Lauzes

A partir de 20


Recueil de nouvelles et textes brefs, entre rêve et poésie. « Il est question en ces pages de paysage mental modelé par la force vivante de l’imagination (M-H. Prouteau).

Accompagnement plastique : Guy Paul Chauder. 20 ex tirés à part rehaussés de quatre originaux par l’artiste.

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Description

La Préface de Marie-Hélène Prouteau :

 

Lauzes. Ce titre d’abord, sa puissance d’étrangeté. Pourquoi ces pierres plates qui, depuis des temps lointains, gardent en elles les histoires, les rumeurs, les légendes ? Elles ont enchanté Stendhal en son voyage en Italie. Marques et blasons d’anonymes généalogies, les lauzes d’Angèle Paoli font signe vers des traces humaines familières à la marcheuse. À la fin de chacune des dix-sept petites proses, une lauze, pierre et poème à la fois, déposée comme un point d’appui, un signe qui ouvre le chemin. La pierre, le poème, la petite prose : beauté de ce glissement simple et insolite.

Ces lauzes invitent ainsi à passer d’un lieu à un autre, d’un temps à l’autre, du réel à l’imaginaire, le tout dans l’élan d’un mouvement. Comme les pierres de gué qui font oeuvre de passage. Et l’on s’enchante d’aller « à sauts et à gambades », de s’abandonner à l’art subtil de ces miscellanées. Dans cette topographie rêveuse se télescopent bizarrement une gare de Rome, des paysages de Corse, une salle d’aéroport, un musée anciennement usine, un tableau d’un maître toscan. Voilà bien une poétique de la surprise et du collage. Apollinaire, cité en exergue de l’un des chapitres ne la renierait pas.

Sous les lauzes, les rêves, pourrions-nous dire. Car la résonance de la prose d’Angèle Paoli est celle-là même des rêves. Plus que de lieux réels, il est question en ces pages de paysage mental modelé par la force vibrante de l’imagination. D’une tranquille auberge située sur une plage italienne, on aperçoit un escargot géant et des hommes métamorphosés en arbres. Le monde vacille. Plus loin, des nonnes en cornettes qu’on dirait sorties d’un film de Vittorio De Sica côtoient des baigneuses nues. Étonnant Déjeuner sur l’herbe.

Les lauzes, sous la plume d’Angèle Paoli, deviennent rêveries du temps. Des sortes d’illuminations bousculent la linéarité temporelle, des présences anachroniques se font jour. Tel ce personnage d’Aïta, digne compagne néolithique d’Ötzi qui voit surgir autour d’elle bikinis et scooters d’aujourd’hui. Le voile des apparences se déchire pour laisser place à quelque chose d’insolite. Dans le déroulé du récit, la dissonance est omniprésente. Derrière le visible s’invente l’invisible. Un espace de mystères et de songes se libère pour tous les personnages. « Je scrute les alentours tout bruissant de forces indociles » dit l’un d’eux.

Le tissu sensuel de la rêverie, c’est le regard. Glissements successifs des choses regardées. Temps de l’étonnement où le corps se fait métamorphique, les cônes d’un vieux cèdre deviennent formes sexuées. Placer le regard, comme on dit placer la voix, tout est là. C’est-à-dire ajuster l’oeil à l’imprévu, à l’éphémère. Le regard en éveil s’enrichit de toutes les lectures. Comment ne pas penser à Colette, en lisant ces lignes : « Et moi qui passe, je traverse, surprise de la voir ainsi abandonnée sur le seuil. Les euphorbes ondulent qui la bercent. Elle est nue. Elle dort. Elle se rêve invisible. Que fait-elle en ce lieu hanté par les geais, les sangliers et mon regard ? ». Au détour d’un paysage harmonieux de Toscane surgit un personnage facétieux du Décaméron, souvenir de Boccace. C’est naturellement que le va-et-vient entre l’expérience sensible et la culture opère dans cette écriture de la bigarrure du monde.

Vivante au coeur de l’écrivaine, il y a l’Italie, toujours. Ferveur italienne de la seconde partie qui conjugue le baroque de l’usine Montemartini, la beauté d’un tableau de Ghirlandaio, la douceur d’un paysage toscan où s’entrouvre soudain une fêlure. Le trouble n’est jamais loin dans ces espaces hors sentiers battus. L’étrangeté nous traverse.

Comme nous saisit cette attirance mystérieuse pour le monde des insectes. « Grenouilles crapauds ricaneurs », si longuement regardés. Quelle familiarité se joue avec l’insecte tombé de l’arbre qui se débat comme le scarabée de Kafka ? Avec ces créatures disgraciées que son ami poète Jean-Louis Giovannoni appelle des « moches » ? Point de passion du collectionneur à la Ernst Jünger, dans son Chasseur de cicindèles. Il y a du Marguerite Duras fascinée par la mort d’une mouche chez cette Angèle Paoli qui sait retrouver l’enfant captivé qui demeure en elle et en nous tous.

La regardeuse ne se départit jamais de la mélancolie si prégnante dans ses poèmes. Quelque chose de fragile, de menacé pèse sur les destinées. Est-ce la mort ? Un tremblé léger de tristesse devant cette jeune fille qui dort pour l’éternité sur sa fresque étreint le coeur. Qui est au coeur de ces vacillements ? Je, tu, elle ? Peu importe. Ce n’est pas le moindre des charmes de Lauzes que cette identité flottante. La rencontre est à ce prix. Chaque récit dépose sur notre chemin sa part d’imprévu du langage : au gré de ces légères secousses et enjambées entre les pierres, le livre s’invente. Chez Angèle Paoli, l’écriture est un art des passages.

Marie-Hélène Prouteau

 

Un article de Philippe Leuckx :

 

Lauzes, Angèle Paoli (par Philippe Leuckx)

Ecrit par Philippe Leuckx 27.05.21 dans La Une LivresCritiquesLes LivresAl ManarPoésie

Lauzes, mars 2021, 124 pages (préface Marie-Hélène Prouteau, Ill. Guy Paul Chauder), 20 €

Ecrivain(s): Angèle Paoli Edition: Al Manar

Lauzes, Angèle Paoli (par Philippe Leuckx)

 

Voilà un ouvrage qui déroge à l’ordinaire des publications et le titre sans doute étrange en dresse une porte d’entrée insolite. Les lauzes, entre vert et gris, qui peuplent certaines toitures, servent de petites pierres pour accueillir ici chacune des découvertes romaines ou autres qu’un regard d’observatrice experte propose. Un rien entomologiste, visant à scruter à la manière d’un insecte le monde ambiant, la nouvelliste prend son temps pour trouver les beaux et bons mots aptes à restituer lumière, éclat, souvenirs.

Particulièrement beaux, les deux récits (Ponte MammoloCentrale Montemartini) qui nous mènent aux confins pasoliniens de Rome : Via Ostiense ou vers Tivoli, dans un endroit pas possible où il faut patience pour se trouver un bus, un train, mais où la solidarité sert parfois et heureusement de monnaie d’échange. On retrouve là l’esprit pasolinien des terrains vagues, des rencontres fortuites, d’une Rome populaire et quasi oubliée, loin du centre, aux confins de la ville. Angèle s’y trouve à son aise, dans la description précise de ces lieux désordonnés, bouillants de vie, incommodes et vrais.

Chaque poème sert de transition entre deux récits.

 

Les chasseurs à l’affût surveillent les talus

lauzes à découvert

bouquets de menthe bleue (p.61)

 

Chaque poème, comme une lauze zèbre le toit.

Transition ou miracle de vert gris.

L’Italie donne sa coloration particulière à ces récits, L’Arétin, la « Jeune fille morte », les collines toscanes s’imprègnent d’une atmosphère, à la fois ouatée et grave, à l’aune des fresques observées. Comme les lauzes se superposent pour offrir une étanchéité parfaite, les récits, ici, s’emboîtent pour dérouler la ferveur de la nouvelliste envers sa terre aimée.

L’écriture, très gourmande de sensations vives, se nourrit de termes rares, que la botanique enchante, sert une sensualité aussi vive, comme dans le volume Italies Fabulae, comme si les terres fêtées rejaillissaient dans la forme même du propos.

A-t-on jamais vu nonnains en cornettes pique-niquer toutes de noir vêtues sur une plage où les femmes vont nues ? Assises en tailleur sur les galets chauds voilures offertes à la brise et ailes d’aigrettes elles sont occupées à poser bien à plat nappes et couverts à soupeser des fruits la rondeur parfaite pêches joufflues et cerises gourmandes à picorer de-ci de-là de menues friandises qu’elles tirent, minutieuses, de leurs paniers (p.105).

Les décors d’île, les plages, « un vieux château » plein d’araignées, les relents d’histoires anciennes, l’imagination méditerranéenne offrent à l’ensemble les repères d’une culture joyeuse, des paysages qui puissent enivrer ou étreindre l’âme du lecteur gourmet, qui ne se contente pas d’intrigues mais s’émeut de l’enchantement cultivé d’une nouvelliste qui sait, ô combien, manier la langue de Voltaire et raconter, en témoin, en observatrice heureuse, les rêves de son âme profonde. N’y manque même pas la trace corse, puisque les belles illustrations qui signent ce livre de voyage sont dues à un pur Corse qui travaille sur l’île de Beauté.

Un livre enchanteur.

 

Philippe Leuckx

 

Angèle Paoli, poète, nouvelliste, critique, vit au Cap Corse. Elle a longtemps enseigné, et dirige depuis plus de seize ans un site remarquable consacré à la poésie, « Terres de femmes ». Elle a entre autres écrit : Italies Fabulae, et Tramonti.


« Nuits d’encre » du n°27 de la revue Spered Gouez / l’esprit sauvage.

Angèle Paoli

Lauzes (peintures de Guy Paul Chauder, Al Manar)

Les lauzes sont des pierres plates utilisées comme ardoises et tuiles dans la couverture des toitures ou comme pavés pour le dallage du sol. D’origine sédimentaire ou métamorphique selon la géologie locale, elles se rencontrent dans le sud  de la France jusqu’en Corse et en Italie.

A la manière des toits de lauzes, l’ouvrage de 120 pages est habilement composé en courts récits séparés par un poème en guise de pierre de callage ou d’appui. Ce tuilage délicat dessine une fresque aux couleurs minérales, « lumière fauve » changeante sous le soleil ou la pluie. « Déposée comme un point d’appui, un signe qui ouvre le chemin » ainsi que le souligne Marie-Hélène Prouteau dans sa préface, chaque lauze est une pierre de gué vers un « espace de mystères et de songes ». Les lauzes aux aspects « grenus poncés », « ridés rugueux » abritent lézards, griffons, grillons, figuiers, érables, vignes-vierges et lianes qui libèrent l’invisible et l’imagination. Angèle Paoli, nourrie de l’univers des peintres, y retrouve « les bleus-gris » des grandes toiles de Nicolas de Staël. Son regard aimanté par la rugosité du grain de la pierre aborde un « paysage mental modelé par la force vibrante de l’imagination » (M-H. Prouteau), s’imprègne de réel et d’imaginaire. D’une phrase à l’autre, elle glisse du visible à l’invisible. Quand bien même la robustesse de la pierre s’oppose à l’instabilité  du regard, le paysage vacille et soudain s’échappe dans les interstices de la pensée. Tel un palimpseste qui laisserait entrevoir les précédents états de sa matière, l’univers éphémère et mouvant  de Guy Paul Chauder s’accorde parfaitement aux traversées  luxuriantes et sensuelles d’Angèle Paoli.

Marie-Josée Christien

août 2021


LE TIRÉ À PART accompagné par Guy Paul Chauder : quatre interventions originales en technique mixte dans chacun des 20 exemplaires.

 

 


Lauzes
Entretien avec Angèle Paoli, par Isabelle Lévesque

Angèle Paoli, Lauzes
accompagnement plastique : Guy Paul Chauder.
Al Manar, 2021 – 120 pages, 20 €

 
Isabelle Lévesque : Le titre de ton livre, Lauzes, me fait penser au titre d’un recueil de Pierre Reverdy : Les ardoises du toit. Ce poète est bien présent sur Terres de Femmes, et tu donnes même à lire plusieurs de ses poèmes dont le premier de son recueil de 1918 qui commence ainsi : « Sur chaque ardoise / qui glissait du toit / on / avait écrit / un poème ». Peut-on opposer une civilisation ou une culture des lauzes à celle des ardoises ? De quelle sorte de foyer les poèmes sont-ils le toit ou le sol ?

Angèle Paoli : Les ardoises du toit. Ce rapprochement avec le recueil de Pierre Reverdy m’émeut. Je n’y avais pas pensé et tu mets ainsi le doigt sur un indice essentiel pour moi, qui prend racine, sans doute, dans ma mémoire d’enfant. L’ardoise, celle sur laquelle on inscrivait ses réponses, avec le bâton de craie grise qui grinçait un peu, a sans doute précédé de longue date « l’ardoise du toit ». Mais lauzes et ardoises se rejoignent, qui ont les mêmes textures ; et offrent le même côté lisse sur lequel inscrire un poème comme celui de Pierre Reverdy.
Les « lauzes » de mon recueil participent à la fois du toit et du sol. Les toits de mon village sont des toits de lauzes (teghje) et j’en ai fait des pierres de gué, des appuis sûrs pour qui court sur les sentiers. Et des poèmes qui viennent s’insérer, comme autant de « mots de passe », entre un univers et un autre.
Le poème de Reverdy, qui part de l’ardoise du toit, s’évase vers d’autres points d’appui qui élargissent l’espace vers d’autres richesses. Le poème est là, qui dans sa simplicité exemplaire, offre cet élargissement.


Isabelle Lévesque : Eugenio Montale évoque, vue depuis la mer, la « Corsica dorsuta ». Il semble avoir employé là un néologisme pour décrire ton île. Son traducteur attitré (Patrice Dyerval Angelini) en emploie un également : « la Corse échineuse » (Os de seiche, Poésies I – Gallimard, 1966). Toi-même tu mêles ton français de mots corses ; c’est ainsi qu’un personnage met son « pelone » avant d’approcher des « stantari ». Et tu crées aussi des mots, comme cette « lauzémeraude effritée par le temps ». Le lexique habituel est-il insuffisant pour décrire et raconter ce monde ?

Angèle Paoli : Effectivement, « dorsuto » est un néologisme de Montale très imagé et donc insaisissable. Intraduisible. Il n’y a pas d’équivalent français. Pourtant, à la fois fidèle à l’œuvre de Montale et en fin connaisseur de notre terre insulaire, Patrice Dyerval Angelini a magnifiquement traduit ce néologisme. C’est un coup de maître ! Il me revient en mémoire que j’ai parlé dans un de mes textes du « dorsoduro de la Balagne. » On retrouve entre l’adjectif de Montale et le substantif que j’ai utilisé pour évoquer la Balagne (dont j’aperçois depuis le hameau, les dures ondulations) la même idée de « dos » (ou d’échine) et les images qui surviennent, de succession du relief et de sa dureté. Ce terme de « dorsoduro » que j’ai accolé à la Balagne pour en caractériser la forme et la densité me vient de Venise et du quartier éponyme de « Dorsoduro », quartier animé et riche de commerces, du côté de l’Accademia où nous avions l’habitude de descendre. Le nom m’avait assurément séduite au point de sédimenter quelque part dans mon dictionnaire intime.
« Lauzemeraude » est un mot valise de mon crû, qui assemble, comme j’aime le faire, couleur et matière. Et si l’on prolonge le jeu sur les associations d’idées et de sons, le lézard n’est pas loin. Qui se faufile entre les pierres et se joue de mon imaginaire. Je crois que les poètes sont à l’écoute des mots, de leurs résonances, des possibilités qu’ils offrent, des correspondances qu’ils permettent. C’est chaque fois un étonnement lorsqu’un mot inattendu surgit à l’improviste sous la langue ou sous la plume. Et s’impose, comme une évidence de toujours. S’il est vrai que le vocabulaire usuel tend à aplanir le monde, à le chosifier et à l’affadir, il reste encore au poète la possibilité de triturer la langue, de sinuer entre Ses langues, lesquelles s’imbriquent tout naturellement ; d’inventer ou d’aller puiser dans les réserves autres, multiples, qui sont un enrichissement. C’est un plaisir et un bonheur qui survient là où on ne l’attendait pas.


Isabelle Lévesque : Employant une autre expression de Montale, qui disait vouloir « changer en hymne l’élégie » (« cangiare in inno l’elegia »), ne peut-on dire que Lauzes se trouve précisément dans cet entre-deux ? Célébration lyrique de paysages, de peintures et de fresques, de moments heureux, mêlée au chant de la nostalgie de l’enfance et de la mélancolie de ce qui disparaît ?

Angèle Paoli : Oui, c’est une bonne approche que celle que tu suggères. Il y a de tous temps eu en moi cette double tension entre le solaire et l’obscur. Les Enfers et la lumière. Entre la nostalgie qui est mon assise et la force vitale qui me fait rebondir dès que la nature est là, lourde de sève et de promesses. C’est là mon côté duel, Castor et Pollux. Ou encore, si l’on s’aventure du côté des forces féminines, de Déméter, la divinité grecque des moissons et de la terre, partie à la recherche de sa fille Perséphone, enlevée par Hadès et de retour sur terre au printemps pour honorer la terre de ses moissons (Perséphone grecque / Cérès latine) :

« Cailloux grenus poncés luxés
percés polis persépolis
perséphone assourdie… »

Comme elle, je me tiens en équilibre dans cet entre-deux. Dans un arrière-pays plus récent, il y a Yves Bonnefoy et « La dérision de Cérès » dans les Planches courbes.


Isabelle Lévesque : Lauzes paraît dans la collection « Récits & Nouvelles » des éditions Al Manar. Si certains des textes du volume peuvent correspondre à l’un de ces deux noms, on lit aussi des textes qui ressemblent à des poèmes en prose, et même des poèmes en vers, des pages de journal ou de carnet… Marie-Hélène Prouteau, dans sa préface, évoque des « miscellanées ». Pourtant à la lecture du livre, on perçoit une véritable continuité, d’abord entre les poèmes en vers intercalés qui ne forment qu’un seul texte en réalité : des mots répétés assurent l’unité de ce poème : « lauzes », « lézard », « camaïeux »… Et puis d’un texte à l’autre des effets de tuilage, un peu comme dans certaines traditions de chant breton ou corse, produits en particulier par les couleurs qui réapparaissent : du gris, du vert et du bleu, avec de nombreuses nuances… Comment as-tu conçu ce volume qui reprend des formes que tu avais déjà employées, mais séparément, dans tes livres précédents ?

Angèle Paoli : J’ai le sentiment en réalité d’avoir toujours la même conduite d’écriture. D’user du même matériau. Qui constitue une ressource inépuisable. Encore que… L’Italie, la Corse. Les objets sont toujours les mêmes, paysages, visages, souvenirs, moments. Couleurs. Mais j’aime aussi l’idée de mélanges et la variété que cette diversité offre à l’écriture. Une manière d’échapper. Au prévisible, à tout ce qui enferme. Quant à la question des genres, je la trouve dépassée. Certes, il y a le point de vue de l’éditeur qui a besoin de classer le recueil dans une niche préétablie. Mais pour ce qui est de celui qui écrit, écrivain ou poète ou les deux, il n’a y a aucune nécessité à se laisser enfermer sous une seule rubrique, cloisonnante, qui oblige à faire un choix unique. En ce qui me concerne, j’aime expérimenter des écritures diverses, le plus élargies possible. C’est ce que je suis en train de comprendre en relisant le romancier W.G. Sebald, et plus près de nous un écrivain comme Jean-Christophe Bailly. Des recueils comme celui de Florence Trocmé récemment lu et exploré – P’tit Bonhomme de Chemin, Lanskine 2021- ou celui de Françoise Clédat – Mi(ni)-stère des suffocations, Tarabuste 2021 – me confortent dans ce que je sentais en moi confusément. Et m’ouvrent des perspectives vivifiantes. J’ignore si cela aboutira pour moi sur une œuvre nouvelle. Mais peu importe. Ce qui m’importe c’est la jubilation face à l’imprévu que suscite toute écriture.
Par ailleurs, je me situe plutôt du côté du fragment. Parce que la vie est constituée de fragments. La mémoire elle aussi est fragmentée qui restitue des tesselles selon son bon vouloir. La mosaïque qu’elle nous tend est constituée de débris qu’en ce qui me concerne, je m’efforce de rabouter de recoudre de réorganiser avec beaucoup d’efforts. Tout en ayant conscience du leurre partiel de cette entreprise. Dans le même temps, face à l’identique, il me faut trouver autre chose. C’est la partie la plus délicate. Comment faire du neuf à partir de l’ancien ? Les lauzes et ce qui les rend vivantes, leurs reflets sous le soleil ou sous la pluie, les lézards qui filent se cacher dans le feuilleté de la pierre, tout cela s’est imposé un jour à moi comme le liant qui pouvait donner forme et originalité à un ensemble de textes qui puise sa matière dans des époques différentes ; qui pouvait créer l’unité nécessaire et cet effet de tuilage dont tu parles. Sous cette unité il y a toutes les peaux qui l’ont constituée, au fil du temps, par superposition. Je ne sais si le chant corse y est pour beaucoup. Peut-être le « lamentu » qui est inscrit au cœur de chaque insulaire ; mais cela aussi s’est fait à mon insu. Tant de choses surviennent là où on ne les attend pas. Ce que j’appelle de manière récurrente mes « traversées de pensées. »


Isabelle Lévesque : La seconde partie de Lauzes évoque l’Italie. Les narratrices et personnages sont étrangers à ce pays, pourtant c’est plutôt, comme Henry Bouillier l’écrit à propos de l’exotisme selon Victor Segalen dans Briques et tuiles, autre livre composite, « la réaction des choses devant l’étranger inconnu » que nous lisons dans Lauzes. Ce sont bien souvent les peintures et la nature qui parlent. Que nous apporte donc cette Italie si présente dans tes livres, sur Terres de Femmes (où l’on trouve une véritable introduction à la poésie italienne contemporaine), et dont tu aimes traduire les poètes ?

Angèle Paoli : L’Italie est au cœur de ma vie, et ce depuis toujours, ou presque. Depuis le collège, en tout cas. Après les études universitaires, ma passion pour ce pays s’est trouvée enrichie et décuplée par les voyages, très nombreux que j’ai pu y faire, jusqu’à récemment encore. Et les rencontres, elles aussi, multiples. Au fil du temps, des expositions, des déambulations dans les musées, la peinture a alimenté mes rêveries. Et elle continue de le faire. Je peux dire qu’elle m’habite. Qu’elle est là et ne demande qu’à trouver sa place dans l’écriture. La nature, les paysages, les jardins, les toits des villes, le labyrinthe des rues, la beauté des places, et l’écho qu’en donne la peinture italienne, m’offrent des résonances inépuisables. Et c’est alors que se produit une sorte de miracle. L’étrange ou l’étrangeté se muent en réalité. L’un déborde l’autre et je finis par ne plus savoir ce qui préexiste à cette magie, si c’est le réel ou l’étrange. De sorte que les voix aussi se mélangent à la faveur du jeu des pronoms personnels. Parfois la magie prend des tournures inquiétantes. Une sorte de vertige – qui va de l’exaltation à l’angoisse – s’empare de moi au moment où j’écris ces textes. Comme si quelqu’un d’autre s’emparait de ma main ou de mon crayon. Je revis les événements d’alors. L’écriture restitue sans doute une part de cette « inquiétante étrangeté ». J’écris toujours au crayon de bois dont la mine rassurante glisse aisément sur le papier. Parfois à vive allure.


Isabelle Lévesque : Dans Lauzes comme dans Italies Fabulae (Al Manar, 2017), les fresques tiennent une place importante. Qu’ont-elles de particulièrement inspirant pour toi ?

Angèle Paoli : Les fresques participent de cette magie, comme dans Roma de Federico Fellini. Les fresques s’effacent au moment même où elles sont ramenées à la lumière. Sous les regards ébahis des ingénieurs chargés du creusement du métro. La restitution de cette scène par la caméra de Fellini, m’avait littéralement subjuguée. Mais en Italie, les fresques sont omniprésentes. Dans les églises, dans les patios romains, dans les cryptes étrusques, sur les murs des villes. Il y a à Rome, dans les quartiers excentrés, des « murali » fascinants. Réalisés en nocturne par des acrobates de talent, ces fresques modernes dénoncent toutes les violences de la société, tous ses travers ; toutes les absurdités qui ont transformé les vies en cauchemar. Qu’elles soient exposées au soleil et aux vents ou mangées par le temps et par l’humidité, les fresques sont amenées à disparaître. Comme les ruines. Mais ce qu’il en reste et qui subsiste encore, moitiés de visages, paysages tronqués, décors floraux rongés, me fascinent par la force de leur présence. Les fresques, par leur beauté, par ce qu’elles ont gardé de lumière et de vivacité, et par ce que cette beauté nous dit du côté éphémère de toute chose (vanitas vanitatum) et de toute existence, nous parlent d’un temps qui a été, pour les artistes qui les ont réalisées, pour les hommes qui les ont côtoyées et admirées ; et qui ne sont plus. Comme nous-mêmes qui les regardons, sommes de passage et appelés à disparaître sans laisser de traces. Les fresques sont des traces d’un vivant qui fut et dont il ne reste que l’empreinte. Un vivant tellement proche et tellement palpable qu’il est impossible de n’en pas être émus.


Isabelle Lévesque : Dans La Grande Statuaire chinoise, Victor Segalen écrit à propos de sa traversée de la Chine : « On fit comme toujours un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi. » Voyage qui lui permit d’écrire ses textes les plus inspirés. Dans Lauzes, rêves et rêveries sont très présents. Les pronoms « je », « tu », « elle » offrent des statuts divers à la narratrice : nous semblons aller parfois d’une pure fiction à des notes de journal, comme si nous passions d’une facette à une autre de la réalité. Cette traversée de l’Italie n’est-elle pas aussi un « voyage au fond de soi » ?

« Les mille et une facettes de mon système oculaire s’activent sous l’effet percutant de la lumière mille et une petites ommatidies clignotent comme autant de miroirs miniatures. »

Angèle Paoli : L’écriture est pour moi « un voyage au fond de soi ». Un voyage en solitaire. Une plongée sans témoin. Éreintante. Désespérée parfois parce que l’entreprise est douloureuse, incertaine, exigeante. Exclusive. Elle monopolise toutes les énergies. Ne cède devant aucune demande extérieure. J’en sors exténuée. Il me faut puiser très loin ce qui s’est déposé quelque part à mon insu, comme sans en avoir l’air. Les voyages, les rencontres qu’ils occasionnent, les objets que j’ai pu croiser et qui ont retenu un instant mon regard sont autant de déclencheurs d’écriture. J’en ignorais la force. Cependant tout ce matériau était là et je ne le savais pas. Quant au regard, il est protéiforme, qui change aussi en fonction du moment et de l’humeur. Il actionne à sa manière les différentes facettes qui le composent et nous composent. La narratrice est elle aussi une et multiple, à l’image de la personne qui écrit.


Isabelle Lévesque : Dans Lauzes, si nous retrouvons une flore très variée et précisément détaillée, nous voyons aussi paraître de très nombreux insectes qu’il t’arrive même de faire parler. C’est ainsi que nous rencontrons une mouche (différente de la « Mosca » de Montale !) polyglotte puisqu’elle pratique le corse et l’italien… Que nous apprennent les insectes ?

Angèle Paoli : Les insectes nous apprennent à regarder et à scruter. Ils sont souvent minuscules et nous passons à côté d’eux en les méprisant un peu ou en les regardant de haut. Parce qu’ils nous révulsent et nous font peur. Ils nous parlent de nos peurs et de nos dégoûts. Ce sont les fameux « moches » de Jean-Louis Giovannoni. Et pourtant, ils ont tant de choses à nous faire entendre. Comme par exemple ce bousier qui roule sa bouse plus grosse que lui sur une route immense (pour lui). Ce sont mystère que sa vie et ses activités ! Les insectes sont innombrables (tant de variétés différentes !) et ils ont le don d’ubiquité. Apparaissent et disparaissent pour réapparaître un peu plus loin, quand bon leur semble. Et puis ils sont silencieux, ils font leurs affaires sans esbrouffe. Ils sont imprévisibles, comme les chenilles qui se balancent dans les arbres et se promènent sur mon écran. Cela m’amuse beaucoup de les observer. Cela peut durer des heures. Les insectes m’apprennent la patience et la détermination. Au fond, ce sont des compagnons amusants et drôles, qui s’adaptent bien mieux que les hommes à leurs terrains de jeux imprévus.


Isabelle Lévesque : À propos de langues, pourquoi introduire du corse et de l’italien ? S’agit-il de musique ? Est-ce lié à l’insuffisance des langues qui incite à trouver le mot le plus juste dans une autre ? Ou est-ce simplement un effet de ce « voyage au fond de soi » où tu rencontres forcément ces langues qui te sont intimes ?
« Mais ailleurs où était-ce ? Et qu’y avait-il à voir qui ne se pouvait discerner qu’avec un regard intérieur ? »

Angèle Paoli : L’italien et le corse sont mes autres langues. Mes langues de culture et d’enfance. Elles surgissent sans crier gare, elles sont là qui me guettent et m’attendent au tournant. L’italien, surtout, que je peux écrire spontanément. Avec le corse, c’est plus délicat. Pour un mot identique, la graphie n’est pas la même que celle de l’italien. Cet exercice de transcription de l’une à l’autre langue me joue souvent des tours. 
Ce n’est pas tant la question du « mot juste » qui se pose à moi que celle du jeu. C’est une jonglerie. Et je suis très joueuse. Savourer les mots comme dans les « Paroles gelées » de Rabelais. Ou dans certains poèmes d’Henri Michaux – « Dimanche à la campagne », par exemple-… « Jarrettes et Jarnetons » … Ce sont mes plus anciens maîtres. « Nous nous sommes tant aimés. » Il y a aussi les cailloux de Jacques Lacarrière, cachés entre les lauzes. La polyphonie des noms : noms de pierres, de fleurs, d’insectes. Pourquoi se priver d’une telle profusion ? D’une telle richesse. 
J’ai hérité de mon père ce plaisir des mots. Lui-même le cultivait, inventait toutes sortes de « forgeries ». Que l’on retrouve dans les poèmes de Lauzes. À table, il nous lisait Rhinocéros. La pièce de Ionesco venait tout juste de sortir. Je n’y comprenais rien mais mon père riait et il m’a transmis son rire. 
Passer du français à l’italien et du français au corse, c’est un peu comme jouer à cloche-pied d’une lauze à l’autre sans tomber dans le ruisseau. Lorsque j’étais enfant, je marchais souvent les yeux fermés sur les rebords du trottoir, en essayant de tenir l’équilibre et en comptant jusqu’à dix sans tomber. Et puis, bien sûr, c’est aussi ce « voyage au fond de soi » qui permet d’exhumer ce qui est enfoui. C’est mon travail d’archéologue ou de paléontologue (j’aurais tant aimé gratter la terre pour trouver des tessons de poteries anciennes ou des os d’archéoptéryx). Enfant, j’enfouissais dans la terre des images, des carcasses d’oiseaux et les membres de mes poupées. Longtemps après, j’allais à leur rencontre et je les déterrais. Cela a à voir avec les rituels isiaques (dont, enfant, j’ignorais tout de la prégnance, en Corse) et qui étaient pourtant là, présents en moi depuis les origines.


Isabelle Lévesque : Les textes en prose de Lauzes sont écrits dans des styles assez variés (qui n’empêchent pas que ta voix soit toujours reconnaissable). J’ai remarqué en particulier des usages très divers de la ponctuation. Dans « Lucilia Cæsar », par exemple, nous trouvons des phrases très longues sans virgules, ou qui auraient pu être segmentées par quelques points. Ailleurs au contraire, des points scandent la parole : « Les dieux sont là, pourtant. Souverains. Innombrables. Et pensifs. » Les anaphores, les allitérations et les assonances sont aussi très présentes… Tout ce qui permet de parler de poèmes en prose. Abordes-tu l’écriture en prose comme ton écriture en vers ?

Angèle Paoli : Il me semble que j’ai davantage d’aisance avec la prose. L’écriture de la prose est spontanée chez moi. Le poème me demande beaucoup plus de temps de réflexion. Souvent je passe un temps infini avant de choisir entre les deux formes. Il m’arrive de réécrire un texte en passant de prose à poésie ou l’inverse. Je me perds en « essayages ». D’autant que la poésie d’aujourd’hui a beaucoup à voir avec la prose. Il me semble. Ce qui fait que je ne sais plus en quoi la poésie que je lis est poésie. Mais quel que soit mon choix, je travaille à l’oreille. Le visuel vient ensuite. Dans un second temps, qui est celui de la page écrite. Quoi qu’il en soit, je suis sensible aux allitérations et aux assonances ; au rythme ; à une certaine musicalité. Il m’est difficile de me séparer de ces outils parce qu’ils sont en moi ; qu’ils font partie de ma formation. Classique. Qui inclut le latin. La réflexion sur d’autres modes d’écriture – réflexion très enrichissante au demeurant, qui implique d’importantes remises en question – est venue plus tard, avec la fréquentation des poètes contemporains. Mais il est rare que je ne me laisse pas attendrir par la musique première. La prose dite poétique me convient assez. Mais elle comporte elle aussi ses pièges et monopolise toutes sortes de réflexions. Très complexes. Je suis une lyrique contrariée. Qui sait aussi reconnaître les bienfaits de cette contrariété.


Isabelle Lévesque : Tout au long du livre revient la lutte entre la mémoire et l’oubli. Des souvenirs, parfois involontaires, de l’enfance surgissent. Ces souvenirs, la rêverie, la lecture et la contemplation d’une peinture ou d’un insecte semblent éloigner d’une réalité présente, comme tu l’écris pour un personnage : « N’est-elle pas absente aux autres ? À elle-même ? » Face à tout ce qui indique l’effacement et la finitude, tu affirmes : « Mais éternelle est l’énergie qui unit le temps d’une lutte à mort les hommes et les bêtes. Éternel aussi le regard intérieur qui anime les âmes, par-delà le temps. » Dans le dernier texte, tu annonces la fin d’un monde. Le personnage est celui d’un autre temps, mais ce que tu en dis semble bien s’appliquer au nôtre : « Les signes ont déserté le monde et le monde vacille au bord du précipice. » La poésie a-t-elle à voir avec l’« éternel » ? Peut-elle agir quand « le chaos menace » ?

Angèle Paoli : Il y a de multiples raisons qui me font écrire : « N’est-elle pas absente aux autres ? À elle-même ? » Certaines ne concernent que moi, ma façon d’évoluer et d’entrer dans l’âge que l’on nomme « vieillesse » ; je me sens aux prises avec une certaine usure. Qui met à mal mes enthousiasmes. D’autres concernent tout ce qui dans notre pays menace de s’écrouler. Pour moi, à l’évidence, le « chaos menace ». À plus d’un titre. Mais à dire vrai, il menaçait sans doute aussi du temps du peintre Carpaccio dont le personnage et « l’ambiente » m’ont inspiré ce texte. La peinture comme la poésie, comme la musique et les arts en général ont à voir avec « l’éternel ». Ce qu’ils nous enseignent ou nous donnent à comprendre est de tous les temps. Peuvent-ils agir ? J’aimerais y croire. Et je répondrai par une citation que j’emprunte à Florence Trocmé qui l’emprunte elle-même à Alexander Kluge, Chronique des Sentiments, Livre II, Inquiétance du temps, P.O.L., 2018, p. 10 :

« Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve, elle a la capacité de créer des relations. Elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet. » in P’tit Bonhomme de chemin, Lanskine, 2021, p.7.

Les insectes toujours nous accompagnent et nous suivent, quelle que soit leur vêture.


Isabelle Lévesque : Tes textes sont ici accompagnés par des peintures de Guy Paul Chauder. Pourquoi ce choix ? Comment s’est passée la rencontre entre ton travail et le sien ? Dans les peintures reproduites comme dans tes textes, découvrons-nous un monde qui s’efface ou, au contraire, un monde neuf qui se dévoile ?

Angèle Paoli : Le peintre Guy Paul Chauder vit en Corse depuis quarante ans. La Corse est un choix qui continue de l’inspirer. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de rencontrer le peintre et de découvrir son travail. Dans la principale galerie d’art de Bastia ainsi qu’au musée du Palais des Gouverneurs de Bastia, sis dans la citadelle génoise qui domine le port. Ainsi, lorsqu’Alain Gorius m’a demandé de choisir un peintre, j’ai spontanément pensé à Guy Paul Chauder. Alain Gorius a déjà travaillé avec Chauder. Ma proposition lui a convenu. J’ai donc envoyé à Chauder le PDF de Lauzes. Il a beaucoup aimé ces textes et a mis de côté pour moi un certain nombre de toiles en cours d’élaboration. Lorsque je suis allée à sa rencontre dans son atelier, il avait préparé toutes les toiles qu’il voulait me proposer. J’ai ensuite choisi celles qui me semblaient être les plus en résonance avec mes lauzes. Guy Paul Chauder travaille sur le signe, la trace, l’empreinte, sur ce qui s’efface et tend à disparaître. En même temps, il dévoile. En creux. Ce qui était enfoui en lui. Ce que l’on ne veut pas voir, qui est pourtant là, comme une menace. Qui a bouleversé sa peinture. Je ne sais si c’est un monde neuf. Sans doute aussi. Car qui dit effacement dit aussi surgissement.

 

 

EXTRAIT

 

La jeune fille et la mort

Le temps s’est arrêté. Les visages sont en suspens. La jeune défunte dort. 
Immobile sur son grabat. Elle ne voit plus par la fenêtre ouverte le paysage qui déroule ses sinuosités dans le lointain. Elle ne voit pas que le chemin rejoint le ciel ni que l’horizon soudain s’enflamme. Le soleil pourtant. Dans sa pleine phase de descente, il embrase la campagne les clochers et les tours. Rouge sang. La jeune fille dort. Immobile sur son lit de fortune. Son visage est calme. Serein. Rien ne l’oppresse plus de ce qui la faisait souffrir. Peut-être même esquisse-t-elle un sourire. C’est le sourire des morts. Un peu figé. Un peu froid. Mais paisible. De quoi est-elle morte ? Nul ne le sait. Pas même les voisines qui sont là à son chevet. Elle est morte de sa vie. Elle avait choisi la voie de l’ascétisme, dit-on ; depuis la mort de sa mère, elle s’était laissé dépérir. Malade. À force de privation. Des voix autour d’elle murmurent. On dit que sa famille avait connu des revers de fortune. Et qu’elle avait été ruinée. C’est pour cela que la jeune fille était pauvre. Il se disait à voix basse qu’elle avait passé sa vie allongée sur son grabat, rongée par la vermine. Tout cela sans jamais une plainte. Elle était orpheline, oui, depuis l’âge de dix ans. Ses voisines pouvaient le dire, qui seules s’occupaient d’elle. Lui apportaient de quoi se nourrir. Nettoyaient la pièce où elle vivait recluse. Nettoyaient les immondices. Et faisaient la chasse aux rats qui couraient autour de sa couche. Elle se nourrissait comme un moineau. Quelques fruits et un peu d’eau fraîche. Trois grains de raisins par ci, quatre grains de grenade par là. Elle disait que cela suffisait, qu’elle n’avait besoin de rien d’autre. Elle tenait les yeux grands ouverts sur le plafond. Il ne se passait rien. Elle attendait. La vie tout autour d’elle bruissait. Elle écoutait la vie. Mais la vie n’était pas pour elle.

Elle aimait par-dessus tout le rire des enfants, le braiement douloureux des ânes.  
Elle pensait que tout était contenu dans ces deux extrêmes. Comme lové dans les paumes de chaque main. Le chagrin et la joie. C’était comme les deux grains de la grenade, de part et d’autre de la membrane qui séparait la pulpe du fruit dans sa longueur. Le chagrin incompréhensible de l’âne, les rires inépuisables des enfants. C’était peut-être aussi comme les deux faces d’un miroir. Côté lumière côté ombre. Pour elle qui ne connaissait la vie qu’à travers les bruits qui parvenaient jusqu’à elle, la réponse à ses questions était énigme. Qui aurait pu apporter quelque lueur à ses interrogations ? Les voisines se relayaient auprès d’elle. Deux d’entre elles surtout. Mais elles étaient peu bavardes. À tour de rôle chacune lui racontait la ville. Peu de mots suffisaient pour dire son charivari ordinaire. Celui des artisans et des commerçants. Celui des maîtres houspillant les chenapans au sortir de la classe. Celui du forgeron et du céramiste. Celui de l’arracheur de dents et du médecin. Celui des prêtres qui prêchaient dans les églises. Celui des matrones qui se rendaient en chantant à la rivière. C’était cela le charroi de la ville.

Parfois la soldatesque en arme passait dans les ruelles ; elle emplissait les rues du cliquetis 
de ses lances et du claquement des sabots de ses montures. Elle traversait les champs au galop. 
On entendait frémir la terre et on voyait fumer les vignes. Tout tremblait. Le ciel s’obscurcissait dans la crainte de nouveaux orages. Le vacarme s’estompait. Et tout rentrait dans l’ordre. La colonne de feu surgie de terre s’apaisait. Elle finissait par disparaître. Sur sa couche, la jeune fille frémissait. Pourvu qu’on ne la trouve pas. Pourvu qu’on la laisse à sa solitude. Ses voisines lui rapportaient. Les malheurs de la guerre et les désastres. Elles craignaient de l’inquiéter et de nourrir en elle de mauvaises pensées. Elles les chassaient d’un revers de main et s’arrêtaient pour écouter chanter les oiseaux. 
Les soirs d’été, la jeune fille se perdait dans l’écoute des trilles du rossignol. Mais ce qui la tenait le plus en émoi, c’était la plainte de la hulotte. Elle devait être toute proche. 
Peut-être dans le tilleul tout près de sa maison. Elle n’avait jamais vu l’oiseau mais il lui tenait compagnie, soir après soir. Parfois, une autre hulotte répondait, quelque part dans le lointain. 
C’était peut-être un duo d’amour, qui sait ? Comment l’imaginer ? Elle qui ne connaissait de la vie que les bruits qui en émanaient, comment aurait-elle pu imaginer l’amour ? 
La question ne se posait plus. La hulotte continuerait de trouer la nuit de sa plainte ; il n’y avait plus personne pour l’écouter ; ni pour lui confier ses craintes. La jeune fille était morte et les deux voisines qui veillaient auprès d’elle n’en finissaient plus de fixer la fenêtre qui donnait sur le tilleul. Leur regard était ailleurs. Au-delà du monde clos de la défunte. Mais ailleurs, où était-ce ? Et qu’y avait-il à voir qui ne se pouvait discerner qu’avec un regard intérieur ? Comment penser la mort, cette absence à soi-même définitive et éternelle ? La pensée même de la mort se dérobait à toute emprise. Le mystère demeurait entier, des cloches de la ville qui s’étaient mises soudain à carillonner à pleine volée sans qu’aucune main ne s’empare des cordes ! C’était cela, la merveille de la mort de la jeune fille. Ce jour-là on vit partout fleurir des giroflées. Au creux des pierres, dans les enceintes de la vieille cité, dans les murs des maisons des églises et des tours. Les bouquets embaumaient. Et les enfants, le nez en l’air, le regard incrédule, s’émerveillaient de ces floraisons instantanées.

Seul un peintre, peut-être, aurait pu transposer le mystère de cette mort dans la simplicité nue d’une chambre monastique. Dépourvue de décor. Deux femmes assises auprès de la défunte. 
Silencieuses et droites. Modestie et majesté de leur attitude. Recueillement. Une main levée (en signe de frayeur ou peut-être d’acquiescement ?), un étonnement à peine marqué par le plissé des lèvres, un regard interrogateur, tourné vers la plénitude de la lumière. Cependant détaché des objets. Témoins inaltérés d’une vie en allée. À leur pied, la défunte. Allongée sur sa planche dure. Mains jointes, elle est prête. Son visage est fin et beau auréolé par ses cheveux d’or. 
Sans flétrissures. Des giroflées ont fleuri par menus bouquets sous son lit de misère. 
Est-ce cela la mort ? Cette jonction des contraires qui poursuit sa route au-delà de nos peurs ?

Lauzes grimées de sel cailloux ridés rugueux
lisses luisants d’algues grises
roulés de salive inlassable 
laissés lascivement à la rime des vagues
enfouis dérobés exhumés 
par les flots

 

Angèle Paoli/ Chauder , « La jeune fille et la mort » in Lauzes, Al Manar 2021, pp.74,75,76,77
« La jeune fille et la mort » a été librement inspiré par la fresque de Ghirlandaio, Apparition de saint Grégoire qui annonce à Fina sa mort, Colleggiata de San Giminiano, 1573-1475

 

BIOBIBLIOGRAPHIE

Angèle Paoli est née à Bastia et vit dans un village du Cap Corse, d’où elle anime la revue numérique de poésie & de critique Terres de femmes créée en décembre 2004. Le Prix européen de la critique poétique francophone Aristote lui a été décerné en 2013. Parmi les ouvrages de ces dernières années :

▪ Le Lion des Abruzzes, récit-poème, éditions Cousu Main, 2009. Photographies de Guidu Antonietti di Cinarca
▪ Carnets de marche, éditions du Petit Pois, 2010
▪ Solitude des seuils, livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éditions Le Verbe et L’Empreinte, 2011
▪ La Figue, livre d’artiste illustré et réalisé par Dom et Jean Paul Ruiz, 2012. Préface de Denise Le Dantec
▪ Solitude des seuils, Colonna Édition, juin 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni
▪ De l’autre côté, éditions du Petit Pois, 2013
▪ La Montagne couronnée, éditions La Porte, 2014
▪ Une fenêtre sur la mer/Anthologie de la poésie corse, Recours au poème éditeurs, 2014
▪ Les Feuillets de la Minotaure, éditions de Corlevour, 2015
▪ l’autre côté, livre de verre et papier, réalisé par Lô (Laurence Bourgeois), 2015
▪ Tramonti, éditions Henry, 2015
▪ L’Isula, éditions Imprévues, Collection Accordéons, 2015
▪ Italies Fabulae, récits et nouvelles, éditions Al Manar, 2017. Postface d’Isabelle Lévesque
▪ Terres de femmes | Terre di donne, 12 poètes corses, éditions des Lisières, Collection Hêtraie (voix poétiques féminines bilingues), 2017
▪ Artemisia allo specchio (roman), Vita Activa Editoria, Collana Trame, Trieste, 2018
▪ Traverses (poèmes), Les Lieux- Dits, Cahiers du Loup bleu, 2021
▪ Lauzes (récits et nouvelles), éditions Al Manar, 2021

Ouvrages en collaboration :

▪ Anthologie Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines) (poèmes réunis par Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire – en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, 2012
▪ Angèle Paoli (texte) & David Hébert (dessins), Corse, éditions des Vanneaux, Collection Carnets nomades, 2018
▪ Angèle Paoli & Stéphan Causse, Rendez-vous à l’arbre bruyère. Aquarelles de Caroline François-Rubino, éditions Al Manar, collection Poésie,2018
▪ Angèle Paoli & Maria Desmée, Dans le jardin des simples, Les Cahiers du Museur, Collection « À Côté », 2018
▪ Sidérer le silence, anthologie poétique sur le thème « Poésie en exil », éditions Henry, Collection « Les Écrits du Nord », anthologie dirigée par Laurent Grison, novembre 2018
▪ Jean-François Agostini, Étais, trente-six poètes, Photographies de Jean-François Agostini, Éditions Les Presses Littéraires, 2019
▪ Agenda, Anglo/French issue, vol. 53, Nos 1-3, Winter 2019/2020, Mayfield, East Sussex.

Traductions :

▪ Luigia Sorrentino, Olimpia/Olympia, Interlinea edizioni, Novara, 2013 | trad. fr : Recours au poème éditions, 2015 ; rééd. éditions Al Manar, 2019
▪ Luigia Sorrentino, Figura d’acqua/Figure de l’eau, aquarelles de Caroline François-Rubino, éditions Al Manar, juin 2017
▪ Claudia Azzola, Dove vola l’airone bianco | Là où vole le héron blanc, Cahiers de l’approche, septième été, 2018
▪ Milo De Angelis, Rencontres et guet-apens [Incontri e agguati, 2015], Cheyne éditeur, Collection D’une voix l’autre, 2019. Traduction française de Sylvie Fabre G. et Angèle Paoli. Postface de Jean-Baptiste Para.

Caractéristiques

exemplaire

L'un des 500 ex sur Bouffant de l'édition originale, Tiré à part, sur Arches

isbn

978-2-36426-276-8

nombre de pages

120

Auteur

PAOLI Angèle

Artiste

CHAUDER Guy Paul

Collection

Bibliophilie

Poésie