Description
Dès le début de cet ouvrage, on lit ceci :
“L’art contemporain arabe : ce titre général et synthétique appelle quelques éclaircissements. Car, en tant qu’histoire du présent (un présent toujours différé), la contemporanéité est une coexistence de plusieurs types de civilisations, dont chacune est dotée d’un passé plus ou moins ancien et vénérable, de puissance d’invention et de conservation de son patrimoine.
Le fait même de distinguer l’art « moderne » de l’art « contemporain » prête à confusion. Où commence l’art moderne ? Avec l’impressionnisme ? Avec l’abstraction et de quelle abstraction s’agit-il ? L’art contemporain a émergé, dit-on, autour des années cinquante, après une guerre si cruelle, comme un regard, un nouveau regard sur un monde déstabilisé, en ruine.
C’est un fait indéniable, ce découpage historique ; mais trop centré sur l’expérience européenne et nord-américaine, il ne rend pas compte suffisamment de l’invention de la modernité et du futur dans d’autres aires de civilisation. C’est dire ici que nous essayons de penser le temps et l’espace en leur dimension polycentrique, histoire, géographie et art conjugués. C’est après avoir mis en valeur les traits majeurs d’une civilisation déterminée qu’on se donne les moyens de la comparer à d’autres, de montrer du doigt la valeur respective des civilisations en jeu dans la question de l’art, leur ressemblance, leur originalité, et leur dialogue aussi. La comparaison vient après la distinction. Telle est notre approche dans cet essai.”
La dilution de pans entiers de civilisations et de leurs arts dans la vitesse technique et logistique de la mondialisation — qui est inéluctable et porteuse aussi de promesse — n’est point nouvelle. Mais ce qui l’est, ce sont de nouvelles puissances de l’utilitarisme, qui brouillent la visualisation des civilisations et cultures prises en otages et objets de consommation immédiate, en “temps réel”. En leur délocalisation même.
Questions immenses qui concernent les arts et leur nouveau statut sur la scène “internationale” et son polycentrisme conflictuel.
Que veut dire aujourd’hui “l’art contemporain” ? Qui le nomme ainsi et en décide l’avenir ? Dans quelle mesure le polycentrisme civilisationnel est-il efficient en cette situation inédite ? L’artiste vit-il une réincarnation ou est-il plus seul que jamais dans la délocalisation de ses points de repère ?
La critique
L’Art contemporain arabe d’Abdelkébir Khatibi par Jean-Michel ZURFLUH PARUTION Le nouvel ouvrage d’Abdelbébir Khatibi aux éditions AI Manar avec la collaboration de l’Institut du Monde Arabe pour la plupart des illustrations s’intitule « L’art contemporain arabe » et vient à point nommé car, en français, il comble une lacune. Il s’agit d’un ouvrage à la lecture agréable, illustré de nombreuses reproductions de tableaux et qui éclaire sous un jour nouveau les rapports entre l’art « oriental » et « occidental », leurs divergences et leurs influences, comme l’avaient fait à l’époque des théoriciens tel René Huyghe, un des plus célèbres d’entre eux. Ce livre (en 130 pages) éclaire sous un jour nouveau l’art contemporain arabe. Pourquoi contemporain et non « moderne » ?, questionne Khatibi dans sa longue introduction, qu’il nomme « prolégomènes« , clin d’œil à Ibn Khaldoun. Car « moderne » aurait trop été centré sur l’expérience européenne et nord-américaine. « Ce terme, dit-il, ne rend pas suffisamment compte de l’invention de la modernité et du futur dans d’autres aires de la civilisation« . Voilà qui est clair. Qu’est-ce qu’un artiste arabe ? Y a-t-il réellement une communauté d’artistes ? ajoute-t-il : « Est arabe, pour nous, celui qui se revendique en tant que tel, là où il est, dans son atelier et dans un coin de la terre, quels que soient son origine géographique, religieuse, son ethnie, son pays, son œuvre même ». « Héritier d’un immense legs et d’un patrimoine si vénérable, pré-monothéiste et monothéiste, il s’interroge avec inquiétude sur la trame de ses origines : arabe, berbère, islamique, chrétienne, juive, copte, pharaonique, assyrienne, sumérienne, chaldéenne, etc. Autant d’attributs des civilisations qui ont marqué cette région avec plus ou moins de durée et de force ». On peut donc dire « arabe », poursuit Khatibi, « comme on peut composer une identité de nom plus articulée : arabe berbère (berbérisé ndlr), arabe musulman, arabe juif, arabe chrétien, arabe copte, ainsi de suite, selon un lexique qui est loin d’être exhaustif ici, et qui rappelle à la longue l’histoire de l’art qui nous intéresse dans cet ouvrage« , précise-t-il. Nous entrons alors dans le vif du sujet. La modernité de l’art arabe. Lorsqu’il apparut dans sa modernité, I’art en terre arabe et islamique avait déjà acquis un savoir-faire et un patrimoine désormais classique. Il est marqué par plusieurs caractéristiques : une autonomie de la couleur, la pureté des formes, une géométrie « intraitable » selon le mot admiratif de Le Corbusier, la puissance du décoratif (architecture, arabesque, enluminure, miniature, calligraphie, arts et métiers (avec la pierre, le métal, le bois, le papier, la soie). L’Europe a découvert cette tradition et « son » Orient peu à peu et à travers les Expositions universelles, dont celle de Vienne en 1873. La contemporanéité constitue en soi, poursuit l’auteur, un nœud de plusieurs identités plastiques. C’est un tissage d’images et de signes et l’abstraction de l’art arabo-islamique provient d’une civilisation du signe où le livre, avec sa calligraphie et ses puissances décoratives, est demeuré le temple qui donne sens à toute autre visualisation ; cette abstraction-là aux formes pures et géométriques, n’a pas la même histoire, ni la même composition esthétique que celle de l’art abstrait occidental. Voir le monde « avec les yeux » du livre et de l’arabesque, suppose une pensée unifiée à ce désir d’éternité. Ecrit avec élégance Khatibi. « Cette civilisation est celle du signe qui fait image, lit-on quelques lignes après, alors que la civilisation européenne, depuis les Grecs, a autonomisé l’image par rapport au signe, à son autorité, comme l’avait réalisé aussi, si admirablement, I’Egypte pharaonique, surtout en sculpture ». « Différence de civilisation, porteuse de possibilités créatrices comme elle est un lieu de troubles d’identité, d’une tradition à l’autre. Peut-être le retour régulier des peintres arabes contemporains (mais aussi de nombreux artistes non-arabes) à l’art islamique ancien comme élément et fragment de leur œuvre, n’est pas qu’une nostalgie plus ou moins mélancolique et un culte des reliques ; peut-être ce retour dissimule-t-il le secret plastique de toute civilisation qui consiste, dans son héritage visuel, à revoiler la vie et la mort par l’art des illusions ; mais peut-être aussi l’artiste doit-il exorciser le passé tout en inventant l’avenir afin que l’œuvre d’art soit arrachée au temps, et qu’ainsi hypostasiée, elle gravite dans un contretemps perpétuel qui fait travailler, aimer, souffrir tout artiste digne de ce nom, livré à la solitude, au silence, au regard blessé ». Pour l’auteur, ce retour à l’arabesque, à la calligraphie, à l’architecture, à la mosaïque, « à l’enchantement paradisiaque du tapis« , est accompagné par une découverte de l’art occidental et de son abstraction qui n’est ni un avantage ni une carence, mais une promesse, « un pari sur la transfiguration du passé« . Pour lui d’autres peintres arabes ont résolument adopté l’art occidental en tant que tel, figuration et abstraction (…) Ils ont acquis le savoir-faire, la technique, les notions de signature et de marché, I’enjeu des expositions internationales, un jeu de miroirs où chaque artiste arabe tente sa chance, vend son œuvre. Il participe à la civilisation mondialisante de l’intersigne ». Et Khatibi d’ajouter prudemment dans la conclusion de son ouvrage : « Rien ne nous interdit de penser que la civilisation de l’intersigne qui se développe avec une telle autorité en refoulant les différences entre les civilisations et leurs territoires, donne à la calligraphie une nouvelle vie, dans l’espace techno-scientifique et ses multimedias« . Nous voilà rassurés. Suivent les reproductions d’œuvre où nous relevons pas moins de 23 noms, notamment: Abdou Chafiq (Liban), Dhia Al Azzaoui (Irak), Fateh Al Moudarrès (Syrie), Baya (Algérie), Ben Maftah (Tunisie), Kamal Boullata (Palestine), Mona Hatoum (Liban), dont une œuvre, « keffieh », orne la couverture du livre de Khatibi, Adam Henein (Egypte), Mona Saoudi (Jordanie), ainsi que les artistes marocains Belkahia, Bellamine, Cherkaoui, Gharbaoui, Kacimi, Melehi, Saladi. Il évoque bien entendu Delacroix, Matisse et Paul Klee « attentifs aux traits caractéristiques de cette civilisation du signe« ; il précise qu’ “en revanche la peinture fut découverte au Levant grâce aux Ottomans et à la minorité arménienne émigrée en Perse“. Cette peinture servit longtemps de décoration des belles demeures avant de devenir un métier dans les écoles spécialisées comme l’Ecole des Beaux Arts, fondée en 1908 en Egypte. Il évoque Mohamed Racim, miniaturiste de renom. « Chaque civilisation revoit l’autre ». Les scènes de légendes ou de rues, mais aussi l’art des icônes d’Elyas Zayat et l’artiste Marwan « qui peint de droite à gauche, expérience qui fut reprise par Brian Gysin (qui écrivit dans les années 60 « Désert dévorant », compagnon de Burroughs à Tanger) ou alors le peintre Degottex qui s’est inspiré » de l’orientation spatiale et de sa composition en signes étrangers dans un autre contexte, celui de la calligraphie japonaise en construisant des « métasignes« . Un langage d’abord vertical puis horizontal. Une histoire de l’art que l’on lira avec plaisir et qui se termine avec « Primauté du signe », « Les singuliers de l’art », « De l’abstraction » puis « De la sculpture à la vidéo », chapitre dans lequel Abdelkébir Khatibi souligne que « la peinture, la notion de peinture change, au service d’un art polytechnique, animé par la citation et le montage : montage entre peinture et photographie, design et photographie, performance, photographie et cinéma, peinture et sculpture, sculpture et architecture, design et architecture, matériaux et immatériaux, jusqu’au vertige… Ce « corps recomposé ». Le temps du Maroc n° 290 du 18 mai 2001 Abdelkébir Khatib Éd. Al Manar / Institut du monde arabe, 2001, 134 p, 100 F Qu’est-ce qu’un artiste arabe contemporain ? Est-ce celui qui s’inspire de la tradition ornementale héritée du passé, est-ce celui qui demeure fidèle à l’univers des formes de la civilisation arabo-musulmane ? Peut-on considérer encore comme des artistes arabes ceux qui sont perméables aux courants de l’art contemporain, et dont les œuvres sont vendues dans des galeries qui n’affichent aucune appartenance nationale ou culturelle ? Autant de questions qui n’ont cessé de se poser, notamment dans les catalogues publiés par l’IMA. Khatibi donne l’impression d’esquiver la question en laissant à l’artiste le soin de déterminer son identité. Et au cours de sa promenade dans les œuvres de la collection d’art contemporain de l’IMA, on sent bien qu’il est plus à l’aise pour répondre dès lors qu’il s’agit d’artistes qui entretiennent un dialogue entre les traditions occidentales et orientales. A propos de Racim, il parle d’ “ entretien ornemental, où chaque civilisation voile ou revoile l’autre, par artistes interposés, selon son système de valeurs et de croyances. ” L’artiste arabe serait-il donc celui qui “ ne cesse de s’approprier son patrimoine et son système de formes ” ? Z. F. |