Description
De Majel Bel Abbes El Hencha Sufetula
Kairawan Hadrumète Tacape et Taparura
Les palmeraies soeurs des neiges
Les forêts amies des dunes
Les steppes complices des mines
Et la mer dans les bras de mes rivages
Aussi larges que tes vallées
Je rassemble
Cascades colonnes et arcades
Dômes bassins et dalles
Roses du désert marbres et granites
Leurs échos dans les mizmars et tambours
Portés par les caravanes chargées de ton sel
Ce n’est pas un mirage que je vois là-bas
Mais le miroitement de tes frontières
Qui m’appellent
Dirais-je au Fort génois de veiller sur les îles
Les troglodytes sont à l’abri
Deux des peintures d’Annick Le Thoër illustrant le recueil
Tirage de tête de Chants pour la Tunisie sur grand papier, au format 17,5 x 25 cm. Chacun des 12 exemplaires est rehaussé de six peintures originales d’Annick Le Thoër.
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« Chants pour la Tunisie », un désir de faire aimer le pays nôtre, le pays rêvé, de la manière la plus exigeante, la plus belle » Tahar Bekri (Interview) |
30/04/2023 11:17, TUNIS/Tunisie |
TUNIS,30 avr. (TAP, par Sarra Belguith)- « Chants Pour la Tunisie » est ce désir de faire aimer le pays nôtre, de la manière la plus exigeante, la plus belle, c’est ainsi que le poète tunisien installé en France, Tahar Bekri, présente son tout nouveau recueil publié aux Editions El Manar, à Paris (avril 2023).
Pour le poète, l’écriture de l’exil, certes, est là, mais « les Chants pour la Tunisie » ne sont pas seulement personnels. Il y a comme un désir de défendre le « pays réel, pays rêvé » comme disait Edouard Glissant. Cette terre qu’il a toujours portée dans son coeur et qui habite son écriture, est présente dans tous ses livres et prend des souffles différents. Dans ce recueil, il rend hommage à ceux et celles qui ont été les étendards de la liberté, au péril de leur vie, les illustres personnages, savants, bâtisseurs, créateurs, patriotes, et ceux et celles de la modernité récente, dans un devoir de fidélité et de mémoire pour protéger leur héritage contre la destruction et l’oubli. En revisitant les lieux et les êtres, « Les chants » se dressent comme une célébration du pays profond, intime et collectif, dans son Histoire, sa richesse, son savoir, son héritage, sa diversité. Mais aussi dans la propre mémoire du poète, chargée de toutes les émotions de l’enfance, de l’homme adulte, un amour passion, qui tente de peindre tous les recoins, tous les paysages, tous les visages, capter la lumière extérieure, nourricière de la lumière intérieure… avec des poèmes écrits comme une épopée, dans un va-et-vient entre passé et présent, évocations, souvenirs, références, rappels, allusions à l’actualité des dernières années où le rêve de liberté a donné bien des espoirs, a été détourné de ses valeurs et a fait subir au pays bien des torts, des retords, des atteintes à la vie humaine, avec cette jeunesse qui cherche à émigrer au péril de sa vie. Interview:
Q: En 2011, vous avez publié un recueil intitulé « Je te nomme Tunisie » (Al Manar). Ce titre est-il à la base des « Chants pour la Tunisie », est-ce l’esprit de l’œuvre précédente, où les senteurs et saveurs vous ont toujours habité dans votre œuvre de poète citoyen-voyageur ?
— La Tunisie m’habite et habite mon écriture, elle est présente dans tous mes livres et prend des aspects et des souffles différents. « Chants pour la Tunisie » est une célébration du pays profond, intime et collectif, dans son Histoire, sa richesse, son savoir, son héritage, sa diversité, mais aussi dans ma propre mémoire, chargée de toutes les émotions de l’enfance, de l’homme adulte, un amour passion qui tente de peindre tous les recoins, tous les paysages, tous les visages, de capter la lumière extérieure nourricière de la lumière intérieure, ontologique. « Chants pour la Tunisie » a l’ambition de faire aimer le pays nôtre, de la manière la plus exigeante, la plus belle.
Q: « Les Chants » rappelle Abou El Kacem Chebbi ,et le verbe chanter est très fort en poésie. S’agit-il d’un hymne lointain que vous portez en votre cœur comme vous l’exprimez dans votre œuvre poétique ?
— Je suis flatté de l’allusion à Chebbi dont j’ai traduit récemment le poème célèbre « La volonté de vivre ». « Les Chants » sont composés dans une suite poétique, sont écrits comme une épopée, dans un va-et-vient entre passé et présent, évocations, souvenirs, références, rappels, allusions à l’actualité, tout s’entremêle, non comme un hymne lointain, mais, au contraire, comme un vécu profond ; le poème ne reste pas à la surface des choses, mais revisite les lieux et les êtres, les porte à la hauteur de la terre, comme un violon vibrant.
Q: Dans ce nouveau recueil, quel chant adressez-vous au pays profond, surtout que vous aviez, auparavant, mentionné que votre rêve est de voir la Tunisie bâtir une vraie démocratie, à la lumière de votre crainte que certains fanatiques ou obscurantistes ne l’emportent ?
— Il y a danger à amputer l’Histoire de notre pays de sa longue mémoire, de la diversité de ses appartenances géographiques, de ses composantes ethnographiques, linguistiques, culturelles, il y a danger à s’attacher à un esprit réducteur, à se fermer à la tolérance, à imposer sa courte vue, au nom du religieux, comme seule valeur possible, digne du Pouvoir, au mépris du respect des Autres, leurs croyances et leur foi, leurs vues et idéologies.
La défense des valeurs fondamentales, de la vie humaine, font partie du devoir du poète. Sa vision ne peut souffrir l’obscurité. Il habite du côté de la lumière qu’il veut partager pour aider à sauver notre humanité des volontés mortifères. Q: Dans ce recueil, si on peut parler de nostalgie, de mémoire, peut-on y lire une restructuration identitaire, imaginaire qui couvre la rupture, l’absence et le manque auxquels vous êtes confrontés en exil ?
— Pas vraiment, l’écriture de l’exil, certes, est là, mais les Chants ne sont pas seulement personnels, ils sont comme une volonté de faire de l’absence, de la distance, hélas, bien involontaires, des pierres d’appui, solides, face au discours ignorant ou négatif, blessant, Je voulais opposer à l’image, opaque, défigurée, déformatrice, une, plus positive, balsamique, sans naïveté béate ;il y a comme un désir de défendre les miens, notre « pays réel, pays rêvé » comme disait Edouard Glissant.
Q: Dans vos écrits, vous abordez trois thèmes majeurs : l’eau, la lumière et la terre. Comment se manifeste cette écriture dans « Chants pour la Tunisie » ?
— L’écriture des éléments m’importe beaucoup comme élaboration des métaphores qui font l’économie du verbe, ils sont essentiels dans la dimension poétique pour éviter la redondance prosaïque. Je ne sais si les thèmes sont trois ou davantage, mais ils s’ajoutent à l’exploration de soi et de l’émotion qui nous marque, où que l’on soit. Dans les Chants, il y avait pour moi comme une infinité de thèmes, qui se bousculent, qui s’interpénètrent, s’allient, se prolongent dans l’espace et le temps, un seul livre n’aurait pas suffi pour les développer tous, dans le jaillissement du poème, pour faire couler la fontaine.
Q: Dans vos recueils, il y a toujours des noms de lieux, d’objets, de plantes, de figures légendaires… quel est l’itinéraire suivi dans « Chants pour la Tunisie » ?
— Je suis remonté loin dans notre Histoire, allé à la rencontre de nos illustres personnages, savants, bâtisseurs, créateurs, patriotes, et rejoint ceux et celles de la modernité récente, fondatrice de ce que nous sommes. L’environnement naturel n’est pas sans lien avec celui des hommes. Nous sommes marqués par les apports d’autres auxquels nous sommes redevables et notre fidélité, comme notre devoir, sont d’enrichir leur héritage, de les faire progresser, de les protéger contre la destruction et l’oubli.
Q: Le thème de la liberté et sa revendication ainsi que le refus de l’oppression et du dictatorial parcourt toute l’étendue de votre œuvre. Qu’en-est-il pour ce recueil ?
— Je rends hommage, en effet, à ceux et celles des nôtres qui ont été les étendards de la liberté, au péril de leur vie, se sacrifiant et ce, depuis longtemps ! L’actualité des dernières années où le rêve de liberté nous a donné bien des espoirs, a été détourné de ses valeurs et a fait subir à notre pays bien des torts, des retords, des atteintes à la vie humaine, de corrompus en profiteurs, l’utilisation de la religion a des causes peu glorieuses, et bien des couches sociales sont dans la souffrance, avec cette jeunesse qui cherche à émigrer au péril de sa vie ! Plus que jamais, l’écriture poétique doit élever sa voix pour défendre la liberté et la dignité humaine. Il nous faut le courage pour désigner les responsables, ne pas se tromper d’adversaires ! Le poète est la sentinelle de la vérité. L’œuvre d’art s’élève avec la beauté des valeurs qu’elle défend, non le contraire. Je dis cela sans exclure que ce combat est humain et universel, nécessaire.
Q: Votre écriture poétique est accompagnée, visuellement, de peintures d’Annick Le Thoër, qui n’est pas la première collaboration, dites-nous davantage sur l’apport plastique à l’écriture poétique ?
— L’artiste-peintre Annick Le Thoër est mon épouse, et nos univers sont proches ; plus que d’illustrations, il s’agit de correspondances entre deux langages, des éléments qui s’enrichissent mutuellement, s’ouvrent à la nature, à la beauté du monde, cherchent une harmonie, expriment des émotions par le mot et la couleur. Ce sont des paysages dans le paysage. Intérieurs aussi. Depuis très longtemps, la création artistique accompagne ma création poétique dans un parcours amical et fraternel. J’ai eu le plaisir d’offrir ainsi certains de mes livres d’art à notre Bibliothèque Nationale (BNT), peut-être leur vue serait-elle la meilleure réponse.
Q: Le 4 mai prochain à l’Académie des Jeux floraux de Toulouse, Tahar Bekri joint sa voix à un Appel sans frontières aux poètes de langues françaises, en incitant à la fraternité universelle, dites-nous davantage.
— L’Académie des Jeux Floraux, fondée en 1323, est la plus ancienne académie de poésie. J’en suis membre. Fêtant en mai son 7ème centenaire, elle lance sur les traces des 7 poètes fondateurs, un « Appel solennel » aux poètes de langue française pour concourir mais aussi par des discours qui cherchent à établir des liens cordiaux et ouverts à travers le monde. Récemment, des poètes francophones du Congo, d’Algérie, du Québec, de Belgique, du Liban, etc. ont été désignés comme membres. Je m’associe à l’Appel en incitant à la fraternité universelle, l’entente, loin des tensions et conflits actuels. Au-delà de la question de la langue, la parole poétique est d’abord, pour moi, une parole de paix, un amour de l’Humanité.
Q: Vous dites « la poésie nous rassure par sa parole profonde quand elle tend à s’appauvrir ailleurs, elle nous lie comme des rayons de lumière en temps d’obscurité, dans sa générosité fraternelle », votre mot pour la Tunisie actuelle que vous considérez comme une mosaïque humaine depuis l’Histoire ?
— Je n’ai jamais perdu confiance dans notre peuple, son intelligence, sa modernité, sa richesse, son héritage illustre, sa présence au monde, l’émancipation de ses femmes. L’Histoire est une multitude d’épreuves, la Tunisie a réussi à s’en sortir. Le poète dédie ses chants en hommage, essaie de rappeler les piliers des fondements de la demeure, ouvre des fenêtres, accueille l’horizon, nourrit l’espoir.
Sara
Pour écouter l’interview de Tahar Bekri sur Radio MonteCarlo (en langue arabe), cliquez sur ce lien : Tahar Bekri « Chant pour la Tunisie », Ed. Al Manar, 2023, avec des peintures d’Annick Le Thoër.Au moment où le pays gît sous le poids de l’ignominie et de la laideur, de la lâcheté et de la bêtise, Tahar Bekri, l’un des plus constants et des plus féconds de nos poètes[1], attendri, éprouve la nécessité de chanter sa terre natale, comme s’il cherchait à consoler ce « mûrier triste dans le printemps arabe »[2], malmené par les caprices de l’Histoire. Déjà, au lendemain du bouleversement du 14 janvier 2011, dès que notre poète entendit résonner le chant de la liberté, le cœur vibrant, il n’hésita pas à prendre sa plume pour partager la joie triomphale de ses compatriotes. Et ce moment historique inédit allait inspirer T. Bekri et donner, ainsi, naissance à un émouvant recueil intitulé « Je te nomme Tunisie ».[3] En somme, et malgré les distances, notre poète a toujours porté au fin fond de son être une part du « bled », qu’il avait quitté jeune pour s’établir en France. En témoigne ce chant de la nostalgie adressé « au Pays », un hymne qui se nourrit des souvenirs des lieux et des moments partagés avec les siens, mais aussi, ceux des senteurs et des couleurs, des paysages et des rivages de cette terre altière, riche d’une histoire tumultueuse. « … Dans les cités nouvelles Je laboure ta mémoire lointaine et proche Berbère numide phénicienne punique Romaine byzantine arabe D’Afrique ta sève D’Arabie et d’Orient tes ferveurs… »[4] Ainsi, de la Bretagne où il réside, le « je », ce « migrateur à rebours »[5] cherche à renouer le lien avec sa Tunisie, celle de son enfance et de sa jeunesse. Dès lors, le chant devient une sorte de passerelle qui lie le poète à l’autre rive, l’occasion, pour lui, de renouer avec ses racines, à travers ces petites touches, ces séquences concises qui viennent ravir à l’oubli tous ces menus gestes du quotidien, des visages comme celui du grand-père dans son champ, ceux des anonymes comme ces pêcheurs ou ces ouvriers aux « mains rugueuses » qui suaient au milieu des « steppes d’alfa ». Dans cette invitation au voyage dans le temps et dans l’espace, on accompagne le poète dans sa quête des réminiscences qui lui rappellent « le pays », celles des odeurs et des paysages, celles de sa faune et de sa flore. L’expression de cet attachement est tellement forte que tout est mis à plat. Ainsi, sous sa plume, Majel Ben Abass, cette bourgade du sud-ouest du pays, ou Sidi Boulbaba se retrouvent emportés par le même souffle poétique et évoqués au même pied d’égalité avec ces villages portugais ou italiens, coqueluches des touristes étrangers, voire même avec les grandes cités occidentales. Tantôt méditative, tantôt nostalgique, la poésie ne se laisse jamais tenter par l’aigreur. Il s’agit de ne pas gâcher ce rendez-vous intime et de profiter de ce moment de ferveur. Même si le ton peut devenir, parfois, méprisant, vilipendant la menace islamiste, ou indigné, en évoquant, avec pudeur, le souvenir de la prison de Borj Roumi où il fut enfermé, alors qu’il était jeune militant, et où il fut accablé par à « l’insolence des gardes », il n’est jamais acrimonieux. En fait, la poésie de T. Bekri respire la jouissance. Puisant dans toutes les ressources de la langue, ce dernier jubile, en damant les mots, tissant les fils du langage pour nous offrir un univers chamarré. Elliptique, l’expression alimente notre curiosité et suscite notre attention, éveille chez nous de l’émotion et cherche à nous livrer le mystère des choses. À travers l’alchimie du langage, on est invité à nous replonger dans l’univers du poète, partager avec lui les moments d’émerveillement, d’étonnement, ou de plaisir face à la riche réalité du monde. Tout en étant un bilingue confirmé, le poète ne boude pas son plaisir en fécondant les mots de la langue de Molière. Chez lui, celle-ci n’a jamais été un « butin de guerre », mais plutôt, une autre possibilité de se raconter, mais aussi de traduire les frémissements du monde. Contrairement à d’autres auteurs de sa génération, il n’a jamais été dans le dépit. Affranchi du carcan de l’ethnique, c’est avec elle qu’il a appris à devenir peu à peu citoyen du monde, animé par une curiosité sans bornes, ouvert à toutes les cultures. Chez lui, Tahar Djaout côtoie Paul Celan et Al Hallag, Nerval. Le poète H. Drachmann, Rûmi, Senghor, Darwich Lorand Gaspar, Neruda, Dostoïevski et d’autres qui peuplent le chant lui donnent de l’éclat tout en témoignant de la dimension humaniste de cette poésie qui, sans perdre de sa vigueur ni de son exigence, continue à plaider la cause de la fraternité dans un monde de plus en plus menaçant. « Permets A mes vers d’écrire tes chants Sans frontières Tous les humains sont mes frères… »[6] Salah El-Gharbi, Kapitalis.com ( 25 mai 2023 )
[1] Il a à son actif une trentaine d’ouvrages. [2] Il s’agit du titre de l’un de ses derniers recueils paru chez Al Manar en 2016. [3] Recueil publié par (Al Manar) en 2011. [4] P. 29 [5] L’expression appartient au poète. [6] P.42 «Chants pour la Tunisie», Le Chant profond de Tahar BekriPar Slaheddine Dchicha – Le patrimoine poétique tunisien comporte depuis plusieurs décennies une œuvre poétique marquante, écrite en arabe, «les Chants de la Vie» du poète national Abou el Kacem Chebbi. Le voici désormais enrichi par une autre tout aussi marquante, composée en français, «les Chants pour la Tunisie», le tout récent recueil de Tahar Bekri*. Ne partageant absolument pas la fameuse réflexion de Danton «On n’emporte pas la Patrie à la semelle de ses souliers», L’aède tunisien déclare transporter partout «Cette terre collée à la semelle» (p.40) qui hante tous ses écrits. Il semble, sur ce point du moins, être en accord avec son compatriote Albert Memmi lorsque ce dernier déclare: «On n’en a jamais fini avec son pays natal». En effet, Tahar Bekri entretient avec son pays natal une relation fusionnelle. Il «habite» ce pays qui à son tour «l’habite» comme en témoigne ce somptueux volume: une épopée de soixante et un poèmes à la gloire de la Tunisie plurielle et éternelle, précédée en guise de prologue d’une note fournissant des indications sur les circonstances de l’écriture et surtout d’ un étincelant collier de comparaisons: Tunisie Le tout entouré par deux magnifiques peintures d’Annick Le Thoër, l’une ouvre le volume et l’autre le clôt comme deux bras aimants qui enlacent les poèmes. De même que le chantre est habité par le pays où il habite, de même le poème est enchâssé dans la peinture telle une pierre précieuse sertie sur un bijou rare. Fusion complice des deux modes artistiques. Cette fusion inaugurale sera confirmée et répétée par la métaphore filée de la cohabitation qui traverse tout le livre, établissant ainsi des correspondances harmonieuses entre le «je» et le «tu»; le Pays et ses habitants; l’Histoire et l’histoire; le collectif et l’intime… l’universel et le singulier. Et à partir de cette profusion, le poète compose une magnifique mosaïque dont les tesselles multiples et variées nourrissent l’ambition de célébrer la Tunisie tout entière et dans ses moindres détails. Pour ce, il évoque les femmes et les hommes illustres (Elyssa-Didon, Ibn Khaldoun, Jaziya, Tahar Haddad, Tawhida Ben Cheikh, Bourguiba, Lina Ben Mhenni, Mohamed Brahmi, Emel Methlouthi, Chokri Belaid, …); et juxtapose dans des listes poétiques, les espaces et les villes tantôt par leur nom ancien: «Kairaouan, Hadrumète, Tacape, Taparura», tantôt par l’actuel: «Testour Béja Nabeul Kairouan Outre les paysages et les hommes, la culture et les traditions, Il convoque l‘histoire pour rappeler l’ancienneté du pays et exalter l’héritage humain légué par tous les peuples qui s’y sont succédé. «Je laboure ta mémoire lointaine et proche Cette célébration du collectif va toujours de pair avec celle de l’intime, comme l’atteste le binôme pronominal «je te» qui revient et se répète tel un leitmotiv ou un refrain: «Je te porte/ Je te revois /Je te reconnais/ Je t’habille/ je te cherche/Je t’interroge/ Je t’apporte/Je t’écoute/je te raconte/Je te dis » …Et il n’est peut-être pas inutile de préciser ici que sur les soixante et un poèmes plus de la moitié commencent par «je», trente-six plus exactement! Mais cet intime s’exprime à travers les souvenirs de tous les âges de la vie et de toutes les sensations éprouvées et ces souvenirs, si singuliers soient-ils, entretiennent toujours un lien indéfectible avec cette Tunisie qui englobe tout et qui est dans tout: «Je te revois Cette splendide mosaïque consacrée au «pays natal», comme ses sœurs du Musée du Bardo, comprend une quantité vertigineuse de tesselles qui finissent par former un «apeirogon», cette figure géométrique au nombre infini de côtés dont nous n’avons ici aborder qu’une modeste partie car l’ œuvre de Tahar Bekri fait partie de ces œuvres dont parlait Edouard Glissant: «Il y a des œuvres qui vont profondément au fond de notre époque, qui s’en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond»** Slaheddine Dchicha www.leaders.com * Tahar Bekri, chants pour la Tunisie, Peintures d’Annick Le Thoër, Al Manar, 2023, 16€ NOS RECOMMANDATIONS CULTURELLES Tahar Bekri, le cœur tourné vers la TunisieRecueil Depuis son exil en Bretagne, le poète, face à l’océan, tutoie la terre qui l’a vu naître et qu’il a dû quitter jadis sous la pression des circonstances. CHANTS POUR LA TUNISIE, DE TAHAR BEKRI, ÉDITIONS AL MANAR, 76 PAGES, 16 EUROS
Né à Gabès, vivant en France depuis 1976, Tahar Bekri a composé ce recueil « dans l’émotion des matins marins », au Pouldu (Bretagne sud), face à l’île de Groix où Bourguiba fut exilé de force en 1954. C’est là qu’il négocia avec Mendès France l’autonomie interne de son pays. Face à l’océan, Bekri tutoie le lieu des origines ( « J’entends ta voix »)… D’une écriture tour à tour épique et quotidienne, il embrasse la grande histoire de sa terre natale (Tunisie « berbère numide phénicienne punique romaine byzantine arabe »), qui est aussi celle de son grand-père qui désherbait « parcelle par parcelle » avant d’irriguer. Le passé noir remonte. À l’époque, « vingt ans et des rêves », il lisait Hikmet, Nizan, Darwich, Neruda, Césaire et Fanon, avant « l’arrestation incompréhensive », et la torture ( « Mes jambes retrouvées avec peine »). Il entend offrir à sa Tunisie « son plus bel âge », loin des « poursuites misérables ». Le parfum des plantes côtoie le luth et l’encre violette de l’écolier qu’il fut, sans oublier les femmes de là-bas, « toutes debout contre ce qui aliène ». La Tunisie est présente au jardin des Plantes, près du « minaret ne pouvant appeler à la prière », en remontant la rue Saint-Jacques. Par l’effet d’une torsion géante, il raconte à sa Tunisie, la Bretagne, avec ses hortensias et sa bruyère. Muriel Steinmetz, L’Humanité, 8/06/2023 Benaouda Lebdai – Tahar Bekri ou la poésie traversanteCHRONIQUE. Dans son dernier recueil, « Chants pour la Tunisie », l’écrivain tunisien partage ses réflexions sur l’histoire de son pays, l’exil, l’écriture ou la liberté. Par Benaouda Lebdai* Publié le
Tahar Bekri est un poète tunisien à l’écriture et la création poétique ancrées dans le temps et l’espace multiple. Les temps présents, passés et futurs s’entremêlent, se parlent et stimulent l’échange et la tolérance. Le poète exprime ses émotions et ses pensées les plus intimes sur le temps qui passe et les convictions politiques en faveur du vivre-ensemble. Depuis ses premières publications, qui datent des années 1980, il a toujours montré son attachement aux terres qu’il habite, qu’il a habitées. Son tout premier texte était intitulé Le Laboureur du Soleil, édité chez Silex, ce qui implique une identité plurielle qu’il revendique à ce jour avec son dernier opus, Chants pour la Tunisie, un recueil de poèmes accompagné de deux jolies peintures d’Annick Le Thoër, qui n’est autre que son épouse. Ainsi, sa sensibilité à fleur de peau, doublée d’une philosophie de la vie, ne s’est pas altérée avec le temps qui passe inexorablement et qui peut, éventuellement, abîmer le corps, mais pas la manière dont les choses de la vie et de l’intellect sont transmises, et cela, à travers des mots choisis, des mots percutants, des mots qui expriment avec force ce que le poète ressent et pense du monde, des gens, des terres, de la mer du milieu, avec des références culturelles et idéologiques qui ont marqué une vie. Une célébration de l’histoire de la TunisieLe poète explique que, durant l’été 2021, il était en vacances au Pouldu, dans le sud du Finistère, en Bretagne. Il était en face du lieu « légendaire peint par Gauguin », et où l’histoire de la Tunisie n’est pas loin puisque le hasard a fait qu’en face se trouve l’île de Groix, où « le destin de la Tunisie se scellait » en 1954 : « Chaque jour place Gauguin Au Pouldu où finit la terre
Il regardait l’île de Groix en face L’exil de Bourguiba y fait surface. » Les liens se tissent et le spectacle poétique du lieu le bouleverse. Cela a provoqué un désir d’écrire, quotidiennement ! Le résultat est enchanteur, je dois le dire. L’on constate que les soixante et un chants poétiques, publiés chez Al Manar, sont écrits au hasard des vagabondages de la pensée. Ils se lisent d’un trait, avec au final, curieusement, une envie d’y revenir, de les relire pour les savourer davantage, de s’en imprégner. L’amour fort et voluptueux traverse l’ouvrage à l’instar de ces vers : « Les échos vibrant de ton nom Dans le désir sans mesure Nulle corde pour jeter l’ancre Mais les aiguilles remuantes Tendues comme les archets Sur les violons d’impatience L’attente pleine d’horizons. » L’exil, toujours présentLe pays d’origine, la Tunisie, est éternellement présent. Cela calme les douleurs de l’exil, celui des Africains du Nord et de l’Afrique subsaharienne. Les vers expriment la nécessité de l’exil qui est tristesse et peut être force aussi. Tahar Bekri dit avec une grande poésie le lien des exils des migrants qui traversent la Méditerranée aujourd’hui, au péril de leur vie, par touches sensibles et délicates qui disent au fond la tristesse pour l’Afrique : « Ô mer… Dans les profondeurs émeraude Jamais le volcan ne dort Je répéterai avec Neruda “Si tous les fleuves sont doux D’où la mer tire-t-elle son sel ?” Je dirai à l’écume La douleur des errants Au flux et reflux Combien de rames faut-il ? Pour guider la barque à bon port ? » L’exil forcé des esclavisés n’est pas oublié avec les chaînes avilissantes et la porte du non-retour. Au détour d’un chant et par la force du verbe et de la rime, la dénonciation des intégrismes s’exprime avec la force des métaphores :« Ils disent : Les minarets sont nos baïonnettes Les casques nos dômes Les mosquées nos casernes… Ô vie passagère Sauve tes fidèles des malfaisances Mercantiles et meurtrières. »
Un travail de mémoireTout est interdit et la mémoire des poètes assassinés refait surface dans ses vers. Dans le chant 31, c’est la mémoire du poète algérien Tahar Djaout, assassiné par les islamistes à Alger, qu’il présente. Tahar Bekri avait défendu les intellectuels algériens, et en particulier Tahar Djaout. Pour lui, le rôle de la poésie est de maintenir la vie et non de donner la mort : « Au pays du poème Ton hymne Élevé au prix du sacrifice… Les vérités devraient-elles ainsi mourir ? … Ton devoir est de nourrir ton rêve Ton devoir est la beauté. » Les poésies de Bashar Ibn burd, Al Hallaj, Nerval, Robert Desnos, Lorca, Benjamin Fondane, Max Jacob, Paul Celan sont mémorisées et soulignées. L’intime et l’Histoire s’entrecroisent dans les écrits de Tahar Bekri : une signature, une identité, un poète vrai, engagé, fidèle à ses idées et ses positions politiques, et cela, depuis son adolescence, sans coup férir, malgré les souffrances subies. L’ouvrage Chants pour la Tunisie,contient des fulgurances exprimées à travers une écriture ciselée, une poétique structurée et débridée à la fois, grâce à la magie d’un lexique riche et d’une culture riche d’une vie, celle de Tahar Bekri qui se revendique multiculturel, plaidant pour un lien fort entre les deux rives de la Méditerranée. * Benaouda Lebdai est professeur des universités en littératures africaines coloniales et postcoloniales. |
Benaouda Lebdai – Tahar Bekri or through poetry
Tahar Bekri is a Tunisian poet with writing and poetic creation anchored in time and multiple space
The poet explains that, during the summer of 2021, he was on vacation in Le Pouldu, in the south of Finistère, in Brittany. He was in front of the « legendary place painted by Gauguin », and where the history of Tunisia is not far away since chance has made that opposite is the island of Groix, where « the destiny of Tunisia was sealed” in 1954:
« Every day place Gauguin
At Le Pouldu where the earth ends
He looked at the island of Groix opposite
Bourguiba’s exile surfaces there. »
The links are woven and the poetic spectacle of the place overwhelms him. This sparked a desire to write, daily! The result is enchanting, I must say. We note that the sixty-one poetic songs, published by Al Manar, are written at random from the wanderings of thought. They can be read in one go, with in the end, curiously, a desire to come back to them, to reread them to savor them more, to become impregnated with them. Strong, voluptuous love runs through the book like these verses:
« The vibrant echoes of your name
In the desire without measure
No rope to anchor
But the moving needles
Tense like bows
On the violins of impatience
Expectation full of horizons. »
The country of origin, Tunisia, is eternally present. This calms the pain of exile, that of North Africans and sub-Saharan Africa. The verses express the need for exile which is sadness and can also be strength. Tahar Bekri says with great poetry the link of the exiles of migrants who cross the Mediterranean today, risking their lives, with sensitive and delicate touches that basically say sadness for Africa:
«Ô more…
In the emerald depths
The volcano never sleeps
I will repeat with Neruda
“If all the rivers are gentle
Where does the sea get its salt from?”
I will say to the foam
The pain of the wanderers
At the ebb and flow
How many oars do you need?
To guide the boat to its destination? »
» They say :
The minarets are our bayonets
The helmets our domes
The mosques our barracks…
O fleeting life
Save your followers from harm
Mercantile and murderous. »
Everything is forbidden and the memory of murdered poets resurfaces in his verses. In canto 31, it is the memory of the Algerian poet Tahar Djaout, assassinated by the Islamists in Algiers, that he presents. Tahar Bekri had defended Algerian intellectuals, and in particular Tahar Djaout. For him, the role of poetry is to sustain life and not to give death:
« In the land of the poem
your anthem
Raised at the cost of sacrifice…
Should truths thus die? …
Your duty is to feed your dream
Your duty is beauty. »
The poems of Bashar Ibn burd, Al Hallaj, Nerval, Robert Desnos, Lorca, Benjamin Fondane, Max Jacob, Paul Celan are memorized and underlined. The intimate and the History intertwine in the writings of Tahar Bekri: a signature, an identity, a true, committed poet, faithful to his ideas and his political positions, and this, since his adolescence, without firing a shot, despite the suffering suffered. The book Chants pour la Tunisie, contains flashes expressed through a chiseled writing, a poetic structured and unbridled at the same time, thanks to the magic of a rich lexicon and a culture rich with a life, that of Tahar Bekri who claims to be multicultural, pleading for a strong link between the two shores of the Mediterranean.
* Benaouda Lebdai is a university professor in colonial and postcolonial African literature.
LA TUNISIE DU POÈTE, UNE TERRE D’ÉMERVEILLEMENT
Tahar Bekri, Chant pour la Tunisie , Ed. Al Manar, 2023, avec des peintures d’Annick Le Thoër.
Au moment où le pays gît sous le poids de l’ignominie et de la laideur, de la lâcheté et de la bêtise, Tahar Bekri, l’un des plus constants et des plus féconds de nos poètes[1], éprouve la nécessité de chanter sa terre natale, comme s’il cherchait à consoler ce « mûrier triste dans le printemps arabe »[2], malmené par les caprices de l’Histoire.
Déjà, au lendemain du bouleversement du 14 janvier 2011, dès que notre poète entendit résonner le chant de la liberté, le cœur vibrant, il n’hésita pas à prendre sa plume pour partager la joie triomphale de ses compatriotes. Et ce moment historique inédit allait inspirer T. Bekri et donner ainsi naissance à un émouvant recueil intitulé Je te nomme Tunisie .[3]
En somme, et malgré les distances, notre poète a toujours porté au fin fond de son être une part du « bled », qu’il avait quitté jeune pour s’établir en France. En témoigne ce chant de la nostalgie adressé « au Pays », un hymne qui se nourrit des souvenirs des lieux et des moments partagés avec les siens, mais aussi, ceux des senteurs et des couleurs, des paysages et des rivages de cette terre altière, riche d’une histoire tumultueuse.
« … Dans les cités nouvelles
Je laboure ta mémoire lointaine et proche
Berbère numide phénicienne punique
Romaine byzantine arabe
D’Afrique ta sève
D’Arabie et d’Orient tes ferveurs… »[4]
Ainsi, de la Bretagne où il réside, le « je », ce « migrateur à rebours »[5]cherche à renouer le lien avec sa Tunisie, celle de son enfance et de sa jeunesse. Dès lors, le chant devient une sorte de passerelle qui lie le poète à l’autre rive, l’occasion, pour lui, de renouer avec ses racines, à travers ces petites touches, ces séquences concises qui viennent ravir à l’oubli tous ces menus gestes du quotidien, des visages comme celui du grand-père dans son champ, ceux des anonymes comme ces pêcheurs ou ces ouvriers aux « mains rugueuses » qui suaient au milieu des « steppes d’alfa ».
Dans cette invitation au voyage dans le temps et dans l’espace, on accompagne le poète dans sa quête des réminiscences qui lui rappellent « le pays », celles des odeurs et des paysages, celles de sa faune et de sa flore. L’expression de cet attachement est tellement forte que tout est mis à plat. Ainsi, sous sa plume, Majel Ben Abass, cette bourgade du sud-ouest du pays, ou Sidi Boulbabase se trouvent emportés par le même souffle poétique et évoqués sur le même pied d’égalité que ces villages portugais ou italiens, coqueluches des touristes étrangers, voire même avec les grandes cités occidentales.
Tantôt méditative, tantôt nostalgique, la poésie ne se laisse jamais tenter par l’aigreur. Il s’agit de ne pas gâcher ce rendez-vous intime et de profiter de ce moment de ferveur. Même si le ton peut devenir, parfois, méprisant, vilipendant la menace islamiste, ou indigné, en évoquant avec pudeur le souvenir de la prison de Borj Roumi où il fut enfermé, alors qu’il était jeune militant, et où il fut accablé par « l’insolence des gardes », il n’est jamais acrimonieux.
En fait, la poésie de T. Bekri respire la jouissance. Puisant dans toutes les ressources de la langue, ce dernier jubile, en damant les mots, tissant les fils du langage pour nous offrir un univers chamarré. Elliptique, l’expression alimente notre curiosité et suscite notre attention. Elle éveille chez nous de l’émotion et cherche à nous livrer le mystère des choses. A travers l’alchimie du langage, on est invité à nous replonger dans l’univers du poète, à partager avec lui les moments d’émerveillement, d’étonnement, ou de plaisir, face à la riche réalité du monde.
Tout en étant un bilingue confirmé, le poète ne boude pas son plaisir en fécondant les mots de la langue de Molière. Chez lui, celle-ci n’a jamais été un « butin de guerre », mais plutôt, une autre possibilité de se raconter, mais aussi de traduire les frémissements du monde. Contrairement à d’autres auteurs de sa génération, Bekri n’a jamais été dans le dépit. Affranchi du carcan de l’ethnique, c’est avec elle qu’il a appris à devenir peu à peu citoyen du monde, animé par une curiosité sans bornes, ouvert à toutes les cultures. Chez lui, Tahar Djaout côtoie Paul Celan et Al Halladj, Nerval. Le poète H.Drachmann, Rûmi, Senghor, Gaspar, Neruda, Dostoïevski et d’autres qui peuplent le chant lui donnent de l’éclat tout en témoignant de la dimension humaniste de cette poésie qui, sans perdre de sa vigueur ni de son exigence, continue à plaider la cause de la fraternité dans un monde de plus en plus menaçant.
« Permets
A mes vers d’écrire tes chants
Sans frontières
Tous les humains sont mes frères… ».
Salah El Gharbi, Lettres tunisiennes, 18 Juin 2023 20:44
[1] Il a à son actif une trentaine d’ouvrages.
[2] Il s’agit du titre de l’un de ses derniers recueils, paru chez Al Manar en 2016.
[3] Recueil publié par Al Manar en 2011.
[5] L’expression appartient au poète.
Éloge de l’imaginaire/La bibliothèque idéale
La bibliothèque idéale de Tahar Bekri
Nous donnons la parole aux écrivains du monde entier. Notre invité pour ce jeudi était le poète Tahar Bekri, figure majeure de la poésie
Le Nouvelliste, Haïti
Par Marc Sony Ricot
29 juin 2023 |
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Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature française de l’Académie françaises, 2019. Poète né en 1951 à Gabès, en Tunisie. Vit à Paris. Écrit en français et en arabe. A publié une trentaine d’ouvrages (poésie, essais, livres d’art). Son œuvre est traduite dans diverses langues et fait l’objet de travaux universitaires et artistiques. Maître de conférences honoraire, Université de Nanterre. Membre de l’Académie des Jeux floraux, Toulouse, 2022. Dernières publications : Chants pour la Tunisie, Al Manar, 2023, Par-delà les lueurs, Al Manar, 2021. Désert au crépuscule, Al Manar, 2018 ; Le livre du souvenir, Elyzad, Tunis, 2016.
«Un livre peut vous apporter beaucoup, vous aider à vivre, parce qu’il est lui-même une leçon de vie», écrit Tahar Bekri dans cette interview. Sa bibliothèque idéale apporte du courage, de la lumière mais aussi un grain de gaieté pour continuer à lire. Nous vous invitons aujourd’hui à découvrir la Bibliothèque idéale d’un homme qui a fait de sa vie un voyage entre le réel et l’imaginaire. Un homme qui lit pour briser le silence. Pour trouver un peu de souffle, de joie, de vie. La lecture prolonge la vie. Elle éclaire les zones sombres de nos certitudes.
Le Nouvelliste : Vous étiez en Haïti en 1985 pour un séjour avec le poète et romancier Jean Métellus. Quel souvenir avez-vous d’Haïti ?
Tahar Bekri (TB): En novembre 1985, j’étais invité par l’ambassade de France en compagnie de Jean Métellus qui revenait chez lui après vingt ans d’exil, le Congolais Tchicaya U Tam Si et le romancier de l’Académie française Pierre Jean-Rémy. Ce voyage fut un choc émotionnel, un mélange de beauté et de douleur, l’antagonisme et le contraste, je vivais mon séjour avec intensité, de Port-au-Prince à la citadelle du roi Christophe. La Cité Simone n’empêchait pas le sourire et la chaleur de l’accueil ! La souffrance, la pauvreté donnaient des leçons de courage, de luttes quotidiennes, la vie même. La Caraïbe est différente de chez moi et tout emplissait mon regard dans la féérie des couleurs, la mosaïque des corps, la course effrénée, la poursuite du jour, la survie, la densité de la population, la création naïve, l’esprit imaginatif, cela me tournait la tête, ce beau tourbillon dans la dignité de mes frères et sœurs ! Ce voyage m’a marqué et m’a inspiré un cycle poétique, « Citadelle de l’ombre », paru dans Le cœur rompu aux océans. Ce voyage m’a conduit à mieux m’intéresser à votre pays, si loin du mien et si proche, et me lier d’amitié avec ses auteurs, Jean Métellus, bien sûr, mais aussi, René Depestre, Frankétienne, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, etc. D’autres textes ont suivi, « Versets pour Haïti », dédiés à ce pays meurtri par le tremblement de terre, parus dans l’anthologie Pour Haïti, en 2010.
Le Nouvelliste: Tahar Bekri, vous êtes poète, universitaire, essayiste, vos ouvrages sont traduits dans plusieurs langues. Quel est le véritable rôle de la lecture dans votre carrière d’écrivain ?
TB: Je dirais, plutôt, mon parcours d’écrivain, car je n’ai jamais considéré l’écriture comme une carrière ! La lecture s’est imposée à moi très tôt, très jeune. J’avais perdu ma mère, enfant, mon père était sévère et entre nous la parole était difficile. Je me suis réfugié dans la lecture. C’était ma parole silencieuse, ma vie existentielle, mon rapport au monde, mes interrogations métaphysiques sur Dieu, la mort, la vie, la justice, la condition humaine, etc. La lecture était une nécessité ontologique, une quête des réponses, mon évasion de la réalité de la souffrance, un besoin essentiel.
Le Nouvelliste: Selon vous pourquoi lire ?
TB: Je ne me posais pas cette question, je lisais, j’avais besoin de lire, je lisais avec soif, tout ce que je trouvais dans la petite bibliothèque familiale, à la Bibliothèque municipale, etc. J’étais assez solitaire et la lecture était comme une consolation, un livre peut vous apporter beaucoup, vous aider à vivre, parce qu’il est lui-même une leçon de vie, une expérience humaine, même si elle appartient à autrui. La littérature profonde, vous ouvre des chemins, vous aide à comprendre l’être humain, vous permet de connaître notre Humanité, ses différentes cultures, ses civilisations, entre autres.
Le Nouvelliste: Quels sont les livres qui vous ont le plus marqué depuis vos débuts ?
TB: Mes lectures ont toujours été bilingues, et cela est dû à l’enseignement bilingue que j’ai reçu en Tunisie, en français et en arabe, auxquelles il faut ajouter tout ce que ces deux langues pouvaient apporter comme œuvres traduites. Incontestablement, le recueil Les chants de la vie de notre poète de langue arabe, mort si jeune, Aboulkacem Chebbi (1909-1934), véritable célébration de l’amour, de la nature et de la liberté, est une œuvre que je relis toujours et dont j’ai traduit dernièrement le poème célèbre, « La volonté de vivre ». Un peu plus tard, la découverte de l’œuvre de Saint John Perse, fut un choc, dans l’écriture, comme dans l’imaginaire. Cela dit, mon besoin d’ouverture au monde est une permanence depuis toujours, et des livres de poésie arabe pouvaient côtoyer des textes persans, scandinaves, hispaniques, grecs ou russes. Khalil Gibran pouvait être compagnon de Rimbaud, Pouchkine, Rilke, Seféris ou Lorca, Hikmet ou Darwich…
Le Nouvelliste: Il y a des lecteurs et lectrices qui lisent avec une bougie allumée, un air de jazz. Quel est votre rituel de lecture ?
Pendant longtemps, je voyageais beaucoup, je lisais là où je pouvais, à n’importe quelle heure, dans les salles d’attente des gares et des aéroports, dans les trains et les avions, dans les bus, dans les cafés, chez moi, sans rituel particulier, mais en me plongeant dans mon livre et faisant abstraction totale du reste. Quand je n’ai pas avec moi, un livre à lire, compagnon de voyage, ou ne pas avoir du papier pour écrire, je me sens diminué, quelque chose me réduit. Ce n’est pas toujours facile de lire ainsi. Mais il y a quelque chose que je ne fais jamais : lire avant de dormir ou pour dormir.
Le Nouvelliste: Racontez-nous vos plus beaux souvenirs avec les livres.
TB: Il y a la joie de voir le premier livre que vous écrivez paraître, la joie quand l’éditeur vous annonce qu’il est là, venez on va fêter cela. Votre propre livre, même maladroit, est un événement. Il y a aussi les premiers livres que vous recevez comme prix à l’école ou au collège. Ces cadeaux-là scellent votre rapport au livre comme mérite, une récompense ou une médaille. D’où la fierté, le sentiment, qu’un livre se mérite et vous lui accordez toujours de l’importance.
Le Nouvelliste: Quel est le recueil qui vous a le plus aidé dans votre vie ? Quand je dis le plus aidé, cela dit un livre qui a changé votre vision de la vie. Qui vous a fait agir différemment. Un recueil qui vous a frappé en plein cœur. Qui vous a donné un peu de souffle, de fraîcheur pour aller vers la lumière.
TB: Au risque de se répéter, Les chants de la vie d’Aboulkacem Chebbi
Le Nouvelliste: Pouvez-vous nous présenter votre bibliothèque ? Quel rapport d’intimité avez-vous avec votre bibliothèque ?
TB: Les problèmes d’espace à Paris font que je dois me séparer parfois de certains ouvrages, mais je les offre volontiers à des institutions tunisiennes, ou françaises, au profit de tous. Il y a des rayons de livres de poésie, dont je ne peux me séparer, en français et en arabe, des ouvrages de toutes les littératures du monde. Des livres d’art, de culture générale, des ouvrages de civilisation, Je sais la place de chaque livre et n’aime pas qu’on le déplace. Je préfère donner ou offrir un livre que le prêter. J’ai un rayon vertical de livres qui se trouve à côté de la porte d’entrée. Mes propres livres sont tous reliés en cuir marocain, ce n’est pas un rapport fétiche, mais une promesse faite par un ami, chaque fois que je publie un livre, son cadeau est de le relier.
Le Nouvelliste: Si vous alliez sur une île déserte et aviez le choix d’y apporter un livre, lequel emporteriez-vous?
TB: D’abord, l’île serait Djerba, dans le sud tunisien. Vous savez, on pense et on suppose que l’île des lotophages dans l’Odyssée serait Djerba, avec cette particularité légendaire : celui qui visite l’île oublie de repartir chez lui. Pour cela j’emporterais La comédie divine de Dante et son pendant arabe L’épitre du pardon d’Al Maarri.
« CHANTS POUR LA TUNISIE » poèmes de Tahar Bekri, peintures d’Annick Le Thoër, éditions Al Manar, 2023.
Tahar Bekri est un universitaire parisien d’origine tunisienne, mais cette localisation est bien loin de dire l’essentiel de sa poésie. Non seulement parce que, forcé à l’exil, il s’est installé en France délibérément à partir de 1976, à l’âge de 25 ans. Mais parce que ni la Tunisie ni la France ne sont pour lui des lieux qui définiraient une appartenance impliquant des limites et, inévitablement, des exclusions.
Le seul titre de ce recueil, « Chants pour la Tunisie » est évidemment l’indice de sa relation privilégiée avec ce pays (Il y avait déjà eu, en 2011 et aux mêmes éditions, un autre titre de lui de la même veine « Je te nomme Tunisie »). Si la Tunisie n’est pas le lieu où il vit, elle n’en est pas moins celui auquel il pense et avec lequel il ne cesse de dialoguer ; « Je te raconte » lui dit-il plus d’une fois, pour amorcer un nouveau poème. S’agirait- il d’une femme, se demande-t-on parfois, car il s’adresse à elle avec ferveur et sur le mode d’un partage vécu constamment. La Tunisie à laquelle il parle est une présence intime, et la soixantaine de courts poèmes qui constituent le recueil est la trace écrite de ce dialogue intérieur—à moins qu’il ne faille parler d’un monologue puisque celle qui est supposée le recevoir ne saurait y répondre. Pourtant, et c’est là l’essentiel, elle aussi est là, surgissant à travers ses mots à lui. Le poète joue les deux rôles, il est celui qui parle, qui raconte ce qu’il a vu et vécu, mais il est aussi celle à laquelle il donne et redonne vie, faisant d’elle son interlocutrice, sa créature, tout à la fois sa destinataire et sa donatrice, et c’est en cela que consiste leur incessant dialogue.
C’est la reconnaissance, dira-t-on, qui anime le cœur du poète : la Tunisie fut son pays pendant 25 ans, et jamais ne s’oublie le pays natal, surtout quand on y a vécu aussi longtemps. Il n’est pas sûr cependant que Tahar Bekri ait voulu mettre une telle insistance sur les liens d’appartenance, étant de ceux pour qui l’essentiel est l’ouverture au monde, comme il ne cesse de l’expliquer : c’est ainsi qu’il a vécu, par l’effet d’une volonté déclarée, qu’on entend de sa part comme une profession de foi.
Le poète a beaucoup voyagé et le résultat en est semble-t-il qu’il n’y a plus pour lui ni dehors ni dedans. L’un de ses maîtres est l’Antillais Edouard Glissant, l’homme du Tout Monde mort en 2011, en sorte que Tahar Bekri à sa manière poétique semble vouloir en prendre le relais.
Dans son poème XXXI, (l’absence de titre pourrait signifier que c’est à chaque fois une autre facette du même sujet ), il dit l’universalité de sa vision du monde, au moins en droit, et revendique un humanisme sans exclusive : « Permets / A mes vers d’écrire tes chants / Sans frontières / Tous les humains sont mes frères / Où que j’aille/ Ta terre est la terre / Le caillou jeté à la surface de l’eau/ Fait des vagues dans l’océan. »
Il n’est donc pas étonnant qu’un autre poème, le XXXIX, commence par ce mot : « Je réunis », et très nombreux en effet sont les rapprochements qu’il opère, souvent par la juxtaposition de noms propres qu’on aurait cru appartenir à des aires culturelles différentes. Ce sont le plus souvent des noms de poètes, de penseurs ou d’écrivains,
car ils sont les plus aptes à « rebâtir la Tour de Babel » comme il dit, lettre par lettre, évoluant entre les langues « multiples et Une » : telle est l’ampleur du projet.
Qu’on n’en soit point effrayé, cependant, car sa manière n’en est pas moins concrète et minutieuse, rarement dans la généralité. C’est de la précision des détails que naît l’impression poétique, qu’il s’agisse de visions tunisiennes : « Bouquets de menthe de verveine et de laurier/ tresses d’ail de piments et de figues suspendues au mur »
ou de souvenirs plus récents des lieux découverts à Paris : « Tu ne savais si c’était le Marché aux oiseaux ou le Marché aux fleurs ».
La réussite du poète est de ne jamais « folkloriser » ce qu’il décrit ni le rabattre sur ce qu’il faudrait appeler l’exotisme. Sans que le lecteur en soit pleinement conscient, sans doute évite-t-il les formules attendues pour en choisir de plus rares. Il s’abstient d’un jeu sur les sonorités que Verlaine déjà disait trop facile. La rime par exemple , s’en donne-t-il le support et l’appui ? Il ne l’exclut pas mais loin d’en faire un système, il la laisse apparaître ici ou là librement.
On reconnaît le poète qu’il est à sa faculté de faire naître en peu de traits des évocations empreintes de justesse, comme celle-ci d’une autre région chère à son cœur, la Bretagne (où fut un temps relégué le militant Bourguiba) : « Mille peintres pour capter la lumière / Fusain hortensias et roses trémières / Chemins creux ombragés et fougères ». A sa manière poétique, il fait le même travail que les peintres, qui ne cherchent pas à reproduire le réel mais s’attachent à l’effet qu’il produit. A cet égard, on ne peut qu’admirer la parenté suave entre les poèmes de Tahar Bekri et les peintures d’Annick Le Thoër dont on ne saurait dire qu’elles les illustrent, c’est d’un accord plus secret qu’il s’agit.
Denise Brahimi
Information de dernière minute, fournie par Tahar Bekri :
Vient de paraître l’édition d’art, sur Arches, 12 ex, chacun rehaussé de six peintures originales d’Annick.
Lettre culturelle franco-maghrébine 78
Coup de soleil Auvergne Rhône Alpes
Gabriel Delahaye, Bretagne Ile-de-France n° 265
Pour écouter une interview de Tahar Bekri (en langue arabe) :