rappelle à plusieurs reprises cette situation d’écriture particulière : il ne travaille pas sur le motif ou à partir de ses carnets ou de ses photos, il écrit à partir des dessins : « le dessin d’un paysage » (p.9), « un ensemble de dessins » (p.12), « le pinceau » (p.16), « en peinturant » (p.18), « en regardant ces dessins » (p.22)… Mais cela va donner lieu à un rapprochement entre « écrire et peindre » (p.12), d’autant plus évident que le style de Calamusa se rapproche d’une forme d’écriture : « griffonnages » (p.12), « gribouillis » (p.36), « graffiti » (p.42)…
A partir de là s’établit une relation profonde entre peintre et poète. Sacré souligne tout l’aspect buissonneux, broussailleux du tracé (pp.21, 39…) ; il note le brouillé (p.9), le tremblé (p.11) du rendu. Le paysage se défait (pp.15, 18, 26), s’éboule (p.32), se déchire (pp.13, 21, 28, 30)
… Dans son travail, Calamusa rejoint une instabilité foncière chez Sacré : même si le dessin, ou le poème, croit fixer le paysage, c’est un leurre, il fuit : « Depuis toujours, / Et malgré l’art et la science / Le monde nous échappe. » (p.25) « Et quand le paysage est là : / On reconnaît, / Mais on ne sait plus rien. » (p.22) « Si jamais rien, écriture ou dessin / Fut solide un jour ? Et demain ? » (p.17)
On retrouve ici deux angoisses aussi tenaces que motrices d’écriture chez Sacré : le temps, et l’impossibilité de fixer vraiment par l’art ce qu’on voudrait éterniser. Sur ces deux points, il semble qu’il n’y ait aucune victoire possible. Par contre, et c’est heureux, l’artiste et le poète ne sont pas totalement voués à l’échec. Ils peuvent opérer « une sorte de raccommodage » (p.18). Si « Tout le solide s’émiette : un
sentiment que donne la couleur / Va peut-être retenir / Le monde et ses mots. » (p.13) L’oeuvre reste fragile, mais possible : « De minuscules signes tentent d’orienter le désordre, / Comme ferait un poème devant n’importe quoi. »(p.31)
Au bout, le créateur ne triomphe pas avec gloire et fanfare mais il est rescapé, sauf, et capable encore d’un « geste vivant » (p.39) Et dans les limites imposées par la simple existence, c’est bien ce qui importe :
« Tout s’écroule, peut-être pas tant : / La finesse d’un trait longuement tiré t’emporte. / Un mot venu s’en va dans un autre. / Le sable fin du papier pour finir, un léger / Bruit de stylo Bic ou de pinceau:/ Le bruit ténu duvivant. » (p.37)
Antoine Emaz
James Sacré – Le paysage est sans légende
Dessins de Guy Calamusa
Ed. Al Manar – Alain Gorius
45 pages – 16 €
In Le paysage est sans légende, James Sacré responds to lines, people, and space in the accompanying drawings by Guy Calamusa, asking “[s]i on arrive, ou si tout s’en va?” (33) and avowing that the poet and the painter merely trace “[l]e bruit ténu du vivant” (37) in its transitions.
Prof Aaron Prevots, The French Review, Southwestern University, Georgetown, USA
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