Isabelle l’Algérien

A partir de 18


Vingt-cinq exemplaires de tête sur Vélin d’Arches
rehaussés de peintures de Sébastien Pignon ;

1500 exemplaires sur Arcoprint Edizioni.

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Description

Isabelle Eberhardt. Genève, 1877, Aïn Sefra, 1904. Dix nouvelles de Leïla Sebbar.
Un portrait d’Isabelle Eberhardt en Algérie, le pays de l’exil heureux.

On entend la voix et les mots des humbles (soldats indigènes, paysans, bagnards, nomades, prostituées, légionnaires) et des dignitaires qu’elle a croisés (officiers de Saint-Cyr dans les Bureaux arabes, chefs de confréries musulmanes, fils de grande tente, hommes de lettres « algérianistes »). On entend aussi le spahi Slimène, le mari d’Isabelle, Lyautey, Lella Benaben à Alger, Lella Zeyneb à El Hamel.

Apparaît Isabelle l’Algérien. Musulmane, fumeur de kif, espionne, jeune lettré, débauchée… Insaisissable.

Cavalier arabe, elle nomadise entre exaltation et mélancolie. Elle a aimé le désert et l’Islam au désert.


La critique

Leïla Sebbar (…) publie, avec des dessins de Sébastien Pignon, une belle évocation d’Isabelle Eberhardt, Isabelle l’Algérien
(éd. Al Manar, editmanar@free.fr, 88 p., 18 euros).

Le Monde, supplément litt. du 3 juin 2005, p. III

Isabelle EBERHARDT vue par Leïla SEBBAR

Dix nouvelles comme les dix pièces d’un puzzle pour essayer de reconstituer le portrait d’Isabelle EBERHARDT. Dix narrateurs qui portent un regard différent pour cerner l’identité de cette femme « étrangère » aux yeux des Algériens, étrange aux yeux de tous ! Car chacun s’interroge sur sa véritable personnalité.
Qui est cet « ange déguisé en homme » aperçu au café par deux fillettes ? Qui est ce cavalier en burnous blanc qui fume le kif dans les cafés maures ? Un jeune lettré ou un musulman qui se fait appeler Si Mahmoud ? Qui est cette jeune femme russe convertie à l’Islam ? La femme du spahi Slimène Ehnni ou une jeune journaliste ?
Devant cette énigme vivante, les « on-dit » vont bon train : espion ? aventurière ? prostituée ?; les qualificatifs se succèdent : intelligente, cultivée, débauchée…; les appellations se multiplient : Isabelle l’Algérien ou Si Mahmoud la musulmane ? Ziza ou Madame Ehnni ?
Avec ce recueil biographique, Leïla SEBBAR ne dresse pas une statue figée à la mémoire d’une figure historique, elle multiplie les facettes de la vie d’Isabelle EBERHARDT pour en restituer la richesse et la diversité.

Joël GLAZIOU, Harfang, p. 79, juin 2005

L’Algérie de toujours

(…) Dix nouvelles admirablement éditées et illustrées de dessins originaux de Sébastien Pignon. On entend la voix et les mots des gens qu’Isabelle a croisés, le général Lyautey, paysans, soldats indigènes, bagnards, nomades, prostituées, légionnaires, chefs de confréries musulmanes. Son titre ? Isabelle l’Algérien. Un bijou et un vrai moment de lecture.

Edmonde CHARLES-ROUX,
La Provence, dimanche 12 juin 2005


La Montagne, juin 2005

Isabelle l’Algérien
Leïla Sebbar

L’ambiguïté du titre de cet ouvrage correspond à l’ambiguïté de l’héroïne, Isabelle Eberhardt se faisant appeler Si Mahmoud. A travers dix nouvelles, l’auteur tente de retrouver, après tant d’écrivains comme Doyon ou Randau (dans Les Algérianistes) ou Edmonde Charles-Roux, cette personnalité si complexe, à la fois exaltée et mélancolique, franchement hors-norme. Ces nouvelles, écrites dans une langue souple et poétique, sont présentées dans un livre d’une facture parfaite : papier, caractères, illustrations sobres et élégantes de S. Pignon.

Yves Naz
L’Algérianiste

Leïla SE BBAR, Isabelle l’Algérien – Nouvelles et récits du Maghreb. Illustrations de Sébastien Pignon. © Al Manar, 2005.

Le livre de Leïla Sebbar, Isabelle l’Algérien, nous invite à un voyage dans la vie d’Isabelle Eberhardt. Dix nouvelles et récits du Maghreb – élégamment illustrés par Sébastien Pignon – pour entrer dans l’univers de cette femme rare dont Lyautey disait :

 » Elle était ce qui m’attire le plus au monde, une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! Je l’aimais pour ce qu’elle était et ce qu’elle n’était pas. ]’aimais ce prodigieux tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui, en elle, faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil.  »83

Isabelle Eberhardt, Sidi Mahmoud, Si Mahmoud Saâdi, étrange caméléon emporté dans la crue de l’Oued d’Aïn Sefra en 1904. Ce moment dramatique de la vie humaine, cette finitude du corps, Leïla Sebbar choisit de le rendre dès le commencement du livre dans une langue simple et belle, triste aussi :

 » L’eau ne s’arrête plus à la berge, elle déborde et roule sur la ville basse, torrentielle.

L’école, le bordel, la poste, les commerces pauvres, les cafés maures… L’eau emporte les élèves, le postier sa femme et son fils, des femmes qui se réveillaient à peine de leur nuit de travail et de fête, elle écrase la dernière maison.

Il est sauvé des eaux, elle meurt.Sur le brancard porté par quatre hommes d’Aïn Sefra, un corps dans un linceul blanc. L’eau de la montagne a accompli le rite des laveuses de morts. Il sera inhumé dans le cimetière musulman, suivant les ordres du général de brigade Lyautey. Le cimetière d’Aïn Sefra est-il poétique comme celui d’El Oued ? Si Mahmoud écrivait à son frère Augustin :  » Je veux que l’on nous mette un jour tous les deux (Slimène et elle) enveloppés du linceul blanc des musulmans, au fond du même trou, dans le sable blanc.  » 84

Cette ‘bonne Mahmoud’ qui disparaît violemment au début du XXe siècle – date à laquelle la France pense avoir ‘pacifié’ l’Algérie – est un personnage étrange et atypique. Déracinée, enracinée, Isabelle Eberhardt l’exilée russe a fait sien le grand sahîl blanc et le vieil Islam du désert.85 Habillée comme un fils de grande tente, elle va à la rencontre de ces Algériens musulmans réduits, depuis la promulgation du code de l’indigénat en 1881, à n’être que des ombres au sein du Dar al islam à l’image du forçat de la nouvelle  » Le cavalier sur la colline  » 86 :

 » Sur la colline, un cavalier en burnous blanc. Il monte une jument blanche. Il marche entre les buissons et je sens l’absinthe et la menthe et le romarin. Il ira jusqu’au bois sacré, là où les oliviers centenaires sont couverts de rubans colorés, de brins de laine et de morceaux de chiffons. Je les connais. Je ne lesreverrai pas. Le cavalier, c’est lui. Le jeune Arabe du désert. Il s’arrêtera sous l’olivier, l’olivier sacré de la colline haute, la plus haute, où mon père aimait se reposer et méditer. Sur sa jument il regardera la ville, le cap et le port, la mer. Il pensera peut-être que j’aurai traversé notre mer blanche pour aller de l’autre côté, sur l’Ile de Corse, au pénitencier de Chiavari et d’autres avec moi. Mon compagnon forçat me montre le cavalier blanc, il me dit :  » On dit quec’est une femme.  » Je n’y avais pas pensé. Il ajoute:  » Un musulman. « 

De cette terre d’Algérie qu’Isabelle respire goulument, parfums mêlés et entêtants de jasmin et de fleur d’oranger, monte une plainte lancinante. Plainte des tribus et des confréries, des fellahs et des citadins, des hommes et des femmes réduits à la misère et à l’humiliation. Si Mahmoud Saâdi est le témoin, comme Eugène Fromentin, comme Emile Masqueray…, de ce monde ancien qui agonise. Du monde nouveau qui éclôt alors émergent les exclus de la société coloniale : les femmes abandonnées, les enfants des rues, les prostituées des quartiers réservés qui irriguent le livre de Leïla Sebbar… Avec ceux-là aussi Isabelle fait corps. Trait d’union entre l’Orient et l’Occident, Si Mahmoud chevauche aussi, vaillamment, les frontières du licite (halâl) et de l’illicite (harâm), du permis et del’interdit jusque dans son amour pour Slimène Ehni, spahi de l’armée d’Afrique, qu’elle épouse. Slimène Ehni à qui Leïla Sebbar donne la parole dans la nouvelle  » Ziza  » qui clôt le recueil :

 » […] Il s’inquiète parfois d’une tristesse nouvelle, lui semble-t-il. Isabelle parle de ‘mélancolie’, la sienne, mais en même temps, elle répète qu’elle recherche et qu’elle aime la mélancolie du Souf et de l’Islam. Une mélancolie différente ? Elle dit ‘mélancolie’ et lui ‘tristesse’ ? Cette tristesse qui prend Ziza et la rend à la fois inerte et désespérée, ce désarroi Slimène ne sait comment le combattre pour rendre Isabelle à Ziza, sa Ziza. Il redoute la joie du kif et du rire bruyant de l’alcool. Est-ce qu’elle ne l’aime plus ? Est-ce qu’elle ne sait pas qu’il est là pour elle, avec elle, la seule, l’unique. Et lui n’est pas l’unique ? Dès l’aube, il est encore endormi, elle n’a pensé ni au café ni à la galette, Isabelle-Mahmoud galope avec Souf, son cheval préféré, dans le Souf. Où veut-elle aller ? Où veut-elle arriver ? Elle parle souvent des ‘âges anciens de l’humanité’, de ‘l’humanité primitive’, de ‘l’Islam serein, apaisant’… » Où va-t-elle trouver ce qu’on ne peut trouver sur terre, ce qu’elle trouvera outre-mort ? […]  » Ziza l’amoureuse, Si Mahmoud le taleb, Isabelle Eberhardt, la journaliste et écrivain travestie en homme composent le portrait émouvant et subtil de cette Isabelle l’Algérien qui nous parle, par la belle voix de Leïla Sebbar, de métissage, detolérance et de fraternité – de liens aussi, entre ici et là-bas, entre l’Algérie et la France, entre Isabelle et Leïla. 87

Christelle Taraud
Riveneuve n° 3, automne 2005, p. 275 sqs

84 Pour tous les extraits de l’ouvrage inclus dans cette note : © Al Manar
85
Sahîl veut dire « rivage » en arabe.
86 Dar al Islam Littéralement, la maison de l’islam. Par extension, territoires où l’Islam est majoritaire.
87 Leïla Sebbar, Mes Algéries en France. Carnet de voyage, Saint-Pourçain sur Sioule, Bleu Autour, 2004, et Journal de mes Algéries en France, Saint-Pourçain sur Sioule, Bleu Autour, 2005.

Isabelle l’Algérien

Dans Isabelle l’Algérien, Leïla Sebbar, au travers de dix nouvelles, nous fait découvrir l’énigmatique Isabelle Eberhardt, femme habillée en homme, présente et fuyante en permanence. Des nouvelles paradoxales et mystérieuses sur cette femme qui parcourt l’Algérie à cheval et vit différentes aventures « Et ce matin-là, devant moi, la fille en habit d’homme, pantalon et veste de drap ou peut-être ce même jour, portait-elle déjà l’habit arabe, culotte longue, gilet et chéchia ?
On aurait pu la prendre pour un garçon avec sa mère, belle et douce, qui parlait le français avec un accent qui chante. Je suis resté là, un moment, je regardais, j’écoutais. Elles sont entrées, je suis revenu à mon travail de petit serviteur du caouadji.
Je les voyais souvent dans le quartier indigène qu’elles ne quittaient plus, la mère et la fille, au marché, dans les ruelles marchandes, elles se promenaient. La fille allait à la mosquée, elle prenait des leçons d’arabe. Au café où elle venait souvent bavarder avec les hommes dans son habit de jeune lettré, elle ne disait pas qu’elle était une femme, on le savait, personne ne protestait, je n’ai pas entendu un client se plaindre de sa présence. On disait aussi qu’elle s’était convertie à l’Islam. J’ai su que c’était vrai lorsque je suis allé vivre chez elles, les Russes de la maison que je ne connaissais pas. ».
De magnifiques dessins de Sébastien Pignon accompagnent les nouvelles.

Tous les textes de Leïla Sebbar nous présentent l’Algérie dans ses multiples facettes, dans ses passions et ses contradictions. De belles découvertes et de passionnants voyages au fil des pages et des mots.

Brigitte Aubonnet
Encres vagabondes (26/11/06)

Sur les traces d’Isabelle Eberhardt
La vie d’une aventurière du désert ressuscitée avec dix nouvelles.

Leïla Sebbar vient de publier « Isabelle l’Algérien » aux éditions Manar. Il s’agit d’un recueil de dix nouvelles, avec Isabelle Eberhardt comme héroïne récurrente. Toutes évoquent, avec un peu de romance mais pas à l’eau de rose, la vie de cette femme écrivain qui quitta Genève à la fin du XIXème siècle pour vivre sa passion du désert en Afrique du Nord. Ce qui fascine chez Eberhardt, c’est son audace : habillée en homme et sous le nom d’emprunt de Mahmoud Saâdi, elle parcourt le sud oranais, apprend l’arabe et se convertit à l’islam.

Dans la peau d’un homme
En lisant les nouvelles de Leïla Sebbar, on a le sentiment de remonter le temps, d’entendre la voix d’Isabelle, d’écouter ses conversations avec les humbles et les dignitaires qui ont croisé sa vie. Des paysans aux bagnards, des prostituées aux légionnaires, on devine le quotidien de cette aventurière qui a opté pour les nuits à la belle étoile au Sahara plutôt que pour les soirées mondaines en Suisse.
On découvre aussi la complicité des nomades : « Il sait, le Mokhzani, que Si Mahmoud est une femme, il ne dira rien, il sait qu’il est musulman, ils ont partagé le pain et le sel, ils ont fait la prière de l’aube et du coucher ensemble. Il sait aussi qu’il appartient à la Confrérie des Qadiriya, … ». Isabelle Eberhardt fut, en effet, initiée aux rites de l’ordre soufi de la zaouia Qadiriya, un honneur sans précédent pour une Européenne. La vie de la jeune femme est aussi racontée à travers sa rencontre avec l’officier arabe Slimène Ehnni, un musulman de nationalité française, qui deviendra son époux quelques années plus tard… On relève quelques références au Général Lyautey qui tenta d’en faire son agent secret en échange de sa protection.
L’idée de Leïla Sebbar qui consiste à revenir sur la vie d’« Isabelle, l’Algérien », par bribes plutôt qu’avec un pavé appelé « biographie », est bien trouvée. Les nouvelles permettent d’approcher le mythe qui s’est construit autour d’elle. Et surtout, elles donnent envie d’aller plus loin en découvrant l’œuvre de cette aventurière, auteur de nombreux romans.

Magalie Durdux, Le Journal hebdo,
Casablanca, 16-12-2006

Pour écouter le séminaire où Leïla Sebbar évoque Isabelle l’Algérien avec le Professeur Anne Douaire et ses étudiants :

http://www.paris-sorbonn.fr/IMG/pdf/Entretien_avec_Leila_Sebbar.pdf

« Isabelle l’Algérien »
Epouser l’autre langue l’autre genre l’autre religion

Isabelle Eberhardt réinventée par Leïla Sebbar

Mireille Calle-Gruber

« des grammaires à gestes et à musiques »
Claude Ollier, Marrakch Medine

Ma réflexion se situe ici en décalage, décalage du sens des migrations, et dans le champ de la littérature qui offre à la réflexion le travail du temps long : une quête artistique spirituelle de l’expérience migratoire.
Je vais tenter d’entrer en matière (materia prima des langues) par une porte dont 1’ouverture est à deux battants, deux battants qu’il n’est pas facile de faire jouer ensemble : l’écriture littéraire en français avec la sagesse (des textes) soufis. Ceci à propos d’un ouvrage précis : la (re)présentation par un écrivain contemporain, Leïla Sebbar, d’un autre écrivain Isabelle Eberhardt, figure historique de la fin du XIXème siècle devenue légendaire, c’est-à-dire une figure qui est plus que la somme des traits documentaires rassemblés à son endroit. Personnage paradoxal et ambivalent, phantasmatique, symbolique, mythique. En un mot : fabuleux, au plein sens du terme. Le livre de Leïla Sebbar s’intitule : Isabelle L’Algérien. En sous-titre : « Un portrait d’Isabelle Eberhardt » (1).
Je commence par l’objet littéraire. Sa construction paraît improbable : jamais Leïla Sebbar, dont l’écriture est en permanence d’inspiration autobiographique, n’aura écrit si loin d’elle-même et de tout canon narratif – à moins qu’il faille (et je le croirais volontiers) aller à l’étranger, écrire à l’étranger pour arriver en vue de soi. Toujours est-il qu’en 2005, Leïla Sebbar, Française née en Algérie, de mère française dont elle écrit parfaitement la langue, de père algérien dont elle ne parle pas la langue ni ne connaît la culture – l’une, la mère, représentant la France colonisatrice dominatrice, l’autre, le père, l’Algérie colonisée réduite au silence –, Leïla Sebbar, donc, ayant vécu en Algérie jusqu’à l’âge de 18 ans, pendant la colonisation, puis la guerre et dans les premières années de l’Indépendance, avant d’immigrer en France et de s’y installer définitivement avec ses parents, élevée en Algérie dans une laïcité totale (elle dit : « en exil de Dieu ») par ses parents, instituteurs tous deux dans la langue française, serviteurs d’une république des lettres qu’ils croient profondément laïque, voilà que Leïla Sebbar en 2005 s’attache à faire le portrait de son exact contraire. Celui d’Isabelle Eberhardt, née à Meyrin en Suisse (Genève), en 1877, de mère Russe émigrée, le père est né en Arménie, anarchiste, ex-prêtre converti à l’Islam, Isabelle Eberhardt, migrant à l’âge de 20 ans en Algérie à Bône en 1897, parlant et écrivant parfaitement la langue arabe, convertie à  l’Islam et membre d’une confrérie soufie, sans doute celle des Qâdiriyya (fondées au XVIIIème), sillonnant l’Algérie à cheval dans des vêtements d’homme algérien, prenant le parti des pauvres et du petit peuple algérien contre le pouvoir colonial français. Isabelle Eberhardt a épousé Slimène Ehni, musulman de nationalité française (à Marseille), Spahi dans 1’armée coloniale en Algérie, devenant ainsi française par mariage. Elle a été chroniqueuse pour les journaux pro-arabes dirigés par Victor Barrucand : La Dépêche algérienne, El Akhbar ; elle a écrit des récits qui seront publiés posthumes. Elle meurt noyée dans son logement d’Aïn Sefra submergé par un oued en crue (Slimène, retrouvé vivant sous les décombres d’une maison, est sauvé) le 21 octobre 1904. Elle repose dans le cimetière musulman Sidi Boudjemaâ à Aïn Sefra.
Son œuvre est constituée de récits de la vie quotidienne dans l’Algérie colonisée, d’impressions de voyages et de carnets de route qu’elle nomme Mes Journaliers. Titres : Sud Oranais, Pages d’Islam, Contes et Paysages (Au Pays des sables), Ecrits sur le sable ; Amours nomades (2).
Sa vie, romanesque à souhait et pleine de mystères, a donné lieu à plusieurs biographies : Robert Randau, Isabelle Eberhardt. Notes et souvenirs ; Françoise d’Aubonne, La Couronne de sable : vie d’Isabelle Eberhardt ; Edmonde Charles-Roux, Un Désir d’Orient : jeunesse d’Isabelle Eberhardt 1877-1899 ; Nomade j’étais : Les Années africaines d’Isabelle Eberhardt, 1899-1904. Toujours à son endroit prévalent doutes, soupçons, ambivalence (3).
Or, Leïla Sebbar, aux antipodes des positions d’Isabelle Eberhardt, ne partageant ni sa foi, ni son expérience de l’Algérie, ni son style d’écriture, Leïla la Française fait d’Isabelle l’Algérien le portrait le plus charismatique qui soit. Elle en fait un personnage sublime. Et un récit qui est un geste d’amour.
Les questionnements que dès lors je me propose d’explorer se formulent d’abord ainsi quant à la facture du texte : quelle faculté de l’écriture, quelles ressources quels ressorts permettent, sinon de comprendre du moins d’appréhender les virtualités de l’être-au-monde, voire l’être non seulement dans sa présence mais dans ses vies rêvées – son existence invisible et paradigmatique. Comment la littérature est-elle un espace virtuel et cependant physique, permettant de regarder-être l’étranger, de regarder-faire l’étranger ? Comment porte-t-elle l’écrivain à la connaissance d’une réalité autrement inabordable ? Et même inimaginable ? Par quels dispositifs, par quels artifices – car le portrait d’Isabelle Eberhardt est aussi celui des paysages, des climats, du climax jamais connu de Sebbar laquelle monte son récit de toutes pièces, textuelles et iconographiques. En somme, qu’est-ce qui constitue le potentiel de révélation de l’écriture ?
On pourra toujours alléguer, certes, que fascinée par le contraire d’elle, par tout ce qu’elle n’est pas et qu’elle n’a pas, Sebbar façonne et phantasme l’image d’un être de compensation qui réalise l’union des contraires et réconcilie sa généalogie déchirée, rédimant la figure du père et de l’Algérie dont elle est endeuillée : Isabelle l’Algérien, une Chimère, un être composite : féminin masculin, femme homme, Blanche et Noir, colonisateur et colonisé, Française et Arabe, écrivant-parlant-traduisant-tissant les deux langues et leurs multiples accents. Certes. Mais cette esquisse d’une scène psychanalytique ou psychologique n’éclaire en rien le processus de l’œuvre et en œuvre, ni le travail d’une heuristique qui inscrit les cheminements sur la page, les corps des vocables, les flux et les formes de la migration des textes vers l’inconnu ailleurs. Tant il est vrai que s’efforcer d’analyser les fonctionnements de la langue d’écriture, et d’en saisir les effets de sens, c’est, comme le dit Claude Simon, « absorber le pourquoi du monde dans un comment écrire » (4). Pour le cas qui nous occupe, c’est s’efforcer de déceler, dans l’étrange configuration des déplacements migratoires inversés, les modes du phénomène d’empathie qui organisent le récit, lequel parvient à épouser, malgré l’insu (ou plutôt : avec l’insu) les singularités de l’autre langue l’autre genre l’autre religion.
Il importera donc d’étudier l’étrangeté calculée de ce texte : l’entrelacs des syntaxes disjonctives et la marqueterie du lexique arabe dans la grammaire française qui découpe autrement les réalités des paysages, des objets, des rencontres. On note la composition en dix sections narratives, comme dix tesselles d’une mosaïque non jointoyée, au dessin en partie effacé. Ou comme dix nouvelles, des germes de nouvelles, ou dix tableaux, ou dix paraboles, chacune autonome mais formant ainsi, montées en théorie, à  la suite, un ensemble discontinu, exorbitant. Car l’écho inattendu d’analogies sous-jacentes enjambe la distance entre elles, et fait lire l’une par l’autre, à l’oblique, dans un va-et-vient du sens qui ne cesse de migrer.
L’ouvrage présente ainsi des scènes non congruentes, un portrait non-identique, une narration non-logique marquée d’hiatus d’allusions d’ellipses de différés, de non-dits. Comme si Leïla Sebbar avait ici opté pour la retenue. La rétention d’information. Le retrait. Opté pour l’éloignement du sujet : afin de pouvoir l’approcher, d’opérer un mouvement sans fin d’approche.

L’eau ne s’arrête plus à la berge, elle déborde et roule sur la ville basse, torrentielle.
L’école, le bordel, la poste, les commerces pauvres, les cafés maures… L’eau emporte des élèves, le postier sa femme et son fils, des femmes qui se réveillaient à peine de leur nuit de travail et de fête, elle écrase la dernière maison.
Il est sauvé des eaux, elle meurt.
Sur le brancard porté par quatre hommes d’Aïn-Sefra, un corps dans un linceul blanc. L’eau de la montagne a accompli le rite des laveuses de morts. Il sera inhumé dans le cimetière musulman, suivant les ordres du général de brigade Lyautey. Le cimetière d’Aïn-Sefra est-il poétique comme celui d’El Oued ? Si Mahmoud écrivait à son frère Augustin : « Je veux que l’on nous mette un jour tous les deux (Slimène et elle) enveloppés du linceul blanc des musulmans, au fond du même trou, dans le sable blanc… »
Il a marché longtemps avec le taleb Si Mahmoud Saâdi, le mokhazni de Géryville. Il appartient, comme tous ceux du Maghzen, à un corps auxiliaire indigène qui assure la sécurité des Bureaux arabes.
Ils traversaient ensemble les Territoires du sud, croisant des légionnaires blonds et des condamnés des Bat’ d’Af, des            disciplinaires au travail forcé, des Espagnols en espadrilles qui buvaient l’anisette, des tirailleurs et des soldats en  bivouac. Ils traitaient le jeune taleb comme un camarade, parlaient, buvaient et plaisantaient, libérés  pour  un temps de la  surveillance militaire. Si Mahmoud arrête son cheval devant les Koubas blanches, au milieu des vastes cimetières ou sur  un tertre, il semble prier, le compagnon respecte son geste et ils repartent dans le ciel vert et les lentisques vers le grand Sud. Ils ont dormi roulés dans les burnous noirs, après la galette de semoule cuite dans le sable, après le thé, après la dernière prière ensemble, après les légendes et les poèmes que le taleb note au crayon dans un carnet qu’il tire de la poche de son pantalon de lettré musulman. Lorsque le compagnon se met à chanter, le jeune homme se rapproche de lui et sa main fine court sur le papier, pourquoi si vite ?
[…]
Il sait, le mokhazni, que Si Mahmoud est une femme, il ne dira rien, il sait qu’il est musulman, ils ont partagé le pain et le sel, ils ont fait la prière de l’aube et du coucher, ensemble, il sait aussi, le jeune taleb n’en parle pas, qu’il appartient à la Confrérie des Qadrïa, une Confrérie amie et alliée, le chapelet rituel, il ne le porte pas. Une femme, solide comme un soldat, frugale comme les nomades et insouciante. Elle dort sur une natte devant les cafés maures, il est là, il veille sur elle ; sous la tente nomade, elle bavarde avec les supplétifs, elle joue à la ronda et aux dominos dans les cafés des pauvres, elle fume le kif comme un vieil habitué. (5)

Dix titres scandent ce portrait pluriel, brouillé, un portrait inachevable, l’impossible portrait d’Isabelle Eberhardt. Les voici : 1) « Cette bonne Mahmoud » 2) Les filles du caouadji 3) Ahmed l’orphelin 4) Le fils de grande tente 5) Nadia, l’officier, le taleb 6) Le cavalier sur la colline 7) La femme sauvage 8) Le vieux dans la grotte 9) L’ouvroir, Esmée, Isabelle 10) Ziza. Autant d’angles de vue. Ce sont les faits et gestes d’un héros épique. Les épisodes d’une vie de mystique exemplaire. Les rumeurs sur un personnage de débauche, une intrigante, une espionne, un transfuge. Les voix, les bribes de récits de ceux et celles qui l’ont croisée, vision éphémère et insolite aux yeux des humbles paysans ou des hauts gradés de l’armée coloniale, des chefs de confréries musulmanes, de la maraboute Lella Zeyneb ou des hommes de lettres pro-algériens.
Cependant, le secret de l’écriture de ce livre, qui lui confère une dimension immensurable en dessinant une figure plus vaste, moins composite que composante, sublimante, embrassant toutes choses au nom d’Isabelle l’Algérien, le nom même de l’innommable aspiration qui magnifie, le secret de cette écriture se trouve dans l’ouverture que donne, de la porte, l’autre battant : le texte cryptique, le Verbe, la Sagesse soufis.

Le soufisme est le courant mystique de l’Islam, fondé, dès le Ier siècle de l’ère musulmane (VIIème apr. JC), sur l’ascétisme, l’amour divin, la retraite, les pleurs, la prière, par certains Compagnons du Prophète. Moines-guerriers, marabouts, sages au désert, le soufisme évolue au cours des siècles. Ce qu’il importe de noter ici, c’est le rapport total Dieu-homme. « L’homme est un petit cosmos, et le cosmos est comme un grand homme », dit un adage soufi. Et Ibn’ Arabi, dans La Sagesse des Prophètes (Fuçuç al-Hikam) :

L’homme est à Dieu (al-haqq) ce qu’est la pupille à l’œil [la pupille en arabe s’appelle « l’homme dans l’œil »], la pupille étant ce par quoi le regard s’effectue ; car par lui [c’est-à-dire par l’Homme universel] Dieu contemple Sa création et lui dispense Sa miséricorde. Tel est l’homme à la fois éphémère et éternel, être créé perpétuel et immortel, Verbe discriminant [par sa connaissance distinctive] et unissant  [par son  essence divine] (6)

Discrimination (al-furqân) et Récitation (al-qur’ân) sont les deux désignations du Coran en effet qui ont trait à ces deux aspects de la parole révélée.
Certains comme Hallaj iront jusqu’à affirmer que « Dieu habite dans l’homme » ; Ibn’Arabi, dont la mystique tend vers le panthéisme, considère que « Dieu est tellement le seul être existant, que tout être existant est Dieu » (7) ; l’union sexuelle constitue « une forme suprême de l’union à Dieu » (8). A l’homme, « pur réceptacle » provenant de « l’Effusion » (al-fayd) divine (9) qui doit prendre conscience qu’il est Dieu – « Reconnais ô homme ta propre essence… ce par quoi tu es Dieu » (10) –, est confiée  la « sauvegarde divine du monde ».  Ainsi,   microcosmes et macrocosmes constituent avec le metacosme (Dieu) une « unité d’existence » (wahdat al-wujûd) (11) . Il est clair que les positions soufies se sont toujours heurtées, et se heurtent encore aujourd’hui, aux orthodoxies et aux intégrismes.
Pour mieux comprendre ce qui se passe dans le texte de Leïla Sebbar à l’endroit d’Isabelle Eberhardt, notons encore ces caractéristiques. D’abord importe la part primordiale du Verbe, c’est-à-dire de l’énonciation. Le titre du livre d’Ibn’Arabi, Fuçuç al-Hikam que l’on traduit par La Sagesse des Prophètes, signifie littéralement : Les Chatons de la sagesse (pl. fuçuç ; sing. al-façç). Il s’agit du chaton qui sertit la pierre ou le sceau d’une bague. Or, écrit Ibn’Arabi, « l’homme est au monde ce qu’est le chaton à l’anneau » (12) . En fait, la métaphore est double : l’homme épouse la taille de la pierre précieuse qu’est la sagesse, mais il est aussi contenu dans le Verbe qui nomme la Sagesse et est la réalité divine. Ainsi le chaton (l’humain) se trouve-t-il en position médiane, entre la sagesse qu’il contient et dont il est à son tour le contenu.
Quelque chose ainsi dépasse l’ordre rationnel, qui cherche prise et continuité, et qui se trouve ici constamment déplacé, tournant autour d’un point mentalement insaisissable. Prévaut le principe de permutation des termes opposés et complémentaires et l’emploi du paradoxe « qui ne laisse aucune trêve à l’esprit ». Davantage : le lecteur est sans cesse conduit à la « perplexité » ou à « l’étonnement » (al-hayrah) devant ce qui dépasse l’entendement et brise la logique discursive (13) .
Prévaut aussi l’expression poétique qui est par excellence souffle du Verbe : poème d’amour, Cantique des cantiques, interprétation des désirs amoureux, on sait la richesse des formes de la lyrique arabo-andalouse (al-Farid en arabe [Egypte], Attar en persan, Rûmi en persan).
C’est en fait le principe d’un mouvement migratoire intérieur, d’un esprit nomade et incisif, qui est au cœur du soufisme : tout le contraire de l’établissement, la colonisation, la sédentarisation.
Fondé sur l’expérience et non sur la théorisation, le soufisme valorise la vie du corps, ses sensations ses ivresses, ses états d’exaltation et de mélancolie. Il affine en même temps un art de la distance de soi et du détachement (éloignant les violences des passions, l’intolérance). La transmission s’opère par une chaîne initiatique qui engage une relation de maître à disciple : du Cheikh (Shaykh), qui peut être aussi bien une femme, au tâlib qui est l’aspirant, disponible et pauvre en esprit.
Par touches successives, Leïla Sebbar fait le portrait d’Isabelle en taleb : un lettré, mettant son savoir au service des autres : écrivain public, secourable, confident, instructeur, instituteur. C’est peu à peu que le texte se crypte, prend une troisième dimension, les mots deviennent indices puis symboles d’une quête : identité itérative du « burnous blanc », de laine blanche, qui est, le texte ne le dit pas, le signe distinctif, à l’origine du mot « soufisme » – de sûf (la laine) que portaient les moines chrétiens en Arabie et de la métaphore : « Chercher
Dieu, c’est revêtir la laine, réellement ou spirituellement, à l’imitation des moines chrétiens » (14) . Identité itérative de « la main fine » courant sur le papier pour recueillir légendes, chants, complaintes, poésies élégiaques ; des haltes répétées dans « les grands cimetières musulmans apaisants, mélancoliques » (15)  ; ou sous « l’olivier sacré » en haut de la colline ; itérativité des jouissances d’un corps d’homme, fumant le kif buvant l’alcool au café maure, et des désirs du corps d’une femme amoureuse (16)  ; vertige des identités en langues babéliques (« ses lettres / en français / sont belles, en marge, des mots, des phrases en arabe, parfois du russe il ne le comprend pas, elle traduit plus loin, et du latin » (17) , et vertige des identités grammaticales court-circuitées il/elle, la/lui, « Isabelle, Mahmoud, Isa, Madame, Ehni, ma femme » (18). Jusqu’à ce que s’énonce, par bribes explicites, « sa quête d’un Islam primitif et bienfaisant qu’elle allait chercher loin de sa villa natale, loin dans les Zaouias […], loin chez les fanatiques » (19).

Elle se décrit en taleb, lettré qui s’instruit dans la religion de confrérie en confrérie. Elle est un jeune taleb, habillée en indigène. (20)

A la lumière de ces éléments dont le détail travaille l’écriture de Leïla Sebbar plus qu’il n’y paraît à premier abord, la composition du livre prend tout son sens. Les micro-récits, chacun composé à son tour de saynètes dont le fil conducteur s’interrompt puis reprend, se trouvent enchâssés dans la forme­boucle du livre qui ouvre et clôt la narration sur la même scène de crue : le débordement intempestif qui entraîne la mort d’Isabelle et sa migration ultime au cimetière musulman et vers l’autre rive outre-mort. L’événement historique prenant ainsi force symbolique dans le récit où, adéquatement, il emblématise le débordement qui l’a fait vivre et mourir en soufi, portée à la plénitude de sa nature divine. Mais aussi qui porte l’existence avérée d’Isabelle Eberhardt à légende mythique. Qui doit être lue et fabulée.

A cheval, au désert, elle écrit dans la guerre. Elle voit ce qui ne doit pas être vu, elle dit ce qui ne doit pas être dit. Libre. On croit que Lyautey la manipule, c’est faux. Slimène le sait. Il croit ce qu’elle dit. Fidèle et loyale, sa femme. Sa seule femme et lui qui se demande si elle l’aime comme aux premières nuits à El Oued.

                        Elle meurt à Aïn Sefra.

                        Il est sauvé. Vivant. Ziza est morte. Il voudrait être mort. (21)

Le texte fait ainsi un tour sur lui-même, tel un mouvement planétaire, et cette trajectoire circulaire de la mystique autour d’un point insaisissable, les micro-univers que sont les dix fragments s’inscrivent, avec leurs blancs, leurs absences, dans le grand mouvement de la boucle textuelle : composant non pas un puzzle ni une mosaïque mais une « harmonie contre-tendue » (22). Et le portrait d’Isabelle Eberhardt un paradigme de la migration parfaitement accomplie – accomplie sans reste. Ou plutôt le reste, autrement dit blessure, mélancolie, tristesse, morts sont également dans le mouvement migratoire dont elles sont partie intégrante et qu’elles accroissent d’autant.

Isabelle parle de « mélancolie », la sienne, mais en même temps, elle répète qu’elle recherche et qu’elle aime la mélancolie du Souf et de l’Islam. Une mélancolie différente ? Elle dit « mélancolie » et lui « tristesse » ? Cette tristesse qui prend Ziza et la rend à la fois inerte et désespérée […]. (23)

En définitive, le texte de Leïla Sebbar est un récit d’apprentissages, une Bildungsnovelle : il fait le portrait de l’exercice intériorisé par un travail sur soi des migrations climatiques. Où le mouvement migrateur est épousé. Accru des forces qui d’ordinaire le diminuent.
Rétrospectivement, on voit que le moindre geste raconté par Leïla Sebbar est, du fait du dispositif narratif, le récit d’une migration : migration dans un vêtement d’homme, dans un burnous de soufi, un rire de femme, un vers de poète. Et que l’écriture littéraire, rhapsode, traducteur, truchement, composition, est une constante mise en œuvre des énergies de la migration.

« Ce n’est point l’œuvre faite et ses apparences ou ses effets dans le monde qui peuvent nous accomplir et nous édifier, mais seulement la manière dont nous l’avons faite.
L’art et la peine nous augmentent […] » (24)

Paul Valéry, Variété II, Lettre sur Mallarmé.


1. Leïla Sebbar, Isabelle l’Algérien, dessins Sébastien Pignon, Paris, Al Manar, 2005, p.84.

2. Isabelle Eberhardt, Sud Oranais (1905), Joëlle Losfeld, Paris, 2003.
Isabelle Eberhardt, Pages d’Islam (1908).
Isabelle Eberhardt, Contes et Paysages (1925), repris dans Au Pays des sables, Paris, Joëlle Losfeld, 2002.
Isabelle Eberhardt, Ecrits sur le sable, édité par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Paris, Grasset, 1988-1989.
Isabelle Eberhardt, Amours nomades.
Isabelle Eberhardt, Mes Journaliers (1923). Repris dans Lettres et journaliers, présenté et commenté par Eglal Errera, Arles, Actes Sud, 1987.

3. Robert Randau, Isabelle Eberhardt. Notes et souvenirs, Paris, Charlot, 1945. Françoise d’Aubonne, La Couronne de sable : vie d’Isabelle Eberhardt, Paris, Flammarion, 1967. Edmonde Charles-Roux, Un Désir d’Orient : jeunesse d’Isabelle Eberhardt 1877-1899, Paris, Grasset, 1988. Edmonde Charles-Roux, Nomade j’étais : Les Années africaines d’Isabelle Eberhardt, 1899-1904, Paris, Grasset, 1995.

4. Claude Simon, « Notes », cité dans Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage (Mireille Calle-Gruber éd.), avec la participation de Peter Brugger, Postface de Pascal Quignard, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 39.

5. Leïla Sebbar, Isabelle l’Algérien, op.cit., p.7-9.

6.   Muhyi-d-din Ibn’Arabi, La Sagesse des Prophètes (Fuçuç Al-Hikam), traduction et notes par Titus Burckhardt, Préface de Jean Herbert (1955), Paris, Albin Michel, 1974, p. 27.

7. Robert Caspar, « Soufisme », Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul Poupard, Paris, PUF, 1984, 2007, p. 1906-1907.

8.   Ibid.

9.   Ibn’Arabi, La Sagesse des Prophètes, op.cit., p.2.

10.  Robert Caspar, « Ibn’Arabi », Dictionnaire des religions, op. cit., p. 887.

11.  Ibid.

12.  Ibn’Arabi, La Sagesse des Prophètes, op.cit., p.28.

13. Titus Burkhart, « Introduction » à : Ibn’Arabi, La Sagesse des Prophètes, op. cit., p. 12-13. Voir aussi : Ibn’Arabi, L’Interprète des désirs amoureux (Tarjumân al-ashwâq) ; traduction anglaise par R.A. Nicholson, 1911.

14.  Robert Caspar, « Soufisme », Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul Poupard, op. cit., p. 1905.

15.  Leïla Sebbar, Isabelle l’Algérien, op. cit., p. 42.

16.  Ibid., p. 76.

17.   Ibid., p. 42.

18.   Ibid., p.71.

19.  Ibid., p.42.

20.  Ibid., p.42-43.

21. Ibid., p.80-81. Excipit.

22. C’est ainsi qu’est traduite l’expression d’Héraclite dans le fragment 51 : palintropos harmoniè, dans Les Présocratiques, édition établie par Jean-Paul Dumont, Daniel Delattre et Jean-Louis Poirier, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p.157-158. Le fragment est ainsi traduit :
« Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même,
Il est une harmonie contre tendue comme pour l’arc et la lyre. »
Le texte désigne ainsi le « double travail en sens contraire » (note p. 237 de l’édition de la Pléiade) du bois et de la corde. Kostas Axelos met en garde contre une réduction de la pensée héraclitéenne en soulignant qu’il y va d’une « unité jamais totalitaire » : « C’est pourquoi il faut parler de l’unité des contraires et non de leur identité ou de leur synthèse. […] La dialectique d’Héraclite n’est ni celle de l’identité ni celle de la confusion : elle forme une pensée englobante. », Héraclite et la philosophie ; La Première Saisie de l’être en devenir de la totalité, Minuit, 1962, p. 49.

23. Leïla Sebbar, Isabelle l’Algérien, op.cit., p.76-77.

24. Paul Valéry, Variété II, Lettre sur Mallarmé, Gallimard, 1930, p.286. C’est moi qui souligne.

Leïla Sebbar au miroir d’Isabelle l’Algérien
« Devenir l’autre, corps, plume et âme »

par Manon Paillot

La vie d’Isabelle Eberhardt, ressortissante russe née en Suisse à Meyrin en 1877, est bien connue du lectorat français, notamment grâce aux ouvrages biographiques d’Edmonde Charles-Roux, de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, à qui Leïla Sebbar dédie son recueil Isabellel’Algérien. Un portrait d’Isabelle Eberhardt. Elle choisit très jeune une existence nomade, préférant l’exil dans l’Algérie coloniale de la fin du XIXème siècle, à la vie sédentaire de l’Occident européen. La jeune Isabelle s’installe en Algérie dès 1897, tout d’abord avec sa mère, qui meurt peu de temps après à Bône. Après plusieurs allers-retours entre la Suisse, Paris et l’Algérie, jusqu’à la mort de son tuteur et père présumé Alexandre Trofimovski, elle s’y installe définitivement et se convertit à l’Islam. Jeune femme indépendante, élevée en femme libre, elle choisit de porter l’habit masculin et se travestit en cavalier nomade, pour « s’affranchir » et « vivre libre » (Eberhardt, Mes Journaliers).
Elle devient le taleb Si Mahmoud Saâdi, le fils de Grande Tente, le vagabond et le bédouin.
Amie des fellah, compagne des déshérités, elle est aussi écrivain public pour les marins et dockers, lettrée anonyme et pourtant bien connue, redoutée par le gouvernement colonial. Elle écrit, pour elle-même et pour le journal de Victor Barrucand, El Akhbar, elle est reporter de guerre dans le Sud oranais et soutient activement les rebelles. Isabelle refuse de se définir, endossant l’identité qui correspond chaque jour à sa personnalité mouvante. Elle meurt en terre d’exil, emportée chez elle à vingt-sept ans par la décrue de l’Oued Sefra, le vingt-et-un octobre 1904, à Aïn-Sefra.
Leïla Sebbar, auteure de nombreux romans, lui consacre deux recueils de nouvelles, Isabelle l’Algérien et Écrivain public. Le personnage d’Isabelle l’Algérien est omniprésent et essentiel dans de nombreux autres textes, – Je ne parle pas la langue de mon père, L’arabe comme un chant secret, Aflou Djebel Amour, Les femmes au bain, Mon cher fils – où la jeune femme est comme une ombre portée sur le texte, le pilier d’un édifice esthétique diffracté.
Leïla Sebbar écrit à Nancy Huston, au cours de leur correspondance, devenue indispensable à la compréhension de son parcours de femme et d’écrivain, « Isabelle Eberhardt traverse toujours mes textes à tout moment, parce qu’elle est toujours là. » (Lettres parisiennes. Histoires d’exil 67)
Compagne de route fidèle, elle est une figure amie et tutélaire. Elle est un double fictionnel, un personnage construit au miroir de son auteure, qui lui permet d’explorer à la fois sa propre vie et celle du peuple de son père, ce père qui a privé ses enfants de la moitié de leur histoire, en pensant les en protéger. L’auteure le confie, « elle est là, partout où j’écris. » (Aflou Djebel Amour 7) Isabelle ressuscite la langue du père, l’arabe que Leïla n’a jamais appris. Maîtrisant cette langue depuis l’enfance, elle la parle et l’écrit aussi bien que le français (Je ne parle pas la langue de mon père123). Isabelle est le corps parlant et écrivant qui pallie le manque originel de filiation masculine et permet le retour au pays natal, par le biais de l’exil, de la conversion, de la langue arabe.

1. La diffraction du personnage dans les textes
Le personnage d’Isabelle n’est jamais abordé frontalement. A la manière du prisme traversé par un faisceau unique, qui renverrait les rayons multiples de l’arc-en-ciel, le texte diffracte la figure en une multitudes de raies de lumière qui révèlent chacun un des aspects du personnage. Les dix nouvelles du recueil Isabelle l’Algérien mettent au jour, chacune selon une focalisation différente, une des facettes de ce personnage essentiellement lacunaire pour le lecteur ; le « mokhazni de Géryville », l’enfant Ahmed, le garçon de café, les filles du couadji ou encore Slimène Ehnni, le maréchal des Logis et mari d’Isabelle, sont autant de points focaux qui révèlent un personnage ambigu, stylisé et diffracté par le texte. Leïla Sebbar, en choisissant ce mode
d’écriture fragmentaire, privilégie, à la réalité exhaustive, un univers fantasmatique, où peuvent s’épanouir toutes les virtualités du personnage de rêverie. Isabelle est un personnage typé, personnage qui devient le support d’une illusion fantasmatique, celle du retour au pays natal, du retour au père.
La fictionnalisation d’Isabelle Eberhardt, son portrait, répondent à une stratégie d’écriture qu’il nous a paru pertinent d’appliquer au portrait de l’écrivaine. Le choix du fragment et de la focalisation multiple – qui illustrent une stratégie du « détour » littéraire –, correspond à une esthétique propre à Leïla Sebbar. Si Isabelle ne peut être abordée que par le biais d’objets fictionnels mirants, l’écrivaine ne peut être saisie que par le biais de son personnage-miroir, qui vient placer son corps sur le chemin de la quête des origines.

2. Corps et voix d’Isabelle en Algérie : un personnage incorporé
Isabelle Eberhardt est auteure de fiction. Elle écrit ses Jounaliers, mais aussi de nombreuses nouvelles, des contes et un roman resté inachevé, Le Trimardeur. La facette auctoriale du personnage est déterminante pour expliquer le lien que crée Leïla Sebbar avec son personnage, façonné, recrée dans et par le texte. C’est pourquoi nous avons voulu voir dans le corps-texte de Leïla Sebbar une relation d’intertextualité, d’innutrition entre l’auteure et son aînée. Si la relation
transtextuelle est avant tout allusive1 dans les différents textes de Leïla Sebbar, il est évident qu’une fine connaissance des écrits d’Isabelle Eberhardt a nourri la relation d’identification. Deux nouvelles nous ont permis de le montrer 2, « Ziza », qui fait écho au « Vagabond» d’Isabelle Eberhardt, et « Le vieux dans la grotte », qui, lui, fait écho au « Sentier de Dieu » 3. Grâce à l’allusion, à la reprise thématique ou encore à l’emprunt à une mythologie commune – celle de la vieille femme ensorceleuse – Leïla Sebbar parvient subtilement à inscrire le texte-même d’Isabelle Eberhardt dans le corps de ses fictions.
Appropriation, fusion, puis incorporation de la matière réelle ou rêvée ; ainsi fonctionnent les recueils qui exploitent le personnage d’Isabelle. Fictionnalisée, elle n’en est pas moins un personnage réel de l’histoire algérienne, dont les écrits, bien que restés dans l’ombre, retracent les pérégrinations d’une femme dans l’Algérie coloniale du tournant du siècle. C’est ce double parcours – celui de la femme, celui du personnage romanesque – qui intéresse Leïla Sebbar, qui met la fiction au service de sa quête algérienne.
L’intertextualité chez Leïla Sebbar est bien plus une question d’appropriation que de reproduction 4 ; les textes d’Isabelle l’inspirent et lui permettent de recréer, à partir de la matièremémoire de son héroïne. Devenu texte polyphonique, l’oeuvre de L. Sebbar résonne alors des voix de la jeune exilée. Leïla Sebbar crée ainsi un tissu intertextuel riche qu’il convient d’éclairer à la lumière de ses sources. Le personnage-écrivain sert une esthétique de la fusion, qui mène notre auteure à construire un texte « transgenre », à l’image de son personnage, mêlant les voix réelles – voix de l’auteure Eberhardt – et celles du rêve fantasmatique. Isabelle est incorporée au texte, sa propre voix littéraire apparaît en filigrane, témoignage vivant de « l’exil heureux » (Sebbar, Cahiers
du GRIF
100) en Algérie.
Dans Aflou Djebel Amour, Leïla Sebbar publie deux textes, « Si Mahmoud-Isabelle » et « Le pays natal », qui mettent en résonance l’auteure et son personnage, en faisant de Aflou, sur les Hauts Plateaux algériens, le point d’intrication du texte. Aflou devient le lieu signifiant de rencontre entre les deux femmes, puisque la ville est à la fois le lieu de naissance de Leïla Sebbar et un lieu de passage pour Isabelle, qui y séjourna un temps chez son ami, fils de Caïd. Leïla Sebbar y marche sur les traces d’Isabelle, suit son parcours nomade sur la terre d’enfance qu’elle a si peu connue.
Souvenirs d’enfance de Leïla dans l’Algérie coloniale et passages d’Isabelle à Aflou sont mis en parallèle, pour créer un texte-mosaïque où Isabelle devient le support d’une réflexion élargie sur l’enfance au pays du père. Dans son autofiction Je ne parle pas la langue de mon père, le personnage d’Isabelle vient également émailler le texte, dans la bouche du père, servant de symbole, d’illustration au discours du père au fils de Fatima. Isabelle est intimement liée à la figure fictionnelle du père, – SEBBAR, le Patient – servant de point charnière à la compréhension du « roman familial » algérien de Leïla Sebbar. Celle-ci construit ainsi, à la lumière d’une filiation rêvée, son propre roman d’exilée : « […] je me fabrique une famille immense des deux côtés de la mer. Je crois ainsi rétablir une filiation rompue. C’est cette filiation que j’offre à mon père. » (L’arabe comme un chant secret 90)
C’est dans cette perspective que la présence charnelle d’Isabelle Eberhardt est déterminante : cette présence permet à notre auteure d’explorer les voies (voix) de l’exil, son rapport au pays natal, à la langue du père, aux femmes du peuple de son père, et d’analyser sa propre situation de « croisée ». Isabelle devient alors le support du travestissement de l’écrivaine, son porte-voix, persona idéale, transfuge identitaire nécessaire. À la fois masque et porte-voix, la persona permet à la romancière de projeter son corps dans celui d’Isabelle, tout en restant sur l’autre rive : le personnage s’inscrit physiquement en terre algérienne – renoue ainsi avec la terre du père, celle de l’enfance – et fait sortir du silence la voix de l’écrivain de l’exil. Devenir Autre tout en restant Soi, tel est l’enjeu de la projection du personnage d‘Isabelle l’Algérien.

3. Retour à Soi par le détour de l’Autre ; la langue absente du père, ressuscitée par Isabelle
Pour Leïla Sebbar, la filiation masculine a été rompue, tout comme celle d’Isabelle, fille illégitime, qui n’a connu qu’un père présumé. Il n’y a pas d’histoire familiale, seulement une filiation féminine fragile, une mère exilée de Russie, avec trois enfants et un compagnon russe arménien, […] qui tente de transmettre à Isabelle l’idéalisme libertaire qui semble avoir été le sien. » (Sebbar, Cahiers 98) Du côté de Leïla, la filiation est également fragile, portée par une mère qui traverse la Méditerranée pour s’installer au pays du père et la filiation masculine est rompue avec la naissance d’enfants croisés, privés de la langue arabe et de la famille paternelle. Restées du côté féminin, les filles sont enfermées dans la « citadelle de la langue de [leur] mère, la langue unique, la belle langue de la France » (Je ne parle pas la langue de mon père 39). A travers Isabelle, Leïla Sebbar peut chercher à reconquérir l’Algérie paternelle, ses femmes, sa langue et ainsi rétablir, dans sa langue, la filiation algérienne. « A vingt ans, Isabelle change de corps, de langue, de religion, de terre », c’est « l’extrême métamorphose » (Je ne parle pas… 99), elle choisit l’arabe comme langue de l’intime, langue du pays d’adoption, qu’elle parle et écrit couramment, avec son mari, avec les femmes et les hommes
du peuple qu’elle côtoie. Toutefois, c’est en français qu’elle choisit d’écrire, dans « la langue de la culture, […] sa langue d’écriture. » (Je ne parle pas… 100) Le français est la langue qui rapproche les deux femmes, l’arabe celle qui les sépare. L’arabe que connaît Isabelle est le palliatif fondamental du manque originel de Leïla ; cette « non-langue », qu’elle veut « toujours seulement entendre » (Lettres parisiennes 19) est ce qui permet à Isabelle de faire le pont entre les deux rives, française et algérienne. Elle est le détour indispensable par lequel Leïla peut envisager l’écriture : [L’arabe est] la langue que je n’ai pas apprise, que je n’ai pas voulu apprendre ni pratiquer, ni lire ni écrire, que je veux toujours seulement entendre. Car ce que je sais, […] c’est que si j’avais su l’arabe, la langue de mon père, la langue de l’indigène, la parler, la lire, l’écrire…, je n’aurais pas écrit. […] Si j’étais restée dans le pays de mon père, mon pays natal avec lequel j’ai une histoire si ambiguë, je n’aurais pas écrit, parce que faire ce choix-là, c’était faire corps avec une terre, une langue, et si on fait corps on est si près qu’on n’a plus de regard ni d’oreille et on n’écrit pas, on n’est pas en position d’écrire. (Lettres parisiennes 19)
Le détour du personnage « avatar » ou miroir, est ce qui permet de maintenir la distance indispensable à l’analyse de la situation de l’exilée. Le miroir de l’altérité est donc vital pour aborder la question douloureuse de l’exil. Elle le réaffirme face à Nancy Huston, « j’ai besoin du détour, toujours incapable d’arriver aussitôt à l’objet. » (Lettres 174) Isabelle ouvre ainsi, grâce au lien qu’elle crée avec le père, une voix d’accès au pays natal ; elle est à la fois le moyen de la mise à distance et le masque derrière lequel Leïla Sebbar peut réanimer l’imaginaire algérien. C’est elle qui « masque la blessure, l’écart, entre les deux rives. » (Lettres 147)
Grâce à Isabelle, devenue porte-voix, elle peut errer en terre algérienne dans la langue paternelle, recréer l’univers de l’enfance, d’Aflou, de Ténès, de Tlemcen et se rapprocher ainsi de son propre roman familial. L’auteure l’affirme, « [j]e ne m’imagine pas en sujet biographique » (Lettres 73), pourtant, toutes ses oeuvres sont le reflet de son parcours tourmenté, de son cheminement vers la compréhension de ce qu’elle est, une croisée, une déracinée ; le personnage d’Isabelle sert l’intérêt biographique de ses textes, puisqu’il est l’instrument de retour à soi, par le détour de l’Autre : « Pour arriver à moi, pour dire  »je », il m’a fallu marcher longtemps, parler et vivre à distance réelle, proche dans l’imaginaire, il m’a fallu entendre, loin du pays natal, partout où elle se parlait, la voix de la langue de mon père, la voix de l’arabe, la langue étrangère, l’étrangère intime. » (Lettres 81) La voix du père est perceptible dans la « mise en voix » des personnages de ses nouvelles algériennes, cela est particulièrement sensible dans les recueils où elle met en scène le peuple algérien pour appréhender ces voix qu’elle veut seulement entendre : « Je veux les entendre, les écrire dans la langue de ma mère, pour accéder au père, au silence de sa langue, l’arabe, l’arabe
de mon père. » (Lettres 68) Grâce à Isabelle, Leïla échappe à « la mise en spectacle mercenaire et prostituée », elle peut, par les « détours, volontaires et involontaires, […] parvenir jusqu’à [elle] […]. » (Lettres 83) Le personnage est donc le moyen de la prise de parole, l’outil indispensable de la prise de parole intime enfin assumée.
Finalement, c’est le silence de l’arabe qui est la condition sine qua non de l’écriture, seul ce mutisme de la langue du père a permis à Leïla Sebbar de regarder de l’autre côté de la Méditerranée, d’opérer son retour aux racines. Le mystère de sa naissance croisée, de la « non-langue » arabe, le mystère de ses racines algériennes, l’impossibilité de reconstituer la mémoire algérienne, sont autant de conditions de l’écriture ; ces « énigmes » « sont l’offrande du silence à la lettre, ce qui fait que [Leïla Sebbar est] l’écrivain [qu’elle est], le scribe de [son] père. » (Lettres 87). La langue arabe, langue de la filiation paternelle, est un détour sans lequel Leïla Sebbar n’aurait pu entrer en contact avec l’autre rive. Cette langue enfin réappropriée grâce au personnage d’Isabelle, qui l’apprend, la parle et l’écrit, comme déléguée du parcours de son auteure qui lui donne procuration, permet à Leïla d’opérer le retour indispensable à sa maturation de femme et d’écrivain.

4. Identification réelle, identification rêvée : Isabelle, support d’une esthétique de l’exil
[…] [E]crire constitue donc un processus de construction identitaire. (Ivanic, 28)

Le retour au pays natal ne peut être qu’un cheminement fondé sur l’imaginaire, un parcours métaphorique qui conduit l’auteure au pays du père. Le lieu mémoriel est à chercher dans le corps du père, ce corps inscrit sur la page, que côtoie sans cesse le personnage d’Isabelle. La famille que cherche à reconstituer Leïla Sebbar, cette filiation rompue, prend forme et sens à travers les personnages de la fiction algérienne. Isabelle fait partie de cette « immense tribu inédite », famille de coeur de l’écrivaine en quête
de son propre exil. L’exil non-conflictuel dans lequel vit Isabelle l’Algérien, est le pendant nonproblématique de l’exil de Leïla ; cet « exil heureux » est le modèle même de la « bonne
assimilation », l’idéal de l’exilé qui trouve en terre étrangère « le pays selon son coeur » (Sebbar, Cahiers 102). La terre nouvelle dans laquelle aboutit la quête de soi devient chez Leïla Sebbar terre métaphorique de l’écriture, « terre littéraire ». Leïla Sebbar est parvenue à mettre entre elle et l’Algérie la projection d’un double d’ellemême, une alter ego qui vit, pour elle, la réconciliation avec le pays du père. Si, comme le dit
Kristeva, « l’identité se construit lors de l’expérience de la différence », que « celle-ci résonne chez l’individu et fait miroiter  »l’autre » qui se trouve à l’intérieur de soi » (Etrangers à nous-mêmes 9), alors le personnage d’Isabelle symbolise cette « autre » qui permet la réconciliation de l’exilée avec sa situation de croisée. Isabelle choisit librement sa terre natale, elle renaît en pays algérien, à rebours de l’auteure,
contrainte à l’exil dès l’enfance. Elle définit ainsi la situation d’Isabelle, antagoniste exact de la sienne : « A vingt ans, Isabelle change de corps, de langue, de religion, de terre. Elle n’est ni dans le
reniement, ni dans la culpabilité. C’est un exil heureux […], loin de ce qui ne fut pas sa terre natale, ni sa maison, ni son terroir, ni sa langue. » (Cahiers 100) Isabelle n’est autre qu’un double inversé : Leïla cherche à reconstituer la famille du père, à rétablir la filiation rompue, dans la fiction qui permet de combler la béance de l’histoire paternelle. Isabelle, quant à elle, cherche à effacer, elle vit en totale indépendance, nouvelle-née musulmane, exilée une fois pour toutes. Isabelle est ré-unie en terre d’exil, tandis que Leïla, dés-unie, vit dans la division, en déséquilibre constant, chez elle nulle part, dans l’écart entre les rives : « C’est ma conscience de l’exil qui m’a fait comprendre et vivre la division […], j’ai su que je suis une femme dans l’exil, c’est-à-dire toujours à la lisière, frontalière, en position de franc-tireur, à l’écart, au bord toujours, d’un côté et de l’autre, en déséquilibre permanent. » (Lettres parisiennes 28)
Isabelle ne vit pas en exil, elle vit dans le pays qu’elle a élu terre natale : c’est une nouvelle naissance qu’elle choisit, terre-père et terre-mère, berceau d’une filiation unique. Privée de « mémoire familiale, sans patrimoine qui la rattache à une histoire, à une généalogie, à une terre, à une langue », le personnage d’Isabelle façonne de toutes pièces, réécrit son propre roman familial, du côté des déshérités, dans le Souf, devenu sa seule patrie. Leïla choisit de créer un personnage qui accomplisse sa propre réconciliation : « l’extrême métamorphose ». Isabelle « devient l’Autre, corps, plume et âme. » (Cahiers 99) Leïla devient l’Autre, elle-même devenue son propre personnage rêvé, cavalier arabe libre en terre musulmane. Quand Isabelle opère sa métamorphose, sa renaissance, elle devient musulman, inscrit son corps en terre algérienne. Leïla, elle, incorpore le personnage d’Isabelle, endosse le burnous nomade, pour « porter sa voix » au pays d’enfance. Persona idéale, Isabelle est un avatar de l’écrivaine, qui peut aborder en terre algérienne, tout en conservant la distance nécessaire à toute appréhension de l’exil, la distance de la fiction.
Cet exil que fantasme l’auteure à travers son personnage, est l’exil rêvé, dans lequel l’exilé se trouverait détaché de toute filiation, prêt à repenser sa généalogie, à la réécrire : ainsi fait Leïla Sebbar lorsqu’elle crée le personnage d’Isabelle : elle modèle son « exil heureux », en lui donnant corps et voix arabes, en lui ouvrant les portes du roman paternel. Isabelle est donc le produit de la création d’un troisième lieu, d’un espace fantasmatique où le père livrerait ses secrets et permettrait à sa fille de pénétrer dans l’intimité du roman familial.
Ce lieu, « le sol unique de la terre où elle n’est point une exilée, une étrangère », n’est autre que celui de l’écriture, grâce auquel la romancière peut construire le pont entre les deux rives. Le personnage d’Isabelle est la clé de voûte de cet édifice fictionnel, celle qui a pu, « sur la pierre, le sable, la page écrite, à travers ses marches obstinées d’errante irréaliste », marquer « sa naissance à une terre nouvelle dans son roman singulier, l’Algérie musulmane, le pays natal. » (Cahiers 102)
La naissance d’Isabelle en Algérie est donc métaphorique, elle signifie pour l’écrivaine sa propre renaissance dans le texte, devenu « sa seule terre », son roman familial.

5. L’écriture comme terre d’exil
Si l’exil de Leïla Sebbar est problématique, il n’en est pas moins le moteur de son écriture ; elle le sait, la résolution du conflit signifierait pour elle la fin de l’écriture : « ce serait la fin de l’intranquillité. La sérénité ? [Elle] n’écrirai[t] plus ». (L’arabe comme un chant secret 91) L’auteure trouve dans son personnage le potentiel nécessaire à l’écriture de l’exil. Les caractéristiques qu’elle lui attribue – liberté, indépendance, esprit littéraire – sont celles dont a besoin l’auteure pour mener à bien sa quête. « La fugue, le désir de liberté », servent de contrepoids à la violence de l’exil ; ils sont ce qu’elle nomme « le contrepoison » au silence de l’exil (Sebbar, Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises). « Solitude et excentricité » sont les deux pôles de son exil intime, les mêmes que ceux qu’elle voit en Isabelle, dans sa propre disposition à l’exil. L’errance d’Isabelle, son instabilité fondamentale, son nomadisme, sont les pendants de la fugue de Leïla, de sa propension à la solitude et à la fuite de soi. Cette sortie de soi-même se met en oeuvre dans la fiction, dans la projection du Moi de l’écrivaine dans l’Autre, qui vient réaliser la quête des origines. L’auteure semble ainsi projeter dans son personnage, non seulement la réalisation d’un « exil heureux », mais encore la mise en oeuvre d’une esthétique. Le personnage d’Isabelle écrit l’exil, sa quête est la même que celle de Leïla : elle part « à la recherche du lieu idéal, de la communauté idéale, du paysage idéal […] » et c’est « cette recherche obsessionnelle, indissociable de l’errance, qui fait l’objet de ses textes et le corps de ses fiction. » (Cahiers 99) Isabelle façonne une « Algérie réelle, fictive » (Cahiers 101), qui devient sa terre d’exil. Ce pays « selon son coeur » est un pays rêvé, tout comme celui de Leïla Sebbar, un pays « autre », celui de l’imaginaire. Ce ne sont pas les voix de l’enfance qui résonnent, ce n’est pas non plus la voix du père, mais des voix nouvelles, qui viennent pallier le manque fondamental ; à ce titre la page écrite est le lieu unique où peut être résolue la douleur de l’exil, le « sol unique de la terre où elle n’est pas une exilée, une étrangère ». Cette phrase d’Isabelle Eberhardt, citée par Leïla Sebbar, met en lumière le rôle fondamental joué par l’illusion fictionnelle pour les deux femmes, réelles et r êvées. Isabelle transforme le réel, ce n’est pas El Oued qu’elle décrit, mais l’illusion qu’elle en a, mue par le désir passionnel de trouver sa ville idéale. Ce sont ces « patries imaginaires » dont parle Salman Rushdie, les fictions qui permettent à l’exilé de vaincre la double blessure de n’appartenir à aucune des deux rives.
L’exil est devenu pour Leïla Sebbar « terre d’élection, le lieu privilégié de l’écriture » (Sebbar, Le Magazine Littéraire). Privée, tout comme Isabelle, de son toit – de la maison d’enfance –, c’est bien dans le livre, celui du retour au père, au pays natal et à soi, qu’elle peut rendre féconde la déchirure initiale. Comme elle l’écrit d’Isabelle, elle est « l’héritière d’un croisement qui aurait été meurtrier si l’écrivain ne l’avait rendu fécond. » (Cahiers 102) Leïla Sebbar crée finalement un personnage qui, à son image, met en mots une « surréalité », ce que Michel Laronde nomme « réalisme magique ». Cette terre singulière de l’écriture de l’exil permet à l’écrivaine, non pas de guérir la blessure première, celle de la rupture initiale entre père et mère, mais de « suturer » le déchirement. Elle écrit : « et puis, pour moi, la fiction c’est la suture qui masque la blessure, l’écart, entre les deux rives. […] C’est là, seulement là que je me rassemble corps et âme et que je fais le pont entre les deux rives, en amont et en aval. » (Lettres 147-148). La figure d’Isabelle permet d’esquisser le portrait de l’écrivaine, de le reconstituer – corps et voix – en partant de l’idée d’un personnage-miroir : ainsi, le miroir diffractant – le prisme – du texte, permet de saisir à la fois le portrait du personnage, en rassemblant les faisceaux projetés dans la diffraction, mais aussi de capter, au sortir du prisme, dans la réfraction, le dessin de la figure de l’écrivain. La posture d’auteur de Leïla Sebbar peut alors être définie comme la réfraction de celle d’Eberhardt, c’est-à-dire comme le déplacement dans l’espace et le temps, d’une image passée à travers le miroir du texte.
Isabelle, l’alter ego de l’écrivaine, est le masque – la persona antique qui permettait à la fois de porter le visage et la voix de l’autre – derrière lequel peut se dissimuler la voix biographique.
Support d’un vaste discours sur l’exil, la mémoire, l’histoire coloniale, elle illustre l’ambivalence de l’identité de « croisée ». Elle représente le personnage-synthèse d’une « esthétique de l’exil », qui mêle quête littéraire et cheminement identitaire. L’éclatement de la forme, chère à Leïla Sebbar qui, rappelons-le, choisit la nouvelle pour mettre en scène son héroïne, coïncide avec la reconstitution d’une identité diffractée, duelle et plurielle, riche de « tous les croisements ». Ascendance et descendance – filiation – sont alors assumées par un support esthétique – le texte et son personnage – qui reprend la route des origines, dans la fiction, qui reconstruit le pont entre les rives.
Isabelle, toujours présente, est une ombre portée sur le roman familial de Leïla Sebbar. La « maîtresse tyrannique, ivre de soleil » (Eberhardt, Ecrits sur le sable), toujours en fuite, nomade et libre des contraintes et tabous du monde musulman, est la figure de proue d’un voyage en terre algérienne, au pays du père, celle qui s’impose avec évidence comme la meilleure alliée de la quête de soi.

1. Il s’agirait, selon Gérard Genette, d’ « un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions,
autrement non recevable », dans Palimpsestes. Paris : Seuil, coll. Poétique. 1982, p. 8.
2. Ce point a fait l’objet d’une étude dans le mémoire de master 1 L’autoportrait en miroir. La mise en scène d’Isabelle Eberhardt chez Leïla Sebbar, Université Paris IV-Sorbonne, dont s’inspire cet article.
3. Eberhardt, Isabelle, « Le Vagabond » et « Le sentier de Dieu », dans Écrits sur le sable. oeuvres complètes. Présentation de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, préface de Edmonde Charles-Roux. Paris : Grasset, 1990.
4. Nous suivons la définition de Julia Kristeva qui s’appuie sur le travail de Mikhaïl Bakhtine, dans Semiotikè, recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil, 1969, p. 85 : « tout texte se construit, comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte […]. »

Bibliographie indicative

Eberhardt, Isabelle. Mes Journaliers. 9312 Plan de la Tour : Éditions d’aujourd’hui, 1985.
Eberhardt, Isabelle. Écrits sur le sable, vol. 1 et 2 oeuvres complètes, présentation de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, préface de Edmonde Charles-Roux. Paris : Grasset, 1990.
Eaubonne (d’), Françoise. La couronne de sable, Vie d’Isabelle Eberhardt. Paris : Flammarion, 1968.
Genette, Gérard. Palimpsestes. Paris : Seuil, collection Poétique, 1982.
Huston, Nancy, Sebbar, Leïla. Lettres parisiennes. Histoires d’exil, Paris : Bertrand Barrault, collection J’ai Lu, 1986.
Ivanic, Roz. Writing and Identify : the discoursal construction of identify in academic writing. Amsterdam : John Benjamin’s Publishing Company, 1998.
Kristeva, Julia. Semiotikè, recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil, 1969.
Kristeva, Julia. Étrangers à nous-mêmes. Paris : Gallimard, 1988.
Laronde, Michel (dir.). Leïla Sebbar. Paris : L’Harmattan, coll. Autour des écrivains maghrébins, 2003.
Rushdie, Salman. Patries imaginaires. Paris : Christian Bourgeois, 1993.
Sebbar, Leïla. Isabelle l’Algérien, Un portrait d’Isabelle Eberhardt. Paris : Al Manar, 2005.
Sebbar, Leïla. Écrivain public, Nouvelles. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2012.
Sebbar, Leïla. Je ne parle pas la langue de mon père. Paris : Julliard, 2003.
Sebbar, Leïla. L’arabe comme un chant secret. Saint-Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2010.
Sebbar, Leïla. « Isabelle Eberhardt, Isabelle, l’Algérien ». Les Cahiers du GRIF, n°39 Recluses Vagabondes. Paris : 1988.
Sebbar, Leïla. « La littérature de l’exil », Le magazine littéraire. Paris : Juillet-août 1985, n°221 : 39-44.
Sebbar, Leïla. Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, Table ronde des écrivains : Littératures du Maghreb, Mai 2005, n°57 : 431-442.
Sebbar, Leïla, Gueneau, Jean-Claude, Aceval, Nora. Aflou Djebel Amour. Saint-Pourçain-sur- Sioule : Bleu autour, La Petite Collection, 2010.

CELAAN, Centre d’Etudes des Littératures et des Arts d’Afrique du Nord,
VOLUME 13, NUMBER 2 & 3, FALL 2016
Editor : Hédi Abdel-Jaouad (Skidmore College)

Caractéristiques

exemplaire

courant, de tête

isbn

2-913896-32-4

parution

Auteur

SEBBAR Leïla

Artiste

PIGNON Sébastien

Collection

Contes, récits & nouvelles