Description
» Elle gémit. Comme une pierre fichée dans un sol profond. Elle gémit. Douloureusement. Elle encercle son cou. Collier charnel. Elle serre de plus en plus. Les bras ne touchant pas sa peau. Elle serre. Des bras d’air et de feu. L’eau déborde. Deuxième élément. Femme ou jument ? Course plus trépidante. Remonte sa vie. Etalon qui revient sur ses pas. Remonte la colline au lever du jour. Penche sa tête en arrière. Crinière de soie. Tire le harnachement et pousse le galop plus loin. Plus fort. Mord les lèvres. Gémit. Regarde loin. Horizon sans nom. Elle plonge dans ses yeux. Firmament bleu. Tressaille. Sourit. Rit. Pleure et gémit. Jument au sein découvert. Respire. Air salin. Sein frémissant. Sur un visage. Zodiaque. Mouvements stellaires. Dans le bois obscur. Elle crie. Monte plus haut. Allume un cierge. Deux. Puis trois. Elle gémit. Ouvre sa voix. Crie. Comme une pierre qui perce la bouche d’un volcan. Elle tressaille. Ferme les yeux. Chute de sa monture. Se fige. Spirale infinie. La montagne bruit dans sa tête. Elle se relève. Sourit. Embrasse son amant comme la première fois. »
Marrakech – « Etreintes » est l’intitulé d’un nouveau recueil de la poétesse et traductrice marocaine Siham Bouhlal, paru récemment aux Editions « Al-Manar » à Paris.
Siham Bouhlal
Dans ce recueil, la poétesse expérimente un nouveau genre, la courte nouvelle, dans un souffle extrêmement poétique, et des histoires relatant le bref instant du moment amoureux dans un style fort débordant de sensualité.
Les textes sont accompagnés d’illustrations du peintre et graveur franco-polonais Albert Woda. Ces illustrations donnent une nouvelle envolée et une vie supplémentaire aux textes.
Née à Casablanca, Siham Bouhlal est installée en France depuis vingt cinq ans où elle a reçu l’enseignement du poète et médiéviste Jamel-Eddine Bencheikh.
Titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université Paris-Sorbonne, elle a excellé dans la traduction de plusieurs œuvres de poètes arabes et de l’ouvrage de littérature arabe classique « l’Art du Commensal ».
Elle est également l’auteur de plusieurs recueils et récits dont « Poèmes bleus » (2005), « Songes d’une nuit berbère ou la tombe d’épines » (2007), « Corps lumière » (2008), « Princesse amazigh » (2009) et « Mort à vif » (2010).
Siham Bouhlal : Etreintes
Dessins Albert Woda
Al Manar, éditions Alain Gorius, 64 p. – 17 €
Traductrice et exégète de la littérature arabe classique, Siham Bouhlal est d’abord poète. Etreintes est son septième recueil publié par Alain Gorius. L’érotisme et les relations amoureuses constituent le thème unique de ce beau livre réunissant de courtes proses et de rares séquences en vers libres. Le désir et la fusion des corps s’y déclinent en métaphores suggestives : « Le désir tressait ses entrailles », « Elle était dressée comme un palmier.» L’attraction physique bouleverse, surprend la femme « foudroyée » dès la première rencontre. En marge des étreintes, des combats d’amour, ce sont les scènes de bain, les séances de massage, au hammam, qui révèlent les femmes à elles-mêmes : « Au bain les femmes laissent leur corps décider. » La sensualité se traduit en images fortes : « prise de vertige, elle sue comme olive au pressoir », palpables : « La bouche de l’orgasme se dégrafe. »
Les corps innervés à fleur de peau d’Albert Woda dialoguent librement avec cette poésie charnelle, palpitante, volcanique…
Michel Ménaché, CCPM n° 26
Une lecture de Tristan Hordé SIHAM BOUHLAL Etreintes dessins d’Albert Woda, Al Manar 2012
13 octobre 2013
Comment dire le désir, l’étreinte ? Le thème n’est pas aussi fréquent qu’on pourrait le penser dans la poésie lyrique. Pour retenir deux exemples fort éloignés dans l’écriture, Jouve et Stéfan y ont réussi, mais bien peu de poètes femmes s’y sont hasardés. Siham Bouhlal, médiéviste, traductrice de textes anciens, connaît aussi bien la tradition poétique arabe que la française ; elle poursuit avec Étreintes ce qu’elle avait entrepris un peu plus tôt dans les poèmes de Corps lumière (Al Manar, 2008) qui exploraient autrement ce que pouvait être la relation amoureuse, corps et esprit.
Avec l’ouverture du livre, « Elle gisait sur le sol. Exténuée de désir », (reprise plus loin), commence un parcours des transformations qu’introduit l’étreinte amoureuse. Le corps de la femme devient lui-même, « continu[e] de se faire », comme si faire l’amour aboutissait à une nouvelle naissance. Les deux corps alors se confondent, le masculin semble pénétrer totalement le féminin — « Des gouttes de sueur pleuvaient sur son
visage. […] Se déversaient même dans sa bouche. Close pourtant. », et le femme, elle, « plonge dans [les] yeux de l’amant, yeux bleus : image du ciel où elle se perd. » Ce motif imprègne une partie du livre, avec l’insistance à suggérer les corps « confondus », « enchâssés », qui forment « une seule etmême entité », et s’il est un écart par rapport à cette recherche de la « fusion », il vient de l’homme qui, les yeux clos, est « dans un autre monde ».
Le livre n’est ni un récit continu ni un catalogue d’images, mais une série de textes qui, chacun à sa façon, s’attache à cerner les formes du désir d’une femme. Ici, commençant à partager celui de l’homme qui la regarde mais qui se tait, elle s’enfuit ; là, c’est elle, adolescente, qui reste muette et apprend longtemps après qu’une union aurait pu être vécue. On lit souvent de petits tableaux de l’absence et de l’oubli : amant rêvé, amant disparu, comme si la chronique du désir satisfait devait se doubler du poème de l’attente, du désir frustré. Ainsi, la femme déclare sa défaite à l’amant : « tu me possèdes, m’obsède, me tiens, me détiens, m’attaches, m’enchaînes, me déchaînes, m’anéantis, m’ébranles, me chavires », mais cette perte acceptée d’autonomie elle la parle devant un miroir, et l’amant est peut-être imaginaire.
C’est que la force du rêve aboutit à la fiction d’un amant venant la nuit dans le lit de l’aimée, au point qu’elle respire le mélange des odeurs qui l’accompagnent toujours à son retour et ressent, un instant, « une étreinte de l’âme, du corps, qui la gardait en vie. » À l’inverse, « Elle est parfois prise d’oubli », ne sachant plus rien de l’apparence du premier amant qui la déflora, mais « Jamais ne revint », et son ignorance signale peut-être simplement le caractère fantasmé de l’amant. Il est plusieurs fois question d’un « amour qui n’advint jamais », ou d’un homme qui « jamais ne la toucha » mais dont le seul regard provoqua une « extase d’amour », ou du désir de deux amants qui ne peuvent s’étreindre, ne parvenant pas à être seuls.
On ne peut s’empêcher de penser aux amoureuses des Mille et une nuits, ici avec « les sourcils tracésau kohl », la chevelure « trempée de henné », criant « Allah » dans la jouissance, d’autant plus aisément que le décor est celui de la médina de Fès, du riad, du hammam, les parfums ceux de l’oranger, du basilic, de l’eucalyptus. Ce qui n’empêche pas la femme de lire Apollinaire, une chanson de Barbara, ou de renvoyer à Borges. Il y a dans le mouvement de la présence à l’absence, de l’évocation sans ambiguïté de l’amour des corps (seul aspect retenu dans les dessins très suggestifs d’Albert Woda) à la chasteté consentie, le souvenir de l’amour selon les troubadours autant que la référence à la poésie arabe ancienne : les derniers mots d’une page pourraient appartenir aux deux traditions, « Aimer. Aimer. Même trop. Même mal. » Cependant, Siham Bouhla ldéborde ce cadre par sa manière d’écrire quand la phrase, constamment rompue et, même, limitée au mot, mime le mouvement de l’étreinte, ou quand elle fait allusion à l’amour lesbien : dans les deux cas, le temps et l’espace du passé ne sont que des décors.
© Tristan Hordé
LES CARNETS D’EUCHARIS n° 39, Automne 2013