Description
L’INDIVIDU EN JEU, REGARDS D’ARTISTES
Rita Alaoui: Itinéraire singulier de fragments de vie ordinaire
C’est un livre d’artiste, un objet-livre, unique, dont l’objet est d’établir le panorama d’un quotidien transcrit sur le mode subjectif. Rita Alaoui présente cette œuvre originale au terme d’un travail et d’une gestation longue de 2 ans. Une très belle plongée dans l’univers singulier d’une artiste qui laisse décanter l’art pour laisser apparaître, en résidu, la dimension de l’individu… Plusieurs exemplaires existent, et cependant tous uniques, puisque patiemment créés et assemblés à la main par l’artiste elle-même. Ramasser des fragments de quotidien, c’est l’idée initiale sur laquelle repose ce livre-total, dans une forme qui articule à la fois images et mots, et qui libère l’espace dans lequel l’artiste définit ce qu’il est avant toute chose : un individu. Dans la présentation de ce livre d’artiste à la Galerie de l’Aimance le 26 septembre, Rita Alaoui nous rappelle que créer, c’est aussi être capable de retrouver dans le réel tout le merveilleux caché, et de restituer au regard toute sa capacité d’étonnement. |
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fragments de vie ordinaire : Paradis artificiel
Voyage aux croisements de soi.
En cinq thèmes, le projet dévoile les actes de la pièce dans laquelle le personnage ne porte aucun masque. Mis à nu avec poésie. Cinq pas de danse esquissés comme les étapes-clefs de la flânerie heureuse du promeneur égaré qui retrouve, ici, le chemin de l’enfance perdue, puis navigue ensuite dans les méandres de ses désirs et de ses peurs, des rencontres que le hasard de la vie propose, au croisement de tous les itinéraires que le hasard lui offre, pour découvrir au final les paradis artificiels dans lesquels il se complaît. Rita Alaoui découpe, brode, dessine, glisse des mots sans paillettes, et des perles qui s’enfilent comme des mots. Le livre nous emmène donc dans ce voyage inénarrable et pourtant universel, dans cette trajectoire éminemment singulière, et pourtant ordinaire, d’un récit de vie où s’éparpillent puis se retissent les rêves assumés et des témoignages à demi-avoués, inventés.
Il y a là, en effet, tous les éléments d’une génèse symbolique, mais surtout d’une réinvention de soi. Comme une histoire réelle qui se superposerait à l’histoire en réalité vécue. Un chapitrage de vie qui module nos besoins systémiques de fixer les souvenirs et le quotidien dans des lieux existants, tandis que grandit aussi le désir de notre imaginaire de les emporter ailleurs. « Itinéraires », titre de la troisième séquence de ce livre, en témoigne : de la Harley-Davidson retrouvée de l’autre côté du Pacifique après le choc du tsunami, événement réel entendu aux informations, qui l’a marqué-, demeure l’idée qu’effectivement « rien ne dure. Rien ne persiste, tout voyage. » De ces voyages extraordinaires, les trajets intimes sont l’objet d’une exploration particulière.
fragments de vie ordinaire: one afternoon at the beatch.
Vécus dans l’intériorité du sujet, ils font caisse de résonance en rendant l’événement le plus normal et naturel, porteur d’étrangeté. Elle évoque la séance chez le coiffeur, « qui peut être si violente pour un enfant qui a du mal à accepter qu’une partie de lui-même, -les cheveux en l’occurrence- lui soit enlevée, symboliquement… » Voyages qui font bouger des choses en soi, quels qu’ils soient, car la rencontre, les voyages la supposent nécessairement. Et l’on ne peut se révéler qu’au contact de l’autre… Pas d’étonnement à retrouver donc la SIMCA 3752-45 de ses souvenirs d’enfance au détour d’une page de l’étape fondatrice de ce parcours symbolique, dans le chapitre « Album de famille », Immortalisée en photo à côté de ses oncles …comme s’il n’était jamais question dans l’art que de voyage, de chemins à parcourir à la poursuite de l’inconnu. Cet inconnu qui sommeille peut-être aussi en nous.
L’individu exploré comme une « terra incognita »
C’est pourquoi les voyages variés dans l’évocation desquels elle nous entraîne, -incursions dans l’infime, excursions dans le décor d’un zoo ou de la campagne-, deviennent les éléments d’une quête personnelle, dont on soupçonne pas à pas la nature : elle repose sur la volonté de retrouver à la fois innocence et pureté, dénuement et vérité. « De nos petits yeux vierges nous partions sur les pas d’un patrimoine endormi… », écrit-elle à propos des Journées du Patrimoine de la ville de Casablanca. Retrouver même, au-delà, les origines d’un Eden perdu à jamais : cette forêt magique dont de fréquentes réminiscences hantent les créations de Rita Alaoui, nature vierge devant lesquels les hommes peuvent encore apparaître comme « les témoins clandestins » d’un « paysage champêtre immuable à jamais. » Et puis, la recherche du « presque rien » constitue cette part de dénuement absolu qui définit à ses yeux une forme quête plus spirituelle vers le sacré…
fragments de vie ordinaire: Album de famille
C’est raconter le décor du salon de cette famille, réduit à l’essentiel autour de la télé qui trône en objet-phare permettant de tout savoir du réel, avec pour seul ornement la gravure en arabe d’un bas-relief évocateur sur le mur mentionnant : « Dieu seul sait ». Comme un dialogue muet qui relierait le sacré et le profane, le traditionnel et le moderne. A partir d’une quête esthétique de l’infime, d’une attention sensible portée aux situations d’attente, d’une fascination naturelle éprouvée pour les voyages qui vous ramènent du proche au lointain, et inversement, à partir aussi du caractère farouchement aléatoire des rencontres qui fabriquent le tissu de nos vies, Rita Alaoui coud les espaces d’une cartographie de l’intime. Elle s’affirme singulière et différente pour chaque exemplaire, créé à la main, en déclinant une gamme de subtiles variations visuelles d’une oeuvre-livre à l’autre. Cartographie touchante dans son rapport constant au merveilleux qui développe en excroissance de soi le panorama de territoires vierges, à arpenter sans relâche, et à découvrir sans attendre…
Nos désirs, nos secrets, nos désirs secrets…
Débouchant sur les « Paradis artificiels », -dernière étape de ce parcours initiatique-, le voyage devient rencontre, à l’embouchure de soi et des autres, avec nos désirs profonds et nos envolées métaphysiques… Rita Alaoui enjoint chacun à tracer son propre tracé de vie, loin des frustrations et de l’ennui de ces femmes inaccomplies et inachevées auxquelles elle rend hommage dans une autre œuvre plastique, directement inspirée de l’« Hommage de Louise Bourgeois à Eugénie Grandet »… Et cela signifie qu’il faut savoir tirer les fils du récit que l’on choisit de vivre. D’où la présence constante de fil de broderie, qui se veut suggestive et discrète, pour tisser entre les textes et les images, mais également entre la réalité perçue et l’imaginaire qu’elle invoque, les contours d’un témoignage de vie sensible. A des végétaux mis en scène collés sur les dernières pages, elle dédie la fonction d’être des attrapeurs de rêves, les « abris temporaires de nos pensées, des petites formes très généreuses » qui savent garder « nos petits secrets. » Quels secrets, en définitive, puisque l’idée de ce livre semble être, au final, celle de pouvoir se révéler à soi-même en partageant cette découverte avec d’autres ? Découverte d’une « terra incognita » d’explorateur de la vie ordinaire ? Ce que nous sommes tous, au demeurant, mais ce que Rita Alaoui, elle, a su si poétiquement exprimer dans cette œuvre d’artiste, qui redonne au quotidien une dimension quasi-légendaire.
Révéler l’improbable au cœur du quotidien
Ce qui interpelle Rita Alaoui, en tant qu’artiste, c’est cette capacité qu’à la ville de créer des possibilités infinies de rencontres, des combinaisons improbables de croisements avec ces inconnus qui sont aussi les miroirs de ce qu’ils révèlent en nous, l’espace d’un croisement fugace. C’est l’objet de la deuxième séquence du livre : « Urban Probabilities ». A chaque étape du parcours de cette vie recréée, des créations-vidéos viennent apporter une réponse visuelle et animée, qui éclaire métaphoriquement un anglé choisi. Celle des billes, par exemple, qui s’entrechoquent sur 3 écrans de vidéos représentent toute la diversité de trajectoires et de combinaisons aléatoires : celle des individus qui entrechoquent leurs vies dans les espaces anonymes et publics de la ville. « Toi, moi, eux » : il n’y a pas de conjonction de coordination pour lier les individus entre eux ailleurs que dans le désir que provoque une rencontre fortuite. « Pour moi, même l’absence donne en réalité lieu à la rencontre », ajoute Rita, qui interpelle avec ses figures destinées à apparaître puis à disparaître. « L’univers travaille de toutes façons pour nous, en nous mettant sur notre route certaines personnes…», déclare l’artiste, dont on pressent que l’univers de création est tout entier tourné vers une attente riche en possibles. Le café du matin, qui ne s’est jamais dit que c’était là le moment où tout demeurait encore possible dans la journée, tant que rien ne s’était encore passé ? « Encore chaud, encore rien, mais bientôt », suggère le fil de phrase tiré du texte.
Attente de l’improbable, tapi, niché au creux de la trivialité ordinaire ? Souvent, sa narration de récits courts disposés sagement en regard des créations visuelles s’ouvre, ailleurs, au champ du fantastique, au détail décalé. Piste qui emporte le regard délibérément là où le sens détourne les choses du tracé familier pour dire l’étrangeté qui saisit le banal quand on sait prendre garde aux signes… « A l’inverse, je cherche aussi transformer nos petites peurs en quelque chose qui donne le pouvoir à l’imaginaire de les transformer positivement », précise l’artiste, qui ne peut s’empêcher de relier son imaginaire créateur à son statut de maman, naturellement mobilisée au quotidien dans ce registre, qu’elle applique avec bonheur à ses propres enfants…
Une œuvre polymorphe, radicalement singulière
Deux éléments expriment toute la dimension emblématique de cet objet d’art : le fait que chacun des exemplaires numérotés soit construit différemment de l’autre, à travers un subtil déplacement des codes visuels. Aucun n’est donc identique à l’autre, même s’ils se ressemblent tous dans les variations faites autour de l’habillage des images. Y lire la métaphore la plus frappante de ce que l’artiste souligne dans son propos, sur la singularité irréductible de l’individu, chaque fois différent de l’autre. Y voir aussi l’expression librement exposée de « son état de femme dans le monde », comme elle tient à le souligner, en prenant le quotidien comme espace où les projections de la réalité peuvent faire résonner d’autres échos, plus lointains, du réel, qu’ils surgissent d’ailleurs, ou qu’ils émergent des profondeurs de soi…Ce livre est également à ses yeux la synthèse formelle « de toutes ces années passées à créer en imbriquant collage, couture, dessin ». C’est au bout du compte dessiner le visage, polymorphe dans sa forme, et radicalement singulier dans le fond, de l’individu que Rita Alaoui, artiste, révèle être.
Et l’analyse qu’en a faite Marie Akar dans « Art et métiers du livre » :
Marie Akar, Art & Métiers du livre n° 299, novembre 2013